En attendant les dieux...
par Robin Guilloux
vendredi 13 mai 2016
Cette étude s'intéresse à la réponse de Martin Heidegger à une question de Roger Munier (Roger Munier, l'Herne, 1983, Todtnauberg, 1949, p.152) sur les rapports entre l'Être et Dieu ; le mot "Transzendenz" est employé par Munier (et par Heidegger) dans sa signification traditionnelle et non dans celle que lui donne Heidegger dans Sein und Zeit (analytique existentiale du Dasein) et dans Qu'est-ce que la métaphysique ? : "La transcendance désigne quelque chose d'appartenant en propre à la réalité humaine (au "Dasein"), cette propriété au sens d'une constitution fondamentale de cet existant qu'est la réalité humaine, et comme antérieur à tout comportement (Martin Heidegger, Qu'est-ce que la métaphysique ?, trad. Henry Corbin, 1951, p. 52)
Le mot Transzendenz disparaît de l'oeuvre de Heidegger après le tournant des années 30, tandis que la problématique du Dasein fait place à la question de l'Être. En employant le mot dans sa signification traditionnelle, Roger Munier oblige en quelque sorte Heidegger à préciser sa pensée sur la question de Dieu et sur le rapport entre Dieu (la transcendance) et l'Être.
La "pensée de l'Être" permet à Heidegger de "déconstruire" ou de "désobstruer" l'Histoire de la pensée occidentale et de penser le destin qui lui est propre à partir de son origine grecque (son "historialité") autrement que comme "Odyssée de l'Esprit" et dialectique de la Raison dans l'Histoire, à la manière de Hegel, dont la pensée est elle-même un "moment" de ce destin.
Si la pensée de l'Être est salutaire, dans cette mesure et dans cette mesure seulement, l'assignation de l'Être à la dimension écartelante du "Quadriparti" (le "Geviert") : les hommes, les dieux, la terre et le ciel, loin de rompre avec le destin de la métaphysique occidentale et avec la "volonté de puissance" et l'ubris qui la caractérise, constitue le danger suprême de la métaphysique.
La question de l'Être ne porte pas sur l'existence des étants, mais sur le fait "qu'il y ait quelque chose plutôt que rien" (Leibniz) ; pour Martin Heidegger, l'Être est "profusion" (la catégorie la plus générale et la plus vide de sens est porteuse de la signification la plus haute).
Pour Emmanuel Levinas, l'Être se confond avec le "rien", le "neutre" - Lévinas compare l'expérience de l'être à celle de l'enfant, seul, éveillé la nuit dans sa chambre et qui perçoit (ressent) un "bruissement silencieux" - cette expérience qui ne se confond pas exactement avec "l'angoisse" n'a rien "d'agréable".
Maurice Blanchot a tenté de traduire dans son oeuvre littéraire le malaise de l'enfant - et de l'adulte quand il se "déprend" du monde des étants, des préoccupations quotidiennes et des explications rassurantes face à ce "bruissement silencieux".
Le mot "être" ne correspond à aucun étant, mais plutôt au pronom impersonnel "il" dans l'expression "il pleut".
Tout se passe comme si l'Être présentait deux visages, comme Janus : un visage lumineux et un visage obscur.
Si bien que l'on est en droit de se demander si la pensée de l'Être n'est pas la traduction métaphysique d'une expérience immémoriale : l'alternance du jour et de la nuit. La lumière n'est pas perçue comme un "étant", mais ce en quoi (grâce à quoi) nous percevons l'étant. C'est la face lumineuse de l'Être comme "profusion". La disparition du soleil dans la "nuit sainte" (Hölderlin) correspond à la face obscure de l'Être comme "néant", que la conscience humaine - "le là de l'Être" qu'est l'homme (le Dasein) - expérimente sur le mode de l'angoisse.
Cette expérience de l'Être comme "lumière de l'étant" qui a été perdue dans le monde moderne était présent dans le monde antique et chez les premiers chrétiens, jusqu'à la fin du Moyen-Âge ; l'alternance, par exemple, du jour et de la nuit n'était pas du tout vécue, comme elle l'est à présent comme un phénomène "naturel", banal, sous le mode de la rotation de la Terre autour du Soleil quand palpitaient sur la ménorah les flammes de la Présence, quand le char du Soleil dissipait les ténèbres de la nuit ou que le Christ, "sol invictus" se levait à l'orient pour la prière des Laudes. Il n'y avait alors, d'une certaine façon, qu'un seul jour, un et le même : LE jour et qu'une seule nuit, une et la même : LA nuit.
