Femmes, « Hors-la-Loi » et démocrates en Algérie

par Olivier Perriet
samedi 23 octobre 2010

Il y a les films à spectacle et à message, largement subventionnés et promus par les pouvoirs publics.

Il y a ces scènes de liesse « spontanées », aux couleurs nationales, lors des matchs de foot.

Il y a ces discours officiels, mobilisateurs et unanimistes, contre l’ancienne puissance coloniale.

Et il y a les livres qui ne sont pas publiés, les événements que l’on tait.

Le 29 septembre dernier, le Forum de l’Institut régional du travail social de Lorraine accueillait à Nancy, en partenariat avec l’Association des travailleurs maghrébins de France (ATMF), la comédienne et militante Nadia Kaci, auteur du livre Laissées pour mortes, le lynchage des femmes de Hassi Messaoud et Ahmed Dahmani, universitaire et membre de la Ligue des droits de l’homme.
 
Les deux invités se sont exprimés devant plusieurs dizaines d’auditeurs, en majeure partie maghrébins ou d’origine maghrébine, sur le thème des libertés en Algérie avant d’échanger avec la salle, sous l’arbitrage d’un membre de l’ATMF et des responsables du Forum.
 
Ahmed Dahmani a ouvert le feu en tentant d’apporter des éléments de réponse à la problématique des libertés et de la situation des droits de l’Homme en Algérie 48 ans après l’indépendance.
 
Son exposé débuta par une chronologie des faits depuis les années 80 jusqu’à maintenant, et se conclut par une présentation de la situation actuelle des droits de l’homme en Algérie.
 
Depuis 1962 jusqu’aux années 80, l’Algérie a vécu sous le régime du parti unique, le FLN.
À partir du milieu des années 80 "l’étau s’[est] desserr[é]" même si, avec le recul, ce fut aussi une "tyrannie du statu-quo".
Un certain nombre d’assouplissements aux pratiques autoritaires en vigueur s’imposent :
1980 : implantation de la première Ligue des droits de l’Homme en Algérie,
1987 : assouplissement de la loi sur les associations,
Novembre 1988 : fin du parti unique et libéralisation des médias etc…
En réalité, d’après M Dahmani, ces mesures ont été adoptées non par conviction mais par tactique, sous la pression d’événements populaires :
"Printemps berbère" en 1980, émeutes liées à "la mal-vie" en octobre 1988, où de jeunes algérois s’en prennent à tout ce qui représente l’État, les institutions et l’autorité. Dans ce dernier cas, la répression, extrêmement brutale, avec des tirs à balles réelles de l’armée sur les émeutiers, plusieurs centaines de morts et des milliers de blessés, fut un électrochoc et prouva que le statu quo était intenable.
 
Le pouvoir lâcha du lest, mais il ne s’agissait que d’un relâchement de façade : il y a toujours un "noyau dur" extrêmement opaque, autour de quelques chefs de l’armée et des services de sécurité, qui contrôle la vie politique et la redistribution des ressources. Par exemple, personne ne sait réellement comment sont utilisées les réserves de change, quelles sont les revenus de la Sonatrach (1ère entreprise publique algérienne, etc…). Et, même si le multipartisme fut instauré, on a assisté à un très fort émiettement du champ politique, avec près de 80 partis qui furent encouragés et reçurent des subventions.
 
C’est d’ailleurs au cours de cette période de libéralisation, en 1984, que fut adopté le très régressif Code de la famille, dont l’ombre plane sur les émeutes de Hassi Messaoud.
 
Évoquant la dernière élection présidentielle du 9 avril 2009, M Dahmani rappela que la Constitution interdisait au président sortant de se représenter plus d’une fois. Bouteflika l’a donc fait modifier, à l’instar de Ben Ali en Tunisie, et, malgré un boycott que les observateurs ont considéré comme massif, les résultats officiels ont donné une participation de 99% et 74% des voix dès le premier tour pour le sortant.
 
La question de l’état d’urgence permit ensuite à M Dahmani d’introduire le thème des violations des droits de l’homme et des libertés durant cette période :
 
Promulgué en février 1991 dans la foulée de l’annulation des élections qui allaient être remportées par le FIS, il a été décrété pour une durée de 12 mois. Il est encore en vigueur actuellement puisqu’il a régulièrement été prorogé sans vote de l’Assemblée. Or, d’après le gouvernement lui-même, le terrorisme est résiduel dans le pays, donc il n’a plus aucune raison d’être. L’état d’urgence permet de restreindre à volonté toutes les libertés (manifestation…).
 
