Dylan, et la fabrique des icônes

par julie morange
samedi 27 août 2011

Dylan a assurément eu le talent de réaliser la synthèse entre les idées de son époque, et des formes de musique populaires, blues, country et folk. A ce titre, il correspond moins au mythe du créateur inspiré et solitaire, qu’à l’image d’un « passeur » – un passeur hors du commun. « Il avait cette capacité incroyable à s’intéresser et à s’imprégner de tout – quelque chose de l’ordre du génie. Une capacité à saisir l’air du temps. Le synthétiser. Le rendre en paroles, en musique [1] » expliquait Susan Rotolo, qui lui fut proche à ses commencements.

Mais, outre ses qualités artistiques, Dylan a aussi été, sur le plan commercial, l’une des premières figures d’un « star system » naissant, inspiré des pratiques de l’industrie des relations publiques en plein essor.

Qu’il s’agisse d’Elvis, des Beatles, des Rolling Stones, les artistes et groupes qui émergent dans les années 60 s’attachent les services de managers, sortes de spin doctors qui élaborent stratégies d’image et de carrière, à grand renfort de techniques publicitaires. L’objectif ultime étant l’accès au statut d’« icône », assurant succès populaire et commercial.

Les débuts de la carrière de Dylan sont à plusieurs égards représentatifs de cette évolution de l’industrie du disque. Dans sa quête de reconnaissance, Dylan acceptera un temps de revêtir les costumes de la notoriété ; il sera « vendu » tour à tour comme figure de premier plan de la scène folk contestataire, puis comme porte-flambeau du pop rock émergent. Il n’aura pourtant de cesse de revendiquer son intégrité, en refusant le rôle de porte-parole d’une génération, puis en rompant finalement avec les mécanismes pervers, les rythmes inhumains et l’exploitation dorée du « star system ».

Les débuts

Lorsque Dylan arrive à New York, à 19 ans – en 1960 – il dispose déjà d’une importante culture musicale. Pendant toute sa jeunesse, il écoute et apprend les morceaux de blues, country, folk diffusés dans les radios du Midwest. Celles-ci représentent une ouverture sur d’autres horizons. « Avant que la télé et les médias ne s’emparent de tout, les gens s’informaient à travers les chansons, ils les écoutaient attentivement et ça les renseignait sur ce qui se passait loin de chez eux [2] » explique Dylan dans une interview en 1997.

Dylan arrive à New York – délaissant ses études d’art à Minneapolis – pour rencontrer Woody Guthrie. Chanteur reconnu, impliqué dans de nombreuses luttes sociales, Guthrie est à cette époque un des favoris du Greenwich Village, quartier « bohème » qui rassemble le milieu folk contestataire new-yorkais. Il est alors gravement malade, mais accueille néanmoins favorablement ce drôle de gamin qui vient le visiter à l’hôpital ; davantage frappé par sa voix que par ses textes : « Ce gosse a vraiment de la voix. Je ne sais pas s’il réussira par ses paroles, mais il sait chanter [3] ».

Guthrie l’introduit dans le milieu folk new-yorkais. Dylan est curieux et apprend vite ; il s’y intègre rapidement, et y cultive sa culture musicale. Il rencontre les figures de Greenwich Village, joue dans des bars, accompagne des musiciens. Lors d’un enregistrement, il est repéré par John Hammond, dénicheur de talents pour Columbia.

Il enregistre un premier album qui sortira en 1962, qui se vendra assez mal. L’album est représentatif de son répertoire de ses premières années à New York : il comprend principalement des reprises de vieux standards folk, blues, country, et deux chansons écrites par Dylan. L’écriture de Dylan n’est pas encore au point. Son engagement politique s’arrête à une adhésion intuitive aux paroles de Guthrie et d’autres chanteurs contestataires [4].

Suze Rotolo, l’air du temps

En 1961, à l’occasion d’un concert, il fait la rencontre de Susan Rotolo, avec qui il aura une relation jusqu’en 1964. Celle-ci aura une influence considérable sur Dylan. « Suze » est issue d’une famille italienne, et ses parents sont membres du Parti communiste américain. Au moment où elle rencontre Dylan, elle milite à plein temps au sein d’une organisation au cœur des luttes pour les droits civiques. Son activisme devient une source d’inspiration pour Dylan, qui s’imprègne des luttes de l’époque. Le récit d’un brutal crime racial lui inspire « The Death of Emmett Till ». Il se rend compte du potentiel des topical songs mêlant le format des chansons folk, ou des blues parlés, avec des évènements marquants de l’actualité sociale – dans la lignée des chansons contestataires de Woody Guthrie. Il considérait à l’époque « The Death of Emmett Till », comme l’un de ses meilleurs textes.