La réapparition de la question de l'Être et la manière dont elle se pose avec Heidegger (l'Être comme "rien" ou, plus exactement comme "retrait") est liée à la modernité occidentale, au "désenchantement du monde", à l'effondrement de la pensée religieuse comme "horizon de sens", à la substitution de la pensée rationnelle - pour "agir sur l'étant" et se rendre "comme maîtres et possesseurs de la nature - à la pensée symbolique : demeurer ouverts à la lumière de l'Être - le sens de la fameuse parole de Nietzsche : "Dieu est mort" n'est pas la disparition de Dieu, mais son retrait du fait de l'impossibilité de la conscience humaine (le Dasein) rivée à l'étant exclusivement défini comme "res extensa" pour une "res cogitans" de s'ouvrir à l'Être, mais on en perçoit déjà les prémices dans les Pensées de Pascal sur "l'univers infini" conçu par la science physico-mathématique.
Interrogé par Roger Munier sur le rapports entre l'Être et Dieu, Heidegger répond un peu à contre coeur : "l'Être n'est pas Dieu, mais une dimension de Dieu." ("Die Dimension der Transzendenz, nicht die Transzendenz selbst.") (cf. Roger Munier, Todtnauberg, 1949, L'Herne, Martin Heidegger, 1983, p.152)
Cette réponse de Heidegger et la réticence qui l'accompagne apporte un éclairage différent sur la question de la différence, puisque la différence (le pli) entre l'Être et l'étant ne peut se comprendre qu'à la lumière d'une différence plus fondamentale encore, entre l'Être (de l'étant) et la Transcendance ; le rapport de la Transcendance à l'Être est-il, pour Heidegger, "analogique" à celui de l'Être à l'étant, l'Être étant la "dimension" dans laquelle se déploie l'étant et la Transcendance la "donation" de cette dimension à l'Être de l'étant ? Non, répond Heidegger " : "non pas une dimension qui serait pour la Transcendance comme l'élément où elle se déploierait : nicht die Dimension in der Gott ist, mais qui en quelque sorte lui est prélable : sondern davor..."
Heidegger est retenu ici sur un "chemin" balisé par la Critique kantienne et la Phénoménologie de Husserl : "La Philosophie de la Transcendance nous jette sur la grand route, au milieu de menaces, sous une aveuglante lumière." (Husserl) - "Ce dont on ne peut parler, il faut le taire", dira de son côté Wittgenstein - , si bien que cherchant à échapper au rationalisme et s'avançant aux frontières ultimes du visible (l'Être), il demeure cependant prisonnier de la clôture rationaliste (bien que, paradoxalement, l'affirmation selon laquelle l'Être constitue une dimension préalable de la Transcendance relève bel et bien de la métaphysique).
Cette clôture (l'héritage phénoménologique) n'est pas propre à Heidegger, on la retrouve dans la pensée d'Emmanuel Levinas qui s'interdit, elle aussi, l'accès direct à la transcendance (la confusion entre théologie et mystique d'une part/éthique et philosophie, d'autre part) : "Dieu - ou la parole de Dieu - me vient à l'idée, concrètement, devant le visage de l'autre homme où je lis le commandement : "Tu ne tueras point".
L'interdit inscrit sur le visage ne saurait passer pour ce qu'on appelle preuve de l'existence de Dieu. Mais il est la circonstance où le mot Dieu prend un sens... Autrui n'est pas l'incarnation de Dieu, mais précisément par son visage, où il est désincarné, la manifestation de la hauteur où Dieu se révèle (Totalité et infini, p. 51) (...) Nous pensons que l'idée de l'infini-en-moi - ou ma relation à Dieu - me vient dans la concrétude de ma relation à l'autre homme, dans la sociabilité qui est ma responsabilité pour le prochain : responsabilité que dans aucune "expérience", je n'ai contractée, mais dont le visage d'autrui, de par son alterité, de par son étrangeté même, parle le commandement venu on ne sait d'où." (De Dieu qui vient à l'idée, p. 11)
La "donation" ne peut venir sans l'Être, mais elle ne peut venir de l'Être, parce que l'Être ne peut rien ajouter au monde qui n'y soit déjà. L'Être est bien ce "neutre" dont parle Emmanuel Lévinas, le "bruissement silencieux", sans signification particulière que le simple fait d'être : le fait que les étants sont et se déploient dans la dimension du temps et de l'espace, et peu importe qu'il s'agisse de l'espace qualifié du "Quadriparti" ou de la forme a priori de l'aperception transcendantale.