Autre problématique, celle des disparitions au cours de la guerre civile. Environ 10000 personnes ont disparues depuis 1990. Cependant la Charte pour la paix et la réconciliation nationale de 2006 a absout les services de sécurité et les anciens terroristes "qui ne sont pas coupables des crimes les plus odieux". Les critiques contre les atteintes aux droits de l’homme perpétrées par les forces de sécurité sont érigées en infractions pénales.
 
Les libertés syndicales sont l’objet de nombreuses violations ; pour exemple, les grèves sont très souvent déclarées illégales. Jusqu’en 1990, il n’existait qu’un syndicat, lié au parti unique, l’Union générale des travailleurs algériens (UGTG). La loi du 2 juin 1990 a autorisé d’autres syndicats, mais le pouvoir préfère toujours traiter avec l’UGTG, devenue une sinécure pour apparatchiks, détachée du sort des salariés qu’elle prétend représenter.
 
La liberté de conscience est également malmenée, bien qu’elle soit théoriquement garantie par la Constitution. Depuis l’apparition de mouvements prosélytes évangélistes (protestants, car les catholiques s’abstiennent de tout prosélytisme), la loi de 2006 règlemente l’exercice des cultes non musulmans. Le prosélytisme est donc passible de peines de prison, l’exercice des cultes non musulmans est cantonné dans certains lieux[1], on instaure un délit d’ "atteinte aux préceptes de l’Islam". Les "dé-jeuneurs", en réalité des ouvriers qui, la chaleur et la fatigue aidant, se sont permis de boire et de manger sur un chantier lors du dernier ramadan et ont été dénoncés par des voisins, sont poursuivis en justice. Cette répression frappe également des courants musulmans minoritaires comme les Mozabites (courant issu du chiisme), dont le rite n’est pas reconnu.
 
Enfin, le temps pressant, M Dahmani termina son allocution par un petit état des lieux des libertés en matière médiatique. Là encore, une loi de 1990 a libéralisé la presse écrite. Cependant, le pouvoir use de subterfuges pour limiter l’expression des médias : Radio et télévision sont d’ailleurs toutes propriété de la puissance publique, tandis que, pour la presse, les journalistes qui déplaisent sont victimes de harcèlement judiciaire (procès en diffamation, etc…) et terminent parfois en prison. L’Agence nationale de publicité (ANEP), publique, est aussi un moyen de pression indirecte sur les journaux. Ceux qui ne sont pas dans la norme sont privés de publicité, tandis que les journaux "amis" en sont abreuvés.
 
 
Nadia Kaci s’est attachée à présenter son livre, non sans certaines longueurs, probablement parce qu’il ne lui fut pas aisé d’en parler sans résumer l’ensemble du texte et donc d’ ôter aux auditeurs l’envie de l’acheter. Ce qu’elle a du reste fait remarquer à une personne de la salle.
 
Elle a conçu ce livre comme un acte de militantisme, contre le discours, d’après elle omniprésent, confinant à l’obsession, en Algérie, qui consiste à ériger les femmes en pécheresses en puissance, à enfermer sous un voile et reclure à la maison.
 
Le lynchage des femmes à Hassi Messaoud l’a tout de suite intéressé et elle considère qu’il est emblématique de la situation des femmes en Algérie. Après des contacts indirects par le biais d’une association d’aide, et au vu des difficultés rencontrées par les rares victimes pour faire valoir leurs plaintes en justice - seules 2 femmes ont été jusqu’au bout des poursuites -, elle a décidé d’en faire un livre. Comme un cri pour témoigner.
 
Hassi Messaoud est une cité pétrolière du sud de l’Algérie ; elle compte plusieurs dizaines de milliers d’habitants officiels, auxquels s’ajoutent les résidants des bidonvilles alentours.
La population locale a été dépassée par un afflux de travailleurs isolés, des hommes en grande majorité, mais aussi un nombre relativement important de femmes.
Comme les hommes, elles viennent pour subvenir aux besoins d’une famille restée au nord, mais il se trouve également des veuves, des femmes répudiées avec leurs enfants, chefs de famille célibataires par obligation, contraintes de s’embaucher sous peine d’être réduite à la mendicité.
 
