Et Claire Bretécher dessina la femme (libérée)

par Sylvain Rakotoarison
mercredi 12 février 2020

« Elle a avalé son extrait de naissance, elle a plié son parapluie, elle a pris perpète. (…) Elle s’est évaporée dans la musique des sphères, elle est devenue feue, elle est entrée dans le sein d’Allah. »…



Agrippine déconfite ! Le huitième tome. Triste comme l’actualité de ce mardi 11 février 2020. L’auteure de bande dessinée Claire Bretécher "est partie" ("yaka dire comme tout le monde") à quelques semaines de ses 80 ans (qu’elle aurait eus le 17 avril 2020), "fidèle" à Nantes où elle a passé son enfance et des études des beaux-arts qu’elle a vite quittés : « J’ai fait des progrès en ratant mes dessins. ». Selon un portrait de Laurence Le Saux publié dans "Télérama" le 2 décembre 2015, Claire Bretécher était « une femme libre, qui ne rentrer[ait] jamais dans les cases », également « drôle, vive et terriblement intelligente ».

Son style de dessin épuré (un peu comme Sempé) montrait à la perfection les expressions du visage, les mouvements. Son style d’écriture, l’esprit de dialogue, les répliques vachardes, la méchanceté des personnages, tout a concouru à placer Claire Bretécher parmi les plus grands auteurs humoristiques. Peut-être la Françoise Sagan de la BD ?

Rare femme dans la bande dessinée, reconnue dès ses jeunes années (quand elle avait la trentaine), collaboratrice dans de nombreux journaux (notamment "Pilote" et "Le Nouvel Observateur"), elle n’était pas seulement un coup de crayon, elle était une belle plume, au style inimitable avec de l’argot de jeunes (comme : « Une feuth aussi oinche, j’aurais mieux fait de brouter une pizza light avec mon peurh ! »). Peut-être l’un des plus beaux symboles des "soixante-huitards" dont elle ne faisait pourtant pas vraiment partie car un peu trop âgée (ce sont ses personnages qui sont des soixante-huitards). Elle était entrée au "Nouvel Observateur" en octobre 1973, avec la création des "Frustrés", sollicitée par son fondateur et directeur Jean Daniel (qui va être centenaire cet été) : « Tout son humour, tout son esprit, sa cruauté, son érotisme, tout cela était dans l’ADN du journal. » (actuabd.com le 14 décembre 2015).



En effet, d’une « pulposité nordique », selon Pierre Desproges, elle symbolisait la liberté de la femme, son émancipation des années 1970, parfois de manière absurde ou dérisoire. Elle n’était pas une féministe, elle était une sociologue : Roland Barthes l’a même proclamée « le meilleur sociologue de l’année » en 1976. Son ami et dessinateur René Pétillon, qui est parti seize mois avant elle, précisait toutefois : « Elle ne s’inscrit pas dans une démarche documentaire, mais se fie à son intuition. ».

Son mari universitaire, Guy Carcassonne, bien plus jeune qu’elle mais parti bien plus tôt qu’elle, était un politologue, constitutionnaliste réputé, très proche conseiller de Michel Rocard à Matignon, il observait les acteurs politiques quand Claire Bretécher observait simplement les femmes. Peut-être plus biologiste que sociologue, elle les disséquait !



Dans l’émission "Question sans Visage", diffusée le 2 juillet 1977, Claire Bretécher a expliqué pourquoi elle n’avait pas travaillé pour "Charlie-Hebdo".





Quelques personnages légendaires sont nés de son talent, comme Cellulite, les Frustrés, Agrippine (aussi une version très personnelle de Thérèse d’Avila, Baratine et Molgaga, les Gnangnan, etc.). Acuité de la description sans complaisance souvent de bourgeoises parisiennes, déjà sensibilisées par l’écologie des années 1970, ses œuvres traitent de l’amour, du sexe, des problèmes des femmes, de l’esprit rebelle, de la société de consommation, etc.



Agrippine est, à mon sens, l’exemple géniale de la rigueur artistique de Claire Bretécher, inventée en 1988, personnage d’adolescente insolente et adorable, attachante et détachée : « Je pensais qu’il fallait jouer, graphiquement, sur la fatigue humaine. ». Cette série de bandes dessinées a donné lieu également à une série télévisée très bien réussie diffusée sur Canal Plus à partir du 12 novembre 2001 (26 épisodes), très bien servie par les voix. Pourquoi Agrippine à la réputation historique si sulfureuse ? Sa génitrice s’en est expliqué dans "L’Obs" du 13 novembre 2015 : « C’est la mère de Néron. Je voulais quelqu’un qu’on ait envie de détester tout de suite. ».

