Eclipse totale
par Orélien Péréol
lundi 2 février 2015
Spectacle de Céline Delbecq mise en scène de Céline Delbecq avec Valérie Bauchau, Thierry Hellin, Consolate Sipérius, Anne Sylvain, Charlotte Villalonga
Eclipse totale traite d’un suicide dans une famille. Les membres de la famille n’acceptent pas facilement la mort d’un des leurs. C’est ainsi, c’est humain ; on a beau savoir que la mort est dans la vie, qu’elle la troue où elle veut, n’importe où et n’importe quand, on ne s’y fait pas. On veut une raison, des causes, des choses, paroles, gestes, événements qu’on aurait pu faire contre et qui auraient pu empêcher la mort de se poser là, à ce moment-là, de cette façon-là. C’est encore pire quand la personne s’est donné la mort.
Les humains sont ainsi. Ils n’acceptent pas de vivre dans un monde injuste : ils ne supportent pas que le mal leur tombe dessus sans prévenir et sans qu’ils n’aient rien fait pour le faire venir. Ils cherchent à expliquer. Ils cherchent des antécédents. Les mythes sont là depuis pour leur dire qu’il n’y a rien à comprendre, (Job est sans doute le plus connu), ils n’arrivent pas à s’y faire.
Ils ne veulent pas qu’on meure « pour rien ». Les vivants ressentent toujours une culpabilité de la mort d’un des leurs. Ils ont l’impression qu’ils auraient pu empêcher la mort, qu’ils n’ont pas tout fait, qu’ils n’ont pas assez aimé, pas assez entouré la ou le disparu(e), pas assez compris ses difficultés, pas été assez sensibles à la profondeur de son mal intérieur, qu’ils l’ont imaginé banal, tenable, comme tout le monde, alors que...
Eclipse totale commence par la mort. Et finit par ce qu’on pourrait appeler « l’assomption » de la mère.
Nous sommes spectateurs du geste de mort. Et de ses suites : dépendre la morte…etc. « Avez-vous une préférence pour les pompes funèbres ? » Dehors, il neige tellement qu’on ne peut guère bouger et la famille est seule, avec l’ambulancier. La pièce nous donne les moments institutionnels, obligatoires… (aucun quotidien cependant, pas de repas… rien) et les pensées intérieures de chacun des personnages, même la culpabilité de l’ambulancier (et s’il était venu plus vite ?).
La morte, présente dans les esprits, revient pour une joute verbale philosophique avec les vivants qu’elle a laissés sur le carreau. Elle leur dit que sa mort est liée à un vide intérieur et qu’ils n’y pouvaient rien, elle non plus, qu’elle a choisi, qu’elle ne regrette pas.
Céline Delbecq a écouté de nombreuses personnes confrontées au suicide et s’est nourrie de leurs témoignages.
Il s’agit clairement d’un suicide égoïste. Le suicide est finement analysé depuis longtemps dans notre société, depuis Durkheim en 1897. Il y a donc des suicides égoïstes, on apprendra vraiment, explicitement à la fin que le suicide de la fille est un suicide égoïste, dans la grande explication familiale.
Céline Delbecq encadre sa pièce par un poème qui synthétise son point de vue : si nous pouvons choisir la mort, c’est que nous choisissons la vie dans chacun de nos actes ; il n’y a pas une vie dans un chagrin ordinaire qui serait habitude, obligée, et en sortir qui serait un choix. Rester en vie est un choix tout autant que mourir. « Combien de pas posons-nous chaque jour sans avoir conscience que nous avons fait le choix de la vie ? »
Céline Delbecq a mis en scène la clôture ajourée d’une maison, (les persiennes), la neige, un étage, comme un pavillon de banlieue, avec la chambre de la morte, invisible… Les scènes sont numérotées et titrées. Il n’y a pas de pathos. Rien de naturaliste non plus. La langue est pleine, dense, d’une poésie discrète comme un parfum. Il y a même une ambiance presque didactique. Un acte, l’acte suprême, parce qu’absolument irréversible et ses résonances en chacun de nous.