Mais faire de l'Être une dimension préalable à la transcendance, comme le fait Heidegger ("non pas une dimension qui serait pour la transcendance une dimension à l'intérieur de laquelle elle se déploierait, mais qui lui est en quelque sorte préalable"), c'est opter clairement pour les dieux païens, que la "dimension préalable" s'appelle Être, Phusis ou Destin, c'est-à-dire, comme l'explique René Girard, pour le versant mythologico-métaphysique des religions sacrificielles dans un monde où le judéo-christianisme (la "ligature d'Isaac" et le "sacrifice de la croix") a détraqué le mécanisme sacrificiel.
Jean Baufret s'interroge donc inutilement sur la nature de la transcendance chez Heidegger ; il ne peut s'agir du "Dieu qui s'est révélé à Abraham à Isaac et à Jacob", mais bien des dieux maintenus par l'Être dans la dimension "écartelante" du "Quadriparti" (le "Geviert") : les dieux, les hommes, le ciel et la terre.
En employant le terme de "transcendenz", Heidegger se réfère implicitement à la "théologie" apophatique de Jabob Boehme, mais il ne peut ignorer que la problématique de Boehme ne porte pas sur la question de l'existence de Dieu ou des dieux, mais sur la question du Mal et du "mélange" entre le Mal et Dieu et les dieux (ou du non-mélange).
"Gott ist von der Natur frei une die Natur ist doch seines Wessens.", écrit Boehme : "Dieu est libre par rapport à la nature, et pourtant la nature est l'essence de Dieu.", ou bien : "Bien que la nature soit l'essence de Dieu, Dieu n'est pas soumis à la nature."
Comme il ne peut ignorer non plus le fragment d'Héraclite qui définit le "Logos" comme "ce qui maintien non sans violence les opposés".
En optant pour une préséance de l'Être sur la Transcendance et en réduisant la question du mal à celle de la technique comme "arraisonnement" du monde ("Gesteil"), Heidegger opte du même coup pour un Dieu ou des dieux "mélangés".
Le "Quadriparti" (le Gesteil), dont Jean-François Mattéi a montré qu'il était un thème essentiel de la pensée de Heidegger, implique le rapport entre les hommes et les dieux et entre les hommes et la nature, mais efface le rapport entre les hommes ; là pourrait bien résider le "mystère" de l'a-moralisme et de l'a-politisme de Heidegger.
Je recopie ici la fin de la préface de Roger Munier à l'édition bilingue chez Aubier -Montaigne (coll. Philosophie de l'Esprit) deLa Lettre sur l'Humanisme (1949) dans laquelle Martin Heidegger répond à une question de Jean Beaufret : "Comment redonner un sens au mot "Humanisme" ?
Elle nous aidera à comprendre ce qui est en jeu :
"Le description lucide de l'être fini qui fait le fond de Zein und Zeit implique elle-même le dépassement de la finitude. C'est dans l'acceptation de sa condition finie, dans la redescente aux fondements mêmes de cette condition mortelle en laquelle il n'est "jeté" que pour y entendre l'appel de l'Être, que l'homme accomplit son essence, car c'est en elle seule qu'il "eksiste".
"L'eksistence", il faut y insister, n'est point tant extase, tension tragique vers un dehors en quelque sorte extérieur à l'humain, que présence par l'intime et le dedans à Ce qui est pour l'homme plus proche que tout étant, le Présent lui-même.
Seule cette pauvreté essentielle du berger, au rebours de toute volonté de puissance, ce retour vers la Proximité du plus Proche, vers le quotidien et le banal où demeurent les dieux (allusion à Héraclite), seul ce séjour essentiel accorde à l'homme la Présence unique, à jamais refusée à l'homme-sujet de la métaphysique.
