Entretien avec Jacques De Decker : Richard Wagner ou la vie d’un titan

par Daniel Salvatore Schiffer
lundi 16 janvier 2012

 Jacques De Decker n’est pas seulement le Secrétaire perpétuel de l’Académie royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique. Il est aussi, et surtout, un grand écrivain : une plume dont la fluidité du style n’a d’égale que la précision de la pensée. Preuve en est son dernier livre : une superbe biographie de Richard Wagner*.

 Daniel Salvatore Schiffer : Pourquoi l’homme de lettres et de théâtre que vous êtes s’est-il intéressé d’aussi près, jusqu’à en faire une remarquable biographie, à un musicien, Richard Wagner, le plus grand des compositeurs romantiques ?

 Jacques De Decker : Richard Wagner, né en 1813 et mort en 1883, est avant tout, par-delà son génie musical, un dramaturge : un des plus grands, non seulement du XIXe siècle allemand, mais de tous les temps. C’est fondamental pour comprendre les raisons profondes de cette biographie de Wagner. J’ai eu, d’autre part, un véritable coup de foudre pour le deuxième acte de son « Tristan et Yseut » lorsque j’ai vu cet opéra. J’ai assisté là à la représentation de la beauté pure ! Je me suis alors dit, secrètement, mais qui peut bien donc être cet homme capable de réaliser pareil chef d’œuvre ? Comment une chose aussi fabuleuse a-t-elle pu surgir d’un cerveau humain ? C’est d’ailleurs là la formule qu’a utilisée Verdi, immense compositeur d’opéras italiens, à la mort de Wagner, dont il était pourtant le principal rival sur le plan musical, lorsqu’il lui a rendu hommage.

 D.S.S. : Pensez-vous que ce deuxième acte de « Tristan et Yseut » soit à ce point sublime ?

 J.D.D. : Il y a d’autres grandes partitions musicales chez Wagner, mais dans le cas précis du deuxième acte de cet opéra, il y a là une sorte de perfection : la perfection du rapport entre le fond et la forme. Nous assistons là à un orgasme d’une heure et dix minutes : une évocation mimétique de la jouissance, unique dans les annales de l’Art ! Ce moment musical m’a bouleversé, subjugué. C’est là, instantanément, que j’ai décidé, sans être pourtant musicologue, de consacrer un livre, sous forme de biographie, à Richard Wagner.

 D.S.S. : Cette question que vous vous êtes posée, à l’instar de Verdi, à propos de Wagner, est aussi celle que s’est autrefois posée ce magnifique écrivain qu’est Stefan Zweig à l’égard de Nietzsche, philosophe immense lui aussi : « comment une pensée aussi prodigieuse, puissante et titanesque, a-t-elle pu naître dans un cerveau humain », se demande-t-il dans son essai sur Nietzsche, lequel a consacré un livre terriblement critique, « Le cas Wagner », après sa rupture avec celui-ci !

 J.D.D. : Cela reste l’un des grands et insondables mystères de la création artistique ! Mais je suis néanmoins, en ce qui me concerne, en pays de connaissance avec Wagner. Je me suis tout de suite senti, dès mes premières recherches biographiques, familier avec lui. Car le petit Richard était, en réalité, un garçon vivant, aux côtés de son père et de ses sœurs, puis de son beau-père, dans un milieu de gens de théâtre, dont il fréquentait assidument les coulisses. Lui-même, enfant, écrivait des pièces. Et à l’âge de quatre ou cinq ans, il se voulait déjà metteur en scène. Wagner, jeune enfant, sentait donc déjà, en lui, le théâtre.

LE GENIE WAGNERIEN : UN ART TOTAL

 D.S.S. : Wagner serait donc né, en fait, dramaturge ?

 J.D.D. : Absolument ! Mais comme il était alors déjà très ambitieux, il voulait faire aussi bien que les plus grands. Le premier de ces dramaturges auquel il s’est mesuré, c’est Shakespeare. Il écrit donc, c’est sa première pièce, une parodie involontaire de « Hamlet ». Sa famille, très avertie et cultivée, ne le prend cependant pas au sérieux. Elle en rit même, et le ridiculise. Telle est la raison pour laquelle, humilié et se sachant moins doué, comparé à ce monument inégalable, en matière de théâtre, qu’est Shakespeare, il décidera alors de devenir le plus grand en un domaine artistique où il n’existe pas de concurrent aussi redoutable et incontesté : l’opéra, précisément, qui allie théâtre et musique. Wagner, à l’origine auteur de théâtre, mais incapable de rivaliser avec Shakespeare, va donc décider - c’est cela son premier et véritable projet artistique - de donner une dimension supérieure, à travers la musique, à sa forme dramatique, qu’il va transcender. C’est cela la genèse du génie wagnérien : il écrira toujours ses livrets, d’après des histoires empruntées aux mythes et légendes de l’imaginaire germanique (voir ses opéras « Lohengrin », « Parsifal », « Tannhäuser », « Der Ring des Nibelungen »), puis les mettra en musique et en scène, jusqu’à se faire construire, quelques années plus tard, un théâtre à sa seule gloire et (dé)mesure : celui de Bayreuth, bâtit avec les deniers de son protecteur et mécène, Louis II de Bavière.