Par exemple, les bavardages d’ados portent sur leur corps : « En 94, je me fais poser des seins. En 97, je me fais liposucer les cuisses. En 98, je me fais rajouter du menton. Là, je peux commencer à vivre, donc je m’occupe de ma carrière. Entre 2 et 6, j’ai trois enfants. En 7, je me fais retendre le ventre. Entre 8 et 18, je gère mes réussites professionnelles, émotionnelles et familiales. En 19, lifting complet de la tête aux pieds. C’est après que je ne sais pas quoi faire. ». Presque prémonitoire, chez cette jeune ado au premier tome d’Agrippine (1988).

Véritable star de la bande dessinée francophone, Claire Bretécher est traduite dans plus d’une dizaine de pays (même en finnois et en catalan) et elle a eu trois prix au Festival d’Angoulême, un comme scénariste (son style est savoureux) en 1975, le Grand Prix spécial en 1982 et l’Alph-Art humour en 1999. J’évoque ses bandes dessinées mais elle est aussi l’auteure de pièces de théâtre et de peintures (des portraits notamment). Ses œuvres ont été l’objet d’une grande exposition rétrospective au Centre-Pompidou à Paris du 18 novembre 2015 au 8 février 2016.

D’un esprit très indépendant, agacée par la mainmise des éditeurs et forte de son succès acquis rapidement, Claire Bretécher s’est finalement autoéditée : « J’étais un peu parano vis-à-vis des éditeurs et cela m’amusait de faire cela, après "L’Écho des savanes". J’allais voir le photograveur, mon imprimeur allemand, en Espagne. J’ai toujours été aidée par des copines. Et j’ai gagné beaucoup d’argent. ». "L’Écho des savanes", c’était le journal de Gotlib, Mandryka et Bretécher, créé en 1972 après avoir quitté René Goscinny et son "Pilote". En 1963, Goscinny avait fait confiance à Claire Bretécher malgré des débuts assez laborieux. D’autres auteurs de BD ont suivi cette envie d’autoédition, en particulier Albert Uderzo.

Le 16 novembre 2015 (à l’occasion de la rétrospective à Beaubourg), Gotlib s’était amusé à commenter quelques dessins de Claire Bretécher qu’il n’hésitait à comparer à Reiser, et il trouvait la dessinatrice aussi belle que ses personnages étaient laids.



Claire Bretécher a créé la "femme dessinée" mais aussi la "femme libérée" reprise dans un tube de l’été 1984. Le parler cru de ses personnages est peut-être libéré mais n’est jamais ni grossier ni vulgaire : « La prochaine fois que tu veux m’insulter de façon vulgaire, il vaut mieux que tu me faxes. » ("Agrippine" n°4).

Premiers échantillons de ce style : « Je vais poser ma fine tête blonde sur tes genoux et écouter les battements de ton cœur dans tes rotules de marbre. » ("Les angoisses de Cellulite"). Ou encore : « Je suis absolument contre cette vague d’érotisme systématique qui d’ailleurs est dépassée ! Ce qui m’intéresse, c’est de découvrir l’être dans toute sa vérité. » ("Salade de saison"). Aussi : « Je suis la fille du roi ! Tu n’es pas tombée sur un bas morceau ! » ("Les angoisses de Cellulite").

Ce style, sorte blabla de pseudo-intello, est évidemment bien plus important que les dessins qui le structurent. Il nourrit les succulentes chroniques sociales de ses œuvres.

Un dialogue dans le sixième tome d’Agrippine :
« J’ai réinsertion de dealers à Bagnolet à 6 heures.
– Dealers de quoi ? Je suis peut-être dans le besoin ?
– Pâté de campagne, salade de museau, gras-double à l’ancienne.
– Arrête de mythonner, la charcuterie est encore en vente libre dans ce pays.
– Pas dans les restaus diététiques des centres de thalasso. Faut que j’y aille, je te laisse. ».

Quatrième tome :
« Votre livre est giga, c’est exactement ma vie.
– Ah bon.
– C’est trop ouaf parce que je suis pas hyper conforama comme fmeuh.
– …
– ça me troue… c’est total moi.


– J’ai été jeune aussi au Jurassique antérieur. ».

