Enfin un peu de bon sens dans l’enseignement précoce des langues !

par Krokodilo
lundi 13 octobre 2014

Une équipe suisse (1) a récemment fait une revue de la littérature sur l'âge et l'apprentissage des langues étrangères, en d'autres termes sur l'intérêt de l'apprentissage précoce. Cette étude confirme tout ce que nous avons souvent dit, et infirme les dogmes actuels.

(Par ailleurs, Christian Puren, de l'Association des professeurs de langues vivantes (APLV), en a fait un très intéressant compte-rendu téléchargeable sur le site de l'APLV)

Essayons de résumer les points principaux, sans les précautions et le jargon de la didactique des langues.

L'apprentissage précoce des langues à l'école n'a pas prouvé sa supériorité  : le niveau n'est globalement pas meilleur sur le long terme, voire moins bon à court terme sur certaines compétences.

« L’avantage des apprenants ayant commencé leur instruction en langue étrangère plus tardivement ressort aussi de l’étude de Miralpeix (2006) concernant l’apprentissage du lexique. »

« Comme il ressort du panorama des études ci-dessus, et comme c’est aussi le cas en milieu naturel, en ce qui concerne la vitesse d’apprentissage les apprenants plus tardifs montrent de meilleurs résultats que les apprenants plus précoces sur une grande majorité des mesures. »

« les résultats et conclusions tirés, entre autres, des études d’immersion canadiennes ne démontrent en effet pas qu’une immersion précoce permet d’atteindre de meilleurs résultats sur le long terme qu’une immersion tardive. » (p. 56)

« En ce qui concerne le niveau scolaire atteint, les études montrent aussi un tableau relativement peu avantageux pour l’enseignement précoce. »(page 45)

Le seul point sur lequel l'apprentissage précoce est incontestablement favorable, supérieur, c'est la phonétique, grâce à la plus grande facilité des enfants sur le plan musical.

Cet apparent paradoxe vient des nombreux facteurs : temps d'étude, motivation, nombre de langues variable, migrants ou pas, niveau socio-culturel, interruptions, capacités différentes selon l'âge.

« Comme le relèvent Elmiger & Bossart (2006) dans leur rapport concernant l’introduction de l’anglais comme deuxième langue au primaire, l’âge de début d’instruction n’est pas le seul facteur à avoir une conséquence sur le niveau de langue atteint »(page 47)

Autre point clé : la confusion entre apprentissage précoce dans une famille ou un milieu bilingue, qui se fait naturellement (motivation plus grande, facteur émotion qui favorise la mémorisation), et l'apprentissage précoce scolaire courant. En d'autres termes, l'illusion que le bilinguisme naturel et scolaire sont assimilables et ont les mêmes potentialités, qu'il suffit donc de rapprocher le second du premier pour obtenir tout un peuple bilingue de bon niveau, voire plus. (Lire les inénarrables recommandations de l'UE qu'il faut apprendre sa ou ses langues natale et de culture, la régionale, celle du pays voisin, l'anglais, plus une ou deux comme l'allemand ou le chinois pour faire bon poids)

« Même si cela peut sembler évident, il est nécessaire de rappeler que les situations naturelles et scolaires présentent de grandes différences, raison pour laquelle les résultats d’un type d’études ne peuvent être transposés à l’autre – ce qui a pourtant été le cas à plusieurs reprises. L’on peut ainsi citer les particularités de l’apprentissage des langues en contexte scolaire tel que le temps d’exposition (souvent limité à quelques heures par semaine, et durant lesquelles la langue-cible n’est pas toujours le moyen de communication principal), le fait que les apprenants sont en général confrontés à un seul locuteur ayant un niveau de compétence élevé en langue-cible (l’enseignant-e), et l’exposition aux productions de locuteurs ne présentant pas un haut niveau de compétence (autres élèves). »

Autres biais méthodologique : la difficulté de mesurer une vitesse d'apprentissage, et surtout de définir précisément un ou des niveaux de langue, critère de base de toutes ces études. Même si le Cadre commun de référence en langue étrangère (CECRL) a été adopté, ce n'est qu'une approximation difficile à manier (oral/écrit, production/écoute, vitesse normale ou pas, niveaux de langue, argot, références culturelles, etc.)

« À l’avenir, il sera donc nécessaire de développer des tests et des instruments de mesure convergents et judicieux permettant, d’une part, de documenter de façon valide et fiable des processus d’apprentissage individuels, et d’autre part, de surveiller de façon globale les effets des mesures curriculaires et du système scolaire (nous pensons ici à un mécanisme de contrôle international, une sorte de PISA pour les langues étrangères [...]. »

La plupart des études sur le sujet sont donc douteuses (ce n'est pas exactement formulé ainsi, mais c'est l'idée), dans leur méthodologie car il y est extrêmement difficile voire impossible d'isoler un facteur - comme souvent dans les sciences humaines -, mais aussi à cause de leur durée parce qu'il faudrait des études à long terme, en gros du CP au bac, voire au-delà.

« En ce qui concerne les niveaux de compétence pouvant être atteints, il n’existe pratiquement aucune étude couvrant la totalité de la scolarité obligatoire et encore moins des travaux de recherche allant au-delà de cette période (ou envisageant au moins l’apprentissage de langues tout au long de la vie). » (page 56)

Les affirmations sont souvent des partis pris politiques : c'est ainsi qu'on a imposé l'anglais à l'école primaire de plus en plus tôt, actuellement au CP, sous couvert d'apprentissage précoce « des » langues, hypocritement et sur la foi d'arguments scientifiques mensongers.