Dylan persévère dans cette voie. Il explique dans ses mémoires : « combien de nuits je suis resté éveillé, à écrire des chansons et les montrer à Suze en lui demandant : « c’est bien ? » parce que je savais que sa mère était impliquée avec des syndicats, et elle était dans ces histoires de droits civiques bien avant moi. Comme ça je vérifiais mes chansons ». Dans le sillage de l’activisme de Suze Rotolo, Dylan fait ses armes de chanteur contestataire. Une image renforcée par sa participation à des évènements militants majeurs – encore une fois grâce à Rotolo – comme la marche sur Washington en 1963. Il y chanta notamment Only a pawn in their games, qui traite de l’assassinat du militant pour les droits civiques Madger Evers.

Suze Rotolo n’est pas seulement une militante active, elle dispose par ailleurs d’une importante culture littéraire et artistique. Elle introduit Dylan à Brecht, à Artaud, Verlaine, Rimbaud, ainsi qu’à d’autres auteurs plus contemporains, à la peinture, ou au cinéma de la nouvelle Vague [5]... Dylan se nourrit de toutes ces sources d’inspiration. Il reconnaîtra son influence décisive sur son style d’écriture. Susan Rotolo parlera quant à elle d’une influence réciproque : « Les gens disent que j’ai eu de l’influence sur lui. Mais nous nous influencions mutuellement. Nous filtrions réciproquement nos intérêts propres : lui la musique, moi, mes livres [6]. »

Al Grossman, le spin doctor

Après avoir signé ses deux premiers albums chez Columbia, Dylan choisit de prendre Al Grossman pour manager. Celui-ci le convainc de rompre avec John Hammond et de signer chez Warner. Al Grossman est le genre de manager à la réputation sulfureuse, dans la lignée du Colonel Tom Parker – le manager d’Elvis [7]. Sorte de spin doctor, très intuitif en termes de relations publiques, Grossman est un homme intelligent, dévoué au succès commercial de ses clients... et avide de royalties. Il contribue à forger l’image de Dylan comme leader contestataire, en assurant une extraordinaire diffusion pour son single Blowin’ in the wind qui sera reprise par de nombreux artistes du catalogue de Warner.

Cependant que Dylan connaît le succès, avec ses protest songs, ses ballades et ses chansons d’amour amères (dont “Don’t Think Twice, It’s All Right”, “Boots of Spanish Leather” – dédiées à Suze, partie un an en Italie), et devient une des figures de proue d’un star system naissant, sa relation avec Suze Rotolo se détériore peu à peu.

En 1964, ils se séparent finalement, et cette rupture correspond à l’évolution d’un processus, dans la carrière de Dylan. Il se reconnait de moins en moins dans le milieu folk contestataire. Pensant sans doute faire acte de liberté de penser, il suit alors les conseils de Grossman et de ses producteurs : il rompt avec la chanson protestataire pour préférer des chansons plus intimistes, une instrumentation plus « pop-rock », et abandonnant ses frusques pour une mise digne d’une véritable rock-star.

« Which side are you on ? »

Lors de la sortie, Another Side of Bob Dylan en 1964, Dylan expliquait déjà : « Il n’y aura pas de chanson protestataire dans cet album. Ces chansons, je les avais faites parce que je ne voyais personne faire ce genre de choses. Maintenant beaucoup de gens font des chansons de protestation, pointant du doigt ce qui ne va pas. Je ne veux plus écrire pour les gens, être un porte-parole. [...] Je veux que mes textes viennent de l’intérieur de moi-même [8]. »

La seconde partie de sa carrière, celle de la « trilogie électrique », Dylan puisera son inspiration dans son vécu, ses expériences personnelles, drogues, amour, ivresse. Like a rolling stone, que Dylan jouera au Festival Folk de Newport, symbolise à elle seule ce qui est ressenti par une partie du milieu folk comme une trahison. Pour Dylan, c’est aussi une déchirure, dont il se fera l’écho dans Desolation row lorsqu’il évoque la réaction du public d’une partie du public, qui l’accuse de traîtrise : « And everybody’s shouting : which side are you on ? » Cette controverse le suivra lors de sa tournée européenne en 1965 – au cours de laquelle il est parfois hué.