Destin : « Il y a des jours où il n’y a qu’à bouffer du Temesta en maudissant son karma. » ("Agrippine" n°1).

Intellectualisme féminin : « De toute façon, la théorisation de la féminitude s’articule à la lutte des classes au niveau du terrorisme du texte qui s’exerce quand on refuse de réintégrer nos déviations à la norme. » ("Les Frustrés" n°3).

Littérature française : « Le cerveau de Voltaire aurait tenu dans un bigorneau, c’est pour ça qu’il haïssait les épingles. » ("Petits travers").

Discours de la méthode : « Dimanche, Bergère a déménagé chez la mère de Mirtil… elle a pris six culottes, sa trousse de toilette et le Discours de la Méthode de Pascal. » ("Agrippine" n°2).

Culture musicale : « Mozart, c’est nul. Sauf la musique du film. » ("Agrippine" n°1).

Massage : « Je ne pense pas que les play-boys soient venus de 5 à 7 pour me faire le repassage. » ("Les Frustrés" n°4).

Sport : « Eh bien, France-Constance… ce week-end en Écosse ?
– Merveilleux, des gens exquis… seulement à cause de mon tennis-elbow, j’ai dû porter les clubs de Damien-Jean du bras gauche… de sorte qu’aujourd’hui, je souffre d’un golf-shoulder… Que me conseillez-vous ?
– La pétanque.
– Je me doutais que vous seriez constructif. » ("Docteur Ventouse, bobologue").

Coquetterie d’adolescente :
« Qu’est-ce que c’est que ça ?
– Un bouton.
– Je vais te le percer.
– Non. Il est pas mûr.
– Pas mûr ? Il y a une tête blanche grosse comme mon ongle. Si tu préfères, perce-le toi-même.

– Non. Je trouve qu’il va bien avec ma robe.
– Tu ne peux pas aller avec cette purulence à l’anniversaire de ta grand-mère.
– Si… ça lui rappellera sa jeunesse.
– Soit tu perces ce bouton soit tu restes à la maison et je te signale que nous partons.
– Je reste. » ("Agrippine" n°4).

Coquetterie (suite) : « Je me suis fait glonflos les lèvres au collagène pour mon anniv. Déjà que les gnolguis tombaient raides collapses, là ça va être cyberdélire. » ("Agrippine" n°4).



Formes féminines : « Moi, j’ai des nibards de pouffe, c’est pas le don non plus. Et mes cropoplités, c’est le tocsin. (…) Moi, j’ai le cropoplité qui craint. (…), bourré de cellulite avec des varices. » ("Agrippine" n°1).

Formes féminines (bis) : « Tu dis ça parce que t’es pas sexy, parce que t’as pas de seins, mais c’est pas grave… Y a des barjes qui aiment. » ("Agrippine" n°2).

Égalité des sexes : « Il me dit : j’ai un vieux fantasme, me faire inviter à déjeuner par une femme libérée… Qu’est-ce que tu voulais que je fasse ? J’ai raqué. » ("Les Frustrés" n°4).

GPA : « Alors, sérieusement Candida, vous accepteriez ?
– Oh moi, il m’est égal d’être enceinte, il ne me dérantche pas de bomir…
– Oh et à propos, combien voulez-vous ?
– Oh tché comme bous boulez…
– 30 000 ?
– Ma sor l’a eu 50 000 ma tché bous qui disez…
– 50 000 ? Bon, je vais me débrouillez. 25 000 à la transplantation et 25 000 à l’accouchement, ça va ?
– Au noir mame Lemertchier ?
– Bien entendu. » ("Le destin de Monique").

Maternité : « Ca va être un garçon. (…) Je ne peux pas supporter d’avoir des couilles dans le ventre. » ("Les mères").

Bavardage : « Dame, t’es ben comme ton père, y a t’y des fois où t’aurais du bénéfice à fermer ta gueule ! » ("Le destin de Monique").

Addiction : « Damned… plus de clopes ! Quelqu’un peut m’assurer une NUIGRAV… vement à la santé ? » ("Agrippine" n°4).

Hygiène pas seulement féminine : « Te rends-tu compte que ton lit à lui seul héberge deux millions d’acariens qui se régalent de tes squames cutanées ? (…) Tes pellicules, tes poils, tes fluides corporels, tes sécrétions nasales, tes croûtes… (…) tes rognures d’ongles (…), bref, sache que tu dois laver ta couette, tes oreillers et ton boutis deux fois par mois à 60°C et passer l’aspi sur le sol, ton sommier et les rideaux minimum une heure par jour, les pieds du lit, tu les tamponnes matin et soir à l’hexomédine, le reste, tu le portes à la déchetterie. » ("Agrippine" n°7).