Alors peut s'ouvrir pour l'homo humanus rendu à cette pauvreté extatique du berger ("L'homme est le berger de l'Être"), la dimension de l'Indemne où la trace du Sacré est à nouveau visible. Alors devient possible, dans cette ouverture du Sacré, un approche du divin.
Parvenue en ce point, une question naturellement se pose à la pensée : dans cet accomplissement de l'essence de l'homme, une échappée est-elle ouverte vers le Dieu des révélations positives et plus précisément vers celui d'Abraham, d'Isaac et de Jacob ?
La pensée qui tente de replacer l'homme en présence de l'Être lui-même est-elle, en son fond, religieuse ? Vouloir en décider sur les seules bases que nous possédons serait prématuré et surtout peu conforme à l'intention de Heidegger.
A première vue, l'idéal humain vers lequel semble s'orienter l'auteur de la Lettre sur l'Humanisme et des écrits postérieurs, fait davantage penser à celui de la Grèce antique, de la Grèce sacrale, d'avant le rationalisme naissant, toute pleine encore de la présence des dieux, telle que l'ont pressentie Nietzsche et surtout Hölderlin.
Mais ceci n'est qu'une approximation et il faut marquer avec la plus grande netteté que la recherche de Heidegger n'est point d'abord d'une éthique, ni même d'une "sagesse". Elle ne vise qu'à assurer les bases d'une construction future dont les développements, pour salutaires qu'on les pressente, demeurent encore imprévisibles.
Il ne s'agit, pour le moment, que de mettre fin à l'aliénation fondamentale de l'homme, la plus radicale qui soit, puisqu'elle le prive du seul élément où son essence puisse librement se déployer : la vérité de l'Être. Sauver l'Être de l'oubli et l'homme de l'aliénation de cet oubli entraîne, telle est la tâche préalable dans la confusion présente des "valeurs".
Tel est le sens ultime de "l'ontologie fondamentale". Elle ne se prononce par sur l'éthique et ne préjuge ni de la possibilité du divin ni de son non-être. Elle ne cherche qu'à replacer l'homme sur le chemin de son essence. Elle veut seulement lui rendre une "patrie". Cela seul ne mérite-t-il pas déjà attention dans la détresse actuelle du monde ?"
Sans doute, mais peut-on accepter l'ajournement indéfini de l'éthique, dont Emmanuel Lévinas explique qu'elle n'est pas "une partie" de la philosophie, mais qu'elle se confond avec elle, de la "sagesse" et de la question de Dieu au profit de l'élucidation interminable de la "question de l'Être", et peut-on vraiment considérer comme "secondaire" la question de savoir quel(s) dieu(x) invoque Heidegger ?
Il n'est pas si sûr que Nietzsche et Hölderlin parlent du même ou des mêmes dieux. Ce n'est pas, en l'occurrence, l'emploi du singulier ou du pluriel qui fait problème, mais la notion de "sacré" et la conception du "Logos".
Dans Des choses cachées depuis la fondation du monde (Livre II, L'Ecriture judéo-chrétienne, chapitre IV "Le logos d'Heraclite et le Logos de Jean"), Jean-Michel Oughourlian interroge René Girard à propos du mot "Logos".
Le mot "Logos" se trouve au début de l'Evangile de Jean : "Au commencement était le Verbe", le mot "Verbe" étant la traduction latine du mot "Logos".
Il se trouve également dans des "fragments" datant de la fin du sixième siècle avant Jésus Christ, attribués à Héraclite d'Ephèse.
Le problème est de savoir si le mot Logos recouvre, dans les deux cas, le même sens.
"C'est avec Héraclite, explique René Girard, que le mot Logos devient un terme essentiel de la philosophie. Au-delà du langage proprement dit, ce terme désigne l'objet même que vise le discours philosophique. Si ce discours pouvait s'achever, il serait identique au Logos, c'est-à-dire au principe divin, rationnel et logique, selon lequel le monde est organisé."
La présence du mot "Logos" au début de l'Evangile de Jean a fait considérer ce texte comme le plus "grec" des quatre Evangiles. Il désigne, explique René Girard, le Christ en tant que Rédempteur et sauveur du monde, en tant qu'il est étroitement associé à l'oeuvre créatrice et comme Dieu lui-même.