Cette situation, pour anodine qu’elle paraisse aux yeux d’un "Occidental", est pourtant explosive :
Chômage et concurrence sur le marché du travail créent des rancoeurs contre celles "qui prennent le travail des hommes".
De plus, si ces femmes sont marginales par rapport à la structure familiale traditionnelle, elles sont relativement émancipées et autonomes financièrement. De nombreuses associations d’entraide ont d’ailleurs vu le jour (coopératives, colocation d’appartements, etc…).
Elles menacent donc doublement l’ordre traditionnel, gravé dans le marbre du Code de la famille, mais sont en même temps vulnérables et isolées.
En toile de fond, mais Mme Kaci n’a guère développé ce point, il y a le bouleversement d’une petite ville par l’exploitation pétrolière et l’industrie lourde, et l’afflux de travailleurs qui en découle.
 
Après plusieurs prêches virulents d’un imam d’un bidonville, une émeute a lieu le 31 juillet 2000, où plusieurs centaines d’hommes agressent, violent et torturent plus d’une centaine de femmes.
 
L’hôpital local, débordé et/ou complice moral des agresseurs, soigne à la va-vite les victimes qui ont, dès le départ, toutes les peines du monde a se faire délivrer des interruptions temporaires de travail. La rumeur se répand, dans la ville puis dans tout le pays : ces femmes seraient des prostituées et des provocatrices. Le signe également d’une frustration sexuelle sous-jacente parmi une population d’hommes seuls ?
 
Sous le poids des violences et de la réprobation morale, la plupart se taisent et quittent illico la ville, tandis qu’une poignée dépose plainte et poursuit les agresseurs en justice.
Là encore, les chausse-trappes se multiplient : leurs avocats ne se présentent pas aux procès, et elles sont menacées par les suspects, soutenus par leurs familles, dans l’enceinte même des tribunaux. Il est vrai que, comme l’a souligné Mme Kaci, la justice algérienne est plus encline à condamner - à de la prison ferme - le riverain qui se plaint du bruit causé par les appels à la prière provenant de la mosquée voisine, que ladite mosquée pour tapage nocturne.
Ponctuellement, les violences se poursuivent à Hassi Messaoud et l’imam responsable des prêches incendiaires a été "promu" au sein de la plus grande mosquée de la ville.
 
Son ouvrage s’est donc attaché à faire le récit de cette tragédie grâce au témoignage de deux victimes. En première partie, il a retracé leur enfance, marquée par le poids du statut d’éternelle dépendante dans lequel est enfermé la femme algérienne.
 
Ce livre pourrait me semble-t-il servir de base à une travail de recherche sociologique visant à analyser le déroulement ce cette émeute, en prenant également en compte le point de vue des agresseurs, un peu sur le modèle du Village des cannibales d’Alain Corbin[2]...
 
 
Les interventions qui suivirent furent souvent centrées sur la question de l’espoir d’une amélioration en Algérie.
 
Un militant prit la parole à deux reprise et évoqua la constitution d’un Gouvernement provisoire de la Kabylie ("GPK") en exil, au vu de la répression sévissant en Algérie. Impossible toutefois de savoir si ces groupes peuvent tenir leurs réunions ailleurs que dans une cabine téléphonique.
 
Une intervenante, soutenue par un groupe d’amies, réfuta par avance toute responsabilité de l’islam dans la situation dégradée des femmes en Algérie ("On ne peut pas imputer [les violences de Hassi Messaoud NDR] à l’islam, ce sont des voyous qui ont fait cela") et accusa indirectement Mme Kaci de participer à la stigmatisation des musulmans ("On [les musulmans NDR] est déjà assez montré du doigt comme ça").
 
Argumentation autiste classique, où l’argument d’autorité ("ça ne peut pas…") absout d’avance toute réflexion et toute critique, ce que Mme Kaci a remarqué en rétorquant que les violences sont bel et bien intervenues après le prêche d’un imam, que ce ne sont pas les actes isolés de simples délinquants. Ça rappelle finalement les analyses martelées dans nos médias après chaque événement mettant en cause des musulmans ou des descendants d’immigrés : "Surtout, il ne faut pas faire d’amalgame…".
Certes. Mais, pour le coup, un esprit critique et rationnel se doit d’analyser les faits sans contraintes et sans œillères.
Et à propos d’œillères, l’une des interventions suivantes exhorta les musulmans à "ne pas s’enfermer dans leur bulle", à prendre garde aux autres, qui n’ont pas forcément les mêmes croyances ou les mêmes coutumes, et à l’image qu’ils peuvent leur donner.
 
