Fritz Lang : sa période muette est la plus parlante

par Taverne
jeudi 17 octobre 2013

Deux mystères entourent la vie de l'homme qui fut le plus grand cinéaste allemand d'avant-guerre. Le premier est la mort violente de sa première femme en sa présence, le second mystère découle du récit fait par Lang d'une rencontre officielle avec Goebbels, rencontre qui aurait été déterminante dans son choix de partir, mais qui aurait été complètement inventée. En-dehors de ça, Lang est une personne comme vous et moi. A défaut d'être l'architecte de sa vie, on s'en fait parfois le scénariste. Fritz Lang a été les deux : architecte de cinéma et scénariste.

Fritz Lang est le fils d'un architecte en vue qui voulait voir son fils lui succéder. Mais le fils se rebella et devint scénariste. Il n'en demeure pas moins que la maîtrise de l'architecture joue un rôle-clé dans l'oeuvre du cinéaste, autant dans Metropolis avec sa ville du futur, que dans M.Le Maudit ou autres productions dans lesquelles l'auteur utilise des éléments architecturaux et dessine des perspectives étonnantes. La production entière de Fritz Lang est, pour Claude Chabrol, une "métaphysique de l'architecture". 

Lang, architecte de son oeuvre

Ce n'est que dans les dernières années de sa vie que le cinéaste peut enfin se faire l'architecte de son oeuvre, oeuvre dont il prend la maîtrise absolue. En effet, ayant quitté Hollywood, il n'est plus soumis à ses codes (le happy end superflu, le manichéisme...) ni à ses lois (comme la la loi des genres bien séparés). Comme tout homme sentant venir le terme, il cherche la paix intérieure, la paix de sa conscience. Il se réconcilie avec son père en devenant architecte, de son oeuvre : le diptyque indien "Le Tigre du Bengale" et "Le Tombeau hindou". Tout un univers qu'il crée, fait de symboles et de décors à son goût.

Les assassins sont parmi nous

C'était le premier titre de M. le Maudit et, pour Lang, on peut l'interpréter ainsi : le sentiment de culpabilité hante chacun de nous. Etait-il lui-même hanté par un sentiment de culpabilité ? Retour sur le mystère de la mort de sa femme. Lang s'est marié en 1919. Mais en 1920, il tombe amoureux de Théa von Harbou, une romancière et scénariste. L'épouse surprend les amants et - selon la thèse officielle - se suicide au revolver. Mais le doute subsiste chez certains : Lang a-t-il pu tuer sa femme ? A-t-il délibérément tardé à appeler les secours ? A-t-il vu là une opportunité qui le hantera toute sa vie ?

Le sentiment de culpabilité est un puissant moteur dans l'oeuvre de Lang. C'est ce qui le mène à créer des personnages ambivalents voire doubles, à brouiller les frontières entre le bien et le mal. Mais aussi à montrer des personnages hantés par ce violent poison comme M. le Maudit. Dans cette oeuvre, ce n'est pas le bien qui combat le mal, mais une forme de mal (la pègre) qui lutte contre un autre mal (le tueur d'enfants). On est loin des codes hollywoodiens où le bien est survalorisé dans un manichéisme bien pensant. 

Lang et Hollywood : la question sans cesse posée

Un débat, toujours actuel, divise en deux les critiques : pour les uns le grand Fritz Lang s'est laissé noyer dans les conventions hollywoodiennes et guidé par les impératifs commerciaux dans sa période américaine. Pour les autres, comme les cinéastes de la Nouvelle Vague qui idolâtrent Lang et le défendirent dans les Cahiers du cinéma, le cinéaste aurait toujours su détourner les codes et les genres à son profit pour imposer sa marque. Seul manquement : "Guerillas" qui est une oeuvre de propagande et de commande. En réalité, il faut si l'on veut être honnête et faire la part des choses, on est obligé d'admettre que Lang fut beaucoup moins libre quand il passa du statut du plus grand cinéaste allemand à celui de simple cinéaste américain parmi d'autres dans un pays qui n'en manquait pas. Pendant cette période, il n'eut plus la libre disposition de l'écriture de ses scénarios, se vit imposer des acteurs, dut chercher à gagner sa vie et donc les faveurs des producteurs...

La période la plus expressive de Lang se situe à l'époque du muet. Non pas qu'il ait mal vécu la transition vers le parlant, mais à cause de ces contraintes qui pèseront sur lui par la suite.

I - LA PERIODE DU GRAND FRITZ LANG

Mabuse le joueur (1922)

Docteur Mabuse n'est pas encore une dénonciation du nazisme montant, même si c'est l'impression donnée rétrospectivement par le deuxième opus, "Le Testament du docteur Mabuse", en 1932. Mabuse incarne le mal absolu, c'est là la seul analogie certaine avec le nazisme.