Avec l'apparition d'une philosophie chrétienne, le rapprochement entre le Logos d'Héraclite et le Logos de l'Evangile de Jean s'effectue. L'idée d'une parenté paraît toujours plus évidente. Les philosophes grecs passent pour des précurseurs de la pensée johannique.
Le rationnalisme moderne s'insurge contre cette conception : le Logos de Jean ne serait qu'une pâle copie de la seule pensée originale, qui est grecque.
Pour les penseurs chrétiens, les philosophes grecs sont des théologiens qui s'ignorent, pour les post-chrétiens, au contraire, l'idée d'un Logos spécifiquement chrétien est une falsification impudente qui recouvre une imitation grossière de la philosophie.
D'un bout à l'autre de la pensée occidentale, explique René Girard, personne n'a jamais songé à distinguer les deux Logos. Chrétiens et antichrétiens sont également persuadés que le mot Logos doit toujours recouvrir le même signifié.
Martin Heidegger est le premier à rejeter l'idée que les deux Logos ne font qu'un, mais il s'acharne à découvrir dans le Logos johannique l'expresssion d'un autoritarisme divin qui serait caractéristique de la Bible, les rapports entre Dieu et l'homme reproduisant le schème hégélien du "maître" et de "l'esclave".
Heidegger a raison, selon René Girard, de distinguer entre les deux Logos, mais il a tort d'assimiler le Nouveau Testament à l'interprétation hégélienne de l'Ancien (ce que Hegel n'aurait jamais fait).
Mais là où il est intéressant, pour René Girard, c'est quand il définit le Logos grec :
a) en insistant sur l'idée de "recueillir ensemble", de "rassembler"
b) en insistant sur le fait que les deux entités rassemblées par le Logos sont des opposés et que le Logos les rassemble non sans violence.
René Girard estime que Heidegger a raison de définir le Logos grec comme cette violence - le sacré - qui maintient les doubles ensemble, qui les empêche de s'entre-détruire, mais qu'il s'aveugle, en revanche, à la réalité du Logos johannique.
Pour Heidegger, héritier de la pensée de Nietzsche qui définit le judéo-christianisme comme une morale d'esclaves, il y a une différence dans la violence : la violence du Logos grec est une violence d'hommes libres, alors que la violence johannique est celle que subissent les esclaves.
Girard montre que si l'on définit la philosophie occidentale par l'assimilation de deux Logos, le Logos héraclitéen et le Logos johannique, Heidegger s'inscrit encore dans cette tradition et qu'il ne peut conclure, comme il le souhaite, cette philosophie puisqu'il ne peut pas montrer de différence réelle entre les deux Logos.
Pour René Girard, il y a une différence essentielle entre le Logos grec et le Logos chrétien : "le Nouveau Testament défait les transferts de la victime émissaire et se déprend peu à peu de la violence sacrée. Loin de rester sous la dépendance du sacré violent, l'Ancien Testament s'en écarte, mais lui reste assez attaché dans ses parties les plus primitives, pour qu'on puisse lui reprocher d'être violent sans invraisemblances excessive, comme le fait Hegel."
"Ce qui nous apparaît comme violence extrême chez Yahvé, c'est en réalité l'effort de tout l'Ancien Testament pour dévoiler la réciprocité violente des doubles. Dans les Evangiles, ce processus arrive à son terme." :
- Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu.
- Elle était au commencement avec Dieu.
- Toutes choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans elle.
- En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes.
- La lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point reçue.
- Il y eut un homme envoyé de Dieu : son nom était Jean.
- Il vint pour servir de témoin, pour rendre témoignage à la lumière, afin que tous crussent par lui.
- Il n’était pas la lumière, mais il parut pour rendre témoignage à la lumière.
- Cette lumière était la véritable lumière, qui, en venant dans le monde, éclaire tout homme.
- Elle était dans le monde, et le monde a été fait par elle, et le monde ne l’a point connue.
- Elle est venue chez les siens, et les siens ne l’ont point reçue.
Le Logos Johannique ne peut pas être identique au Logos heraclitéen "qui maintient non sans violence les opposés", en d'autres termes, le processus sacrificiel en tant que structure stabilisatrice qui empêche les doubles de s'entredétruire (le sacré) puisqu' :
a) Il est explicitement décrit comme essentiellement différent du mécanisme stabilisateur : "La lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l'on point reçue."
b) il a été expulsé : "Elle est venue chez les siens, et les siens ne l'ont pas reçue."