Passage à vide : « Mon mari est parti avec sa jeune grue, mon amant avec sa vieille peau légale, mon fils est à Moorea en classe de Tropiques, mes parents trekkent dans l’Hindu Küich et mes copines mettent la période à profit pour faire leurs liftings… Je suis comme un croûton derrière une malle. » ("Mouler démouler").

Gérontologie : « Je rirais bien mais mes dents sont dans ma valise. » ("Agrippine" n°3).

Vieille avare : « Aujourd’hui, j’ai fait une blague désopilante à des arrière-petits-enfants que j’ai. J’ai fait mine de me tromper dans les anciens et les nouveaux francs… ça m’a fait économiser mille francs… neuf cent quatre-vingts exactement. MGMHHUUU je suis trop espiègle. » (Agrippine" n°5).

Longévité et espérance de vie : « On ne peut pas s’en sortir, les jeunes… On a le tamis complètement bouché.
– Moi, de toute façon, je me suicide à 30 ans. Maxi.
– On n’aura même pas d’héritage, nos biomanes vont vivre jusqu’à 120 ans avec des Alzheimer d’acier.
– Peut-être qu’en mettant tous nos RMI ensemble, on peut se louer une partouze-terrasse. » ("Agrippine" n°4).

Pour moi, l’une des phrases les plus talentueuse de Claire Bretécher est celle-ci : « Pâle est le soleil d’hiver mais la sève n’en bout pas moins dans les canalisations intimes des vraies jeunes filles… » ("Les angoisses de Cellulite"). Un style qui peut faire penser à un autre humoriste…



Je termine alors par un des événements médiatiques de Claire Bretécher à la radio France Inter. Elle avait été jugée par le fameux Tribunal des flagrants délire le 19 décembre 1982, et l’avocat général n’était autre que le féroce Pierre Desproges : « Je hais cette femme (…). Elle m’a trop fait mal. Du pimpant séducteur que j’étais, cette femme (…), écrasant de sa croupe arrogante le banc de l’infamie qui ne lui a rien fait, cette sémillante gorgone qui essaie tant bien que mal d’abriter son âme noire sous le masque trompeur de sa pulposité nordique, cette maudite gargouille graffiteuse, qui avilit Avila en traînant dans la fange le souvenir de Thérèse, la grande, l’humble Thérèse, celle qui pleure quand on la hausse… et qui rit quand on l’abaisse, cette hétaïre feutrée de la gauche caviar… (…) Vous avez prostitué votre feutre et trahi notre noble cause bourgeoise en allant dessiner dans "Le Nouvel Observateur", le journal de machin… comment s’appelle-t-il déjà, le faire-part pensant ? Jean Daniel ! (…) Ôôôôôô ! Créature diabolique, tu as brisé mes illusions ! Oui, Claire, tu me les as brisées. Oui, Claire, tu me les brises encore, perverse beauté scandinave. (…) Dès son plus jeune âge, Claire manifesta des dons certains pour le dessin et la peinture. C’est elle qui m’apprit à manier les couleurs et à tenir mon pinceau bien droit. »…


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (11 février 2020)
http://www.rakotoarison.eu


(Tous les dessins ici proviennent des œuvres de Claire Bretécher).


Pour aller plus loin :
Guy Carcassonne.
Claire Bretécher.
Le peuple d’Astérix.
Pluralité dissonante.
Peyo.
Jacques Rouxel.
Pétillon.
Jean Moulin, dessinateur de presse.
Les Shadoks.
F’murrr.
Christian Binet et monsieur Bidochon.
Goscinny, le seigneur des bulles.
René Goscinny, symbole de l'esprit français ?
Albert Uderzo.
Les 50 ans d’Astérix (29 octobre 2009).
Cabu.
"Pyongyang" de Guy Delisle (éd. L’Association).
Sempé.
Petite anthologie des gags de Lagaffe.
Jidéhem.
Gaston Lagaffe.
Inconsolable.
Les mondes de Gotlib.
Tabary.
Hergé.
"Quai d’Orsay".
Comment sauver une jeune femme de façon très particulière ?
Pour ou contre la peine de mort ?


 


Lire l'article complet, et les commentaires