Le mouvement perpétuel des concerts, orchestré par Al Grossman, semble ne plus s’arrêter. Les dates s’enchaînent dès son retour aux Etats-Unis. Epuisé et las de son statut d’icône et de ses rythmes inhumains, Dylan se dit alors victime d’un accident de moto. Il disparaît de la scène publique pendant 3 ans. A plusieurs titres, cet accident (qu’il ait vraiment eu lieu ou non) revêt une portée hautement symbolique ; il marque la « mort » de Bob Dylan icône-pop-rock-shootée-aux-amphétamines, et le commencement, confirmé avec le non renouvellement du contrat de Al Grossman, d’une nouvelle carrière hétéroclite de « franc-tireur » de l’industrie du disque.

 

* * *

Revenant sur cette rupture, Dylan explique : « Truth was that I wanted to get out of the rat race [9] » (« en vrai, je voulais me tirer, j’étais comme un hamster qui court dans une cage »). D’autres n’auront pas la chance de s’échapper de leur cage dorée. Et la « marchandisation », l’exploitation des artistes et des groupes pop, sous la pression d’enjeux financiers considérables, ont parfois des conséquences tragiques.

C’est précisément le rôle des managers de gérer telle exploitation, parfois jusqu’à la rupture. On pourrait citer l’exemple de Janis Joplin (dont le manager n’était autre qu’un certain Al Grossman, qui aura tout de même l’élégance de s’assurer contre la mort de sa cliente [10]). Celui d’Elvis Presley, dont la carrière aura été littéralement manipulée par son manager Tom Parker [11]. Ou encore la disparition de Jimi Hendrix, qui, selon les déclarations d’un des techniciens des Animals en mai 2009, aurait été empoisonné par son manager Michael Jeffry (pour la raison que Hendrix souhaitait rompre son contrat) [12].

Le producteur Artie Mogull (qui a par ailleurs produit Dylan) racontera plus tard cette anecdote, représentative du peu de scrupule prévalant dans l’industrie du disque : « Le jour d’après la mort d’Elvis, mon directeur marketing a déboulé en pleine réunion en annonçant que RCA avait reçu pour 100 millions de dollars de commandes d’albums de Presley. Pour rigoler j’ai dit ‘’Nom de dieu, voilà notre solution, butons Paul Anka’’ Tout le monde a rigolé… Trois semaines plus tard, à 3h30 du matin, je reçois un coup de fil de Paul Anka, fou de rage. Je lui dis : ‘’Paul, t’es qu’un con. Tu réalises que t’es le seul artiste auquel j’ai pensé dont la mort pourrait nous rapporter autant ?’’… ‘’Nom de dieu, il répond, j’y avais pas pensé’’. Et voilà comment on joue avec l’égo de l’artiste. [13] »

On peut s’interroger sur l’empressement avec lequel les magazines et critiques musicaux adhèrent plus ou moins tacitement aux mythes créés de toute pièce par l’industrie du disque pour faire vendre ses produits. Que penser lorsque les Inrockuptibles semblent regretter à demi-mot que Dylan ne fasse pas partie de la ribambelle de chanteurs morts, parfois au plus grand profit de l’industrie du disque… ? Lorsque le magazine écrit : « que Dylan soit encore parmi nous en 1995 est une contradiction, presque une aberration : beaucoup auraient préféré le voir mourir en 66, tel James Dean ou Kurt Cobain [14]. »

Eric Scavennec (article paru sur Le Zinc)

Susan Rotolo et Bob Dylan
Al Grossman

 

Notes

[1] Woliver, Hoot ! A 25-Year History of the Greenwich Village Music Scene, pp. 75–76.

[2] http://www.lesinrocks.com/actualite...

[3] Anthony Scaduto, Bob Dylan, Helter Skelter Publishing, 1er juin 2001, 5e éd. (1re éd. 1972), 350p, p. 97

[4] http://www.rollingstone.com/music/n...

[5] http://www.guardian.co.uk/music/201...

[6] Woliver, Hoot ! A 25-Year History of the Greenwich Village Music Scene, pp. 75–76.

[7] La comparaison vient de Dylan : http://www.lesinrocks.com/actualite...

[8] The Crackin’, Shakin’ Breakin’ Sounds, Nat Hentoff, 24/10/1964. (Jonathan Cott, Bob Dylan : The Essential Interview, p. 16)

[9] http://exploremusic.com/show/july-2...

[10] Amburn, Ellis. Pearl : The Obsessions and Passions of Janis Joplin. New York : Little, Brown & Co., 1992, p. 324.

[11] Nash, Alanna (2003). The Colonel : The Extraordinary Story of Colonel Tom Parker and Elvis Presley. Simon and Schuster.

[12] http://www.independent.co.uk/news/p...

[13] http://xrrf.blogspot.com/2004/11/re...

[14] http://www.lesinrocks.com/actualite...


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