Le Consul de Finlande qui, étonnamment, faisait partie de l’assemblée, rapprocha la situation de l’Algérie de celle de la Russie en rapportant une citation du président russe Medvedev soulignant que, depuis les tsars, la Russie n’a jamais été démocratique, donc il est illusoire de penser que ça puisse subvenir du jour au lendemain. Semblablement, il n’y a aucun précédent démocratique en Algérie sous l’Empire ottoman, la colonisation française, ou après l’indépendance.
En écho, l’un des derniers intervenants fit remarquer que s’il y avait des élections libres demain, cela déboucherait peut-être sur le même vote qu’en 1991, et que la question resterait entière.
 
Mme Kaci et M Dahmani furent d’accord pour souligner que malgré le discours officiel, lénifiant et monolithique, l’espoir réside dans un certain nombre d’éléments de la société algérienne (journalistes, internautes, associations, femmes militantes…) qui font preuve d’un esprit critique aiguisé.
 
M Dahmani souligna pour sa part que malgré une guerre civile atroce où des voisins voire des familles entières se sont déchirées, certains sont encore prêts à se battre pour la liberté. La solution, si elle ne réside pas, effectivement, dans l’organisation d’élections libres qui imposeraient magiquement la démocratie, consiste au moins à démanteler l’appareil autoritaire dont il a fait l’inventaire au début.
 
Il conclut enfin en exhortant les membres de l’immigration maghrébine en France et en Europe à inciter les gouvernements européens à réviser leur vision sur leurs homologues maghrébins. Étrangement, il promut la sénatrice Alima Boumédienne-Thiéry -Les Verts- en exemple à suivre, et rappela sans plus de précision qu’elle allait faire l’objet d’un procès à Nanterre pour incitation à la haine raciale.
 
 
Je retire de ces débat l’impression d’une lucidité dont nos journalistes et débateurs, paralysés par leurs tabous ou, plus prosaïquement, par la conviction que leurs compatriotes sont des monstres en puissance, susceptibles d’agresser leurs voisins maghrébins si on ne leur tient pas un discours "antiraciste", gagneraient à s’inspirer. Ce qui convient à légitimer le nationalisme algérien le plus obtus incarné par le président Bouteflika.
Quant à l’espoir…La tenue d’un tel débat est déjà en soi porteur d’espoir, et, cela vaut pour tous les pays, rien n’est jamais définitivement acquis ou perdu.
 
Pour en revenir à mon point de départ, on voit bien à quel point le film Hors la loi est une imposture. Vu l’état de la liberté d’expression en Algérie, les pressions qui ont lieu sur les voix qui déplaisent, et le discours du président Bouteflika, qui instruit chaque jour le procès de la France en génocide, comment croire une seule seconde que le gouvernement algérien a financé le film de Rachid Bouchareb par seul amour de l’art ?
Pour information, le livre de Mme Kaci n’est toujours pas publié en Algérie, officiellement pour des raisons administrative : la procédure ISBN n’est pas bouclée…
 
Quelques ambiguïtés ressortent aussi du discours de M Dahmani, qui promeut un lobbying officiel des populations d’origine immigrée. Au risque de rendre crédible une théorie de la cinquième colonne, qui manipule la politique étrangère de la France. J’ignore l’ampleur du soutien offert par la sénatrice Alima Boumedienne-Thiéry à la cause des démocrates algériens. Mais on peut aussi constater qu’elle est également bien référencée par les très communautaristes oumma.com et indigènes de la république pour son lobbying pro-Palestinien. Il est vrai qu’on retombe par là dans les aberrations des Verts, qui font une distinction subtile entre le nationalisme français, mauvais, et le nationalisme palestinien, foncièrement bon.
Mais, au fait, pourquoi les Algériens, comme les Français d’ailleurs, devraient-ils porter sur leurs épaules tous les malheurs plus ou moins fantasmés des Palestiniens, et hurler à l’unisson des fanatiques qui font leur miel de ce conflit ?
 
Olivier Pierret


[1] Un prêtre l’a appris à ses dépends, qui est poursuivi pour avoir célébré une messe sans autorisation avec des migrants sub-sahariens.
[2] Autopsie du lynchage d’un noble par des paysans de Dordogne en 1870, sur fond de guerre entre la France et la Prusse.

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