Le Logos johannique est donc bien la Parole de Dieu, associée "depuis la fondation du monde" (en archè) à son oeuvre créatrice, elle est Dieu, mais elle se révèle dans le début de l'Evangile de Jean comme n'ayant aucune part à la violence qui fonde la culture humaine.
N'ayant aucune part à cette violence et ne voulant pas y prendre part, il est inévitable qu'il se fasse "expulser" et qu'il devienne la victime de cette violence, qu'il périsse sur la croix.
Comme le montre René Girard, le Nouveau Testament et déjà l'Ancien dans l'épisode de Caïn et Abel ou l'histoire de Joseph vendu par ses frères, loin de cautionner la valeur culturelle de la violence, la dénonce, la révèle et se refuse à la sacraliser, contrairement à la mythologie dont Heraclite reste proche.
Il y a donc deux Logos : un Logos de la violence et un Logos de l'amour.
"Le Logos de l'amour laisse faire ; il se laisse toujours expulser par le Logos de la violence, mais son expulsion est de mieux en mieux révélée, révélant avec elle ce Logos de la violence comme celui qui n'existe qu'en expulsant le vrai Logos et d'une certaine façon en le parasitant."
Nietzsche ne parvient pas à choisir entre le Christ et Dionysos et oscille dangereusement de l'un à l'autre car il est effectivement impossible de choisir l'un ET l'autre. René Girard a montré que cette oscillation ne pouvait déboucher que sur la "mania".
Est-il spirituellement possible de rebrousser chemin en-deçà du christianisme dans un monde privé par le christianisme (pour le meilleur et pour le pire) des ressources régulatrices de la violence mimétique des religions sacrificielles, sauf à déchaîner la violence illimitée, ce qui s'est produit avec le nazisme, puis uniquement limitée par la force de dissuasion nucléaire comme menace d'anéantissement total de "l'étant", force de dissuasion rendue aujourd'hui partiellement inopérante par le terrorisme et le contre-terrorisme planétaires ?
Friedrich Hölderlin, eut l'intuition "solitaire" dans une Allemagne vidée par le rationalisme conquérant de la compréhension des symboles et du sens de la sagesse antique ("la "sophrosuné"), que l'on pouvait sauvegarder l'héritage intellectuel, esthétique, poétique, spirituel du paganisme en le christianisant "poétiquement" (en sanctifiant le sacré), sans pour autant "empoisonner l'éros", le christianisme, dans son essence et à condition de ne pas le couper, comme le firent Luther et Calvin, de ses racines sémitiques, n'ayant rien à voir avec le mépris du corps, la fuite dans les "arrières-mondes" ou "l'ascèse pour le pouvoir" : "Monothéisme de la raison et du coeur, polythéisme de l'imagination et de l'art, voilà ce qu'il nous faut !" (Le plus ancien programme systématique de l'idéalisme allemand, écrit en 1795 par Schelling, probablement sous l'influence de Hölderlin)
Il ne s'agit évidemment pas, dans les dernières années, d'une "conversion" au christianisme en tant que système religieux, mais à l'esprit le plus intime de l'Evangile, tel qu'il est exprimé par Jésus dans le sermon sur la Montagne : "Heureux les pauvres en esprit car le Royaume des cieux à eux !" (Matthieu, 5,3), ce qui implique les deux blessures narcissiques majeures - la brisure du coeur - non pas la renonciation à, mais l'épreuve de la souffrance intime lorsque l'amour humain est vécu dans son essence comme désir d'absolu et renvoi à la pauvreté essentielle, et d'autre part la renonciation à la rivalité mimétique avec Hegel et Schelling pour la palme de la pensée et avec Goethe et Schiller pour celle de la poésie (devenir "le plus grand penseur/poète allemand").
"Et quand il est rentré dans sa patrie, écrit Philippe Jaccottet, en dépit de la folie qui l'a saisi, c'est alors seulement qu'il a le droit de dire, énigmatiquement, que ce qui fait maintenant sa joie, c'est que tous les sites sacrés soient assemblés autour d'un site, et la lumière philosophique autour de sa fenêtre. On dirait bien à présent, comme le pense Heidegger, que le voyageur est enfin arrivé au but."
"Maintenant cela fleurit
En pauvre lieu." (Quand ceux du ciel...)