 D.S.S. : L’art de Wagner est donc, en ce sens-là, un art total !

 J.D.D. : C’est là une excellente définition, en même temps qu’un très bon résumé du génie wagnérien, unique en son genre : il allie écriture, musique et théâtre ! Mais, au départ, Wagner est d’abord poète. La poésie est, chez lui, innée, tandis que la musique, il l’apprend, sur le clavier d’un petit piano.

 D.S.S. : Ses mises en scène théâtrales, la disposition de ses personnages dans l’espace, s’inspirent d’ailleurs du théâtre grec antique !

 J.D.D. Exact ! Il a des intuitions scénographiques et architecturales qui, en rupture avec le théâtre classique, s’inspirent directement du théâtre grec. C’est là l’un des éléments qu’il a en commun avec les autres grands romantiques allemands, dont des philosophes tels que Hegel et Schelling, des écrivains tels que Goethe et Schiller, ou l’historien et archéologue Winckelmann. Le théâtre grec représente, pour Wagner, deux points essentiels à l’élaboration de ses propres opéras : le recours aux grands thèmes mythologiques, et la référence aux grandes tragédies existentielles. C’était là un de ses rêves : reconstituer, via la mythologie germanique, l’expérience de la tragédie grecque, pour mieux se mesurer ensuite avec elle.

 D.S.S. : La manière dont il conçoit l’espace où se tient le public est, lui aussi, d’inspiration grecque !

 J.D.D. : Oui. C’est à Riga, aujourd’hui capitale de la Lettonie, qu’il réalise que le théâtre, dont on lui avait confié la direction, correspond, dans la disposition du public, à ses vœux : un théâtre en hémicycle, où la place du spectateur est démocratique, et non pas un théâtre à l’italienne, avec un parterre et des balcons correspondant, implicitement, à une hiérarchie sociale. Wagner ne veut pas cela : il souhaite, au contraire, que tout le monde soit à égalité devant le plateau. C’était là, pour lui, une obsession d’ordre politique, sinon idéologique. Il y découvre aussi une scène, avec son appareillage technique et mécanique, où la fosse d’orchestre est la moins visible possible : ce qu’il va restaurer, dans son propre théâtre, à Bayreuth, qu’il va adorer. C’était là, pour lui, un lieu de bonheur !

WAGNER, LE REVOLUTIONNAIRE

 D.S.S. : Sa confrontation, sur le plan des idées, avec des penseurs aussi importants que Nietzsche et Schopenhauer ne manque pas non plus d’intérêt, tant sur le plan philosophique qu’existentiel !

 J.D.D. : Effectivement. Sa relation conflictuelle avec Nietzsche est assez connue. Mais, en ce qui concerne Schopenhauer, le titre même de son principal ouvrage, « Le monde comme volonté et comme représentation », est extrêmement révélateur : ses deux composantes fondamentales, la volonté et la représentation, expliquent la démarche de Wagner. Il y a d’abord cette volonté inexpugnable, ce puissant désir d’aller jusqu’au bout de son propos, et qu’il va réaliser, plus que tout autre musicien, avec sa « tétralogie ». Et puis, s’il y a un artiste qui est dans la question de la représentation, c’est bien Wagner. Il y a en outre, tant dans l’œuvre philosophique de Schopenhauer que dans l’œuvre musicale de Wagner, une extraordinaire amplitude.

 D.S.S. : La relation de Wagner à quelques-unes des principales idées philosophiques de ce temps-là s’avère déterminante pour comprendre en profondeur l’esprit wagnérien !

 J.D.D. : Absolument ! Une chose me paraît évidente : c’est que la « tétralogie » wagnérienne, et en particulier une œuvre comme « L’Or du Rhin », peut se lire, avant tout, comme une critique du capitalisme. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Wagner fut, très tôt, un fervent lecteur de Proudhon, de Bakounine et de Marx. Car Wagner, contrairement à l’exploitation honteuse qu’en feront plus tard les nazis, a une sensibilité de gauche, dotée d’une pensée proche du socialisme libertaire, sinon de l’anarchie. Wagner, né au crépuscule de l’épopée napoléonienne, est un véritable révolutionnaire. L’épisode de sa rencontre avec Bakounine constitue, de ce point de vue-là, une des grandes expériences, avec son exil (en Suisse, en Italie et en France), de sa vie !

*Publiée chez Gallimard (coll. « Folio Biographies »), Paris.N.B. De Jacques De Decker, on lira également, parue chez le même éditeur et dans la même collection, une biographie consacrée au grand dramaturge norvégien Henrik Ibsen.

DANIEL SALVATORE SCHIFFER

Crédit photo : Nadine Dewit


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