Rapports européens d'experts, études plus ou moins sérieuses, publicités rédactionnelles d'instituts de langue, tout concourt à renforcer les dogmes établis : l'apprentissage précoce est bon, le bilinguisme développe le cerveau des enfants et des adultes, prévient l'Alzheimer, tout juste s'il ne guérit pas le cancer et fait pousser les cheveux. Alors qu'on est simplement dans l'argument d'autorité pour imposer l'anglais comme langue commune des Européens. Digression personnelle, of course

L'article précise d'ailleurs que les études neurobiologiques ne portent pas sur l'apprentissage scolaire mais sur les effets du bilinguisme précoce, donc familial, biculturel. Leur revue ne concerne que le scolaire :

Les possibles effets négatifs sur la scolarité de l'enfant sont également évoqués, possibles mais non prouvés, car là encore multifactoriels.

« L’absence d’une définition claire et de critères d’application de la notion de surcharge(voir 4.2.2.) constitue en outre l’une des lacunes les plus importantes de la recherche. Plusieurs données de sondage mettent en effet en évidence des élèves qui, selon leurs enseignants, souffrent de surcharge. Dans ce genre de cas, la surcharge est généralement diagnostiquée à partir d’objectifs non-atteints, tels qu’on es retrouve dans les programmes scolaires. Pourtant, d’autres facteurs, comme la perte de motivation, des états émotionnels négatifs ou des troubles du comportement, sont aussi liés à la notion de surcharge. »

Cerise sur le gâteau, cette étude nous vient de Suisse, pays souvent cité en exemple d'un plurilinguisme heureux et facile - ce qu'il n'est pas. La motivation, élément essentiel, fait d'ailleurs l'objet d'un long développement. Que ce soit en Suisse, en Inde ou ailleurs, le polyglottisme n'est jamais ni structurellement simple, ni facile. Le but de cet étude était d'ailleurs de nourrir le débat politique suisse sur l'organisation de l'enseignement au primaire, différente selon les cantons.

Cette revue présente donc honnêtement les rares faits établis, les nombreuses hypothèses sur les mécanismes d'apprentissage, et les non moins nombreuses incertitudes qui restent comme champ de recherches.

(Les digressions sur l'anglais imposé au primaire en France sont naturellement de notre fait)

Mais alors, nous direz-vous peut-être, après toutes ces critiques, ces constatations limite défaitistes, que faire ? C'est simple, et nous l'avons proposé ici, après certains enseignants que personne n'a écoutés tant la pression fut grande pour introduire l'anglais au primaire. Pour profiter de la compétence musicale et phonétique plus grande des enfants, il suffit d'une ou deux années d'initiation linguistique au CM1 ou CM2, non spécialisées dans une langue. Ils y apprendraient les sons inexistants dans notre langue (la jota espagnole, le kha arabe et russe, etc.), s'initieraient à d'autres alphabets comme le cyrillique ou l'arabe, voire découvriraient quelques idéogrammes. Par des enseignants volontaires, formés, mobiles sur quelques établissements, et travaillant avec un matériel pédagogique plurilingue. Alors qu'avoir des enseignants de bon niveau dans une seule langue, avec un bonne prononciation, est un casse-tête logistique inouï.

(Ensuite, vrai choix de deux langues vivantes à partir du collège)

De tels programmes ont déjà été proposés bien avant que nous en parlions, comme l’EILE (Enseignement d’Initiation aux Langues Étrangères) , ils ont même été testés dans différentes écoles francophones (programme Evlang pour « Eveil aux langues ») et ont donné toute satisfaction. En outre, certaines études discordantes avaient déjà été réalisées au Canada, et les critiques sur les biais méthodologiques avaient déjà été exprimées par certains professionnels. Mais la pression politique pour imposer l'anglais dans le socle commun de connaissance fut la plus forte. Par la suite, les panels d'experts à qui l'UE a commandé divers rapports se sont contentés du dogme – ce qui n'est pas sans rappeler le domaine de l'économie.

Il est probable que cette étude ne change rien à l'anglicisation de l'union européenne et à l'anglais pour tous dès l'entrée à l'école primaire (à quelques exceptions près, il n'y a aucun choix) – en attendant les « nannies » à la maternelle. Ne riez pas, ça a été fait, et pas seulement dans les crèches privées ou les maternelles bilingues qui fleurissent dans les beaux quartiers, cf. Le Figaro.

La question des langues à l'école n'est pas pédagogique mais structurelle et politique. Structurelle parce que ce n'est pas une matière comme le français ou les maths, mais une multitude de matières, en fait une par langue proposée ! D'où les problèmes de recrutement de profs, d'affectation, de disponibilité dans telle ou telle langue. Et politique : libre choix, ou anglais imposé.

Espérons qu'après cette étude professionnels et politiciens nuancent leurs discours dans un sens plus réaliste.

[1] LAMBELET Amelia, BERTHELE Raphael, Âge et apprentissage des langues à l’école. Revue de littérature, Fribourg, Institut de plurilinguisme de l’Université de Fribourg, 2014, 69 p. Téléchargeable en ligne : http://www.centre-plurilinguisme.ch/recherche/revues-litterature/rapport-de-recherche.html


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