En vieillissant les hommes pleurent

par C’est Nabum
mercredi 6 mars 2013

Mille lectures d'hiver.

De la tragédie murmurée à la lecture imposée …

Je viens de vivre une curieuse expérience au cours d'une de ces animations publiques que nous propose le Conseil Régional du Centre dans le cadre de son opération : « Mille lectures d'hiver ». Le principe en est simple : un comédien vient chez des particuliers ou bien dans une institution et propose la lecture durant une heure environ d'extraits d'un auteur contemporain encore vivant.

Nous étions une belle assemblée d'une vingtaine de personnes, toutes conviées par nos hôtes : Odile et Alain à partager le plaisir de la lecture par le truchement de Bruno, un comédien, responsable d'une troupe théâtrale en Eure et Loir. Les spectateurs étaient pour la plupart des retraités actifs et bon nombre étaient d'anciens enseignants.

Les conversations allaient bon train en attendant les derniers retardataires. Un niveau sonore élevé attestait que nous étions quelques-uns à avoir perdu un peu d'acuité auditive. Un spectateur plus moderne, jouait avec son iphone, cherchait des photographies ou bien des adresses, je ne sais. Je m'amusais à le voir agir ainsi, tel un mauvais élève qu'il n'avait jamais du être.

C'est notre lecteur qui l'avait été. Il nous décrivit un parcours scolaire chaotique qui lui fit fréquenter bien plus sûrement la place du fond à côté du radiateur que les premiers rangs d'alors. De cette époque, il garde le souvenir ému d'une professeur de lettres qui, contre l'avis de tous, avait vu en lui des trésors cachés qui finiraient pas émerger après un passage en classe aménagée.

Il avoue n'avoir découvert la lecture que fort tard et garde de ce début difficile avec la chose écrite une lecture sub-vocalisée qui perturbe son épouse. Ce détail peut paraître anodin, il sera sans doute la pierre angulaire du conflit de valeur que j'eus à subir lors de cette après-midi fort sympathique au demeurant.

B... débute sa lecture non sans avoir longuement évoqué son attachement particulier à ce livre qu'il a choisi. Maladresse de sa part, sur-investissement affectif, il se retrouve sans doute dans des personnages du livre, il ne livre pas une lecture à distance. On le sent en symbiose avec le héros principal au ton de sa voix, à la musique qu'il donne à ce personnage d'ouvrier paysan.

A contrario, il ne donne pas leur chance aux femmes du récit. Très vite, elles nous apparaissent antipathiques, fausses, truqueuses. Sa lecture ne me prend pas par la main, je ne me laisse pas entraîner comme si ma voix intérieure n'était pas en accord avec l'interprétation que B nous propose.

Pire même, je me mis à suspecter le style même de l'auteur. J'avais alors le sentiment d'un texte froid, naturaliste, au scalpel d'un médecin légiste, tant notre comédien rendait trop présente la mort qui rôdait. Puis, la dérision venait rompre cette impression quand il jouait de manière caricaturale la femme ou bien la sœur du héros. Le rire arrivait même dans l'assistance quand l'évocation précise, presque clinique de la France rurale de l'année 1961 surgissait au détour d'une anecdote caustique.

À la fin de sa prestation, B eut droit aux applaudissements chaleureux de mes voisins. Les premiers commentaires furent élogieux : « Belle écriture, atmosphère parfaitement rendue, récit poignant, ambiance intimiste et pudique ! » D'anciennes profs de lettres osent des comparaisons flatteuses. Je ne veux pas briser cette belle unanimité. Je ne suis pas rentré dans cette lecture !

Les remarques prennent fin. Nous allons bientôt passer à la partie conviviale de cette fin d'après-midi. Chacun a apporté bouteille ou bien victuailles pour poursuivre la discussion avec des nourritures terrestres. Soudain, B s'adresse à une auditrice qui, jusque là n'avait, elle aussi, rien dit. Elle lui avait dit sa réticence à venir à cette lecture, ayant lu et beaucoup aimé ce roman.

Elle reconnaît alors qu'elle regrette son choix. Qu'elle est déçue de ne pas avoir retrouvé « sa propre lecture » son livre intérieur étant fort éloignée de celui qu'elle venait d'entendre. Elle avait été gênée, sans trop savoir dire pourquoi. Il y avait comme une distorsion entre « son livre » et ce qu'elle venait d'entendre. J'avais une porte ouverte pour enfin dire mon malaise.

J'évoquai à mon tour la distance que j'avais éprouvée pendant cette séance. Ce que je pris pour une maladresse d'écriture n'était en fait qu'un problème scénique. Notre comédien n'avait pas donné leur chance à tous les personnages. Il nous avait dépeint un tableau figé dès le début dans la tragédie à venir.

La lecture à haute voix avait changé l'équilibre du texte, avait brisé la montée dramatique. Le trop d'empathie du lecteur pour son héros avait fait basculer son récit. Trop de rires quand il n'aurait fallu que des sourires, trop de voix travesties quand la seule musique de l'écrivain eût été préférable. Nous en avons longuement parlé avec B, il était surpris mais écoutait avec attention mes remarques.

Je dois redonner une chance à ce texte. Je ne peux rester sur ce sentiment faussé. Je découvre aussi toute la subtilité de la lecture publique, les écueils que je ne devinais pas. C'est dans l'intimité d'une relation intérieure entre Jean-Luc Seigle et moi-même que recommencera cette histoire. Pas d'intermédiaire entre l'auteur et son lecteur, c'est en tout cas la morale de cette simple histoire.

Truchement sien.

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