En 1922, Lang veut seulement rendre l'esprit de son temps (le "zeitgeist"). Ce n'est pas sur ce point que le cinéaste se montre visionnaire, c'est sur le thème de la bourse et des spéculateurs. A ce titre, on peut dire que son regard porte sur les années 2000 ! La scène du krach boursier organisé par Mabuse en chef d'orchestre est édifiante. C'est aussi le reflet de Berlin de l'époque avec l'inflation et les spéculateurs, de la république de Weimar déclinante au profit d'un mal obscur. Cette décadence est exprimée métaphoriquement par la tirade de la comtesse Told qui n'a plus de sensation : elle dit avoir le "sang fatigué".

"Tout Hitchcock est dans ce film" s'extasie Claude Chabrol. Le docteur Mabuse est double ; il endosse aussi une identité officielle qui lui permet de donner des conférences sur la psychologie. Pouvoir et mal souterrain s'entremêlent. Fritz Lang aime les personnages à double identité. Il dénonce les techniques de manipulation des gens : le docteur Mabuse exerce ses pouvoirs d'hypnose et de suggestion. Il fait aussi des tours de magicien devant un public. Il fait notamment sortir une tribu de l'écran pour la faire défiler dans la rangée centrale. Woody Allen reprend cette idée dans "La rose pourpre du Caïre."

Il y aura deux suites à ce film. L'un en 1932 : "Le Testament du docteur Mabuse". Tourné peu avant la prise du pouvoir par Hitler, il s'agit, selon son auteur, de son premier film intentionnellement anti-nazi. Lang place dans la bouche de Mabuse, et d'autres criminels, des slogans et doctrines du IIIe Reich. La projection du Testament du docteur Mabuse fut interdite en Allemagne, par Goebbels.

L'autre suite sortit en 1960 : "Le Diabolique docteur Mabuse". C'est le dernier film de Lang. Il y dénonce l'oubli par l'Allemagne du nazisme et le démon du progrès comme moyen de surveillance des individus.

Metropolis (1927) Fritz Lang confirme avec ce film qu'il est un créateur de génie et un maître de l'expressionnisme allemand (même s'il en refusait l'étiquette) avec Ernst Lubitsch et F.W. Murnau. Maria propose une alliance du capital et du travail où les exploités sont soumis. Il en sera fait reproche au cinéaste. En effet, ce message est un fondement de l'état nazi. Mais le film fut aussi accusé du contraire et de contenir des messages communistes. Résultat, de nombreuses censures ont amputé l'original d'un bon tiers.

M.Le Maudit (1931) Le premier titre devait être "Les assassins sont parmi nous". Mais les nazis y virent une critique et finirent par l'interdire quelques années plus tard. Ce n'est que lors du tournage que Lang change le titre en M, après avoir réalisé la scène où Peter Lorre se fait inscrire un M à la craie par un délinquant. « mon film tout entier est un reportage. M est mon préféré », dit-il à Brigitte Bardot dans Le Mépris de Jean-Luc Godard, film où il joue son propre rôle. Il est vrai que Lang avait épluché la chronique journalistique de l'époque pour rendre son histoire le plus crédible possible (le scénario lui-même, de Théa von Harbou, est basé sur un article d'Egon Jacobson). Lang a également effectué des recherches sur l'argot de la pègre et sur les méthodes policières.

Le passage du muet au parlant chez Lang est une réussite. Certes, l'apport du son en lui-même permet un progrès par rapport aux intertitres. Mais Lang fait preuve d'une réelle maîtrise du son en l'utilisant finement : le sifflement récurrent du tueur (il siffle l'air "dans le château de Halldu, roi de la montagne" du Peer Gynt d'Edvar Grieg), le bruit du ballon rebondissant avant et après la consommation du crime de la petite fille. Le cri angoissé de sa mère - El-sie ! - et aussi l'intervention de la police dans la cave où se tient le tribunal des brigands avec la foule hurlant à mort après le tueur. Tout ceci n'aurait pas été possible sans le son et sans le talent exceptionnel du cinéaste. Si ce dernier a baissé de régime par la suite, ce n'est donc pas à cause de l'évolution technologique mais du fait des circonstances politiques.

II - UNE TRILOGIE JUDICIAIRE

Fritz Lang a fui l'Allemagne. Il vit aux Etats-Unis depuis 1934. il n'a pas la citoyenneté américaine (il l'aura en 1939). Il lui faut un certain culot pour faire des films qui sont une violente critique de la justice et des habitants du pays d'accueil.

Furie (1936)

"Furie" et "Casier judiciaire" dénoncent l'impossible réinsertion des ex-détenus. "Furie" se termine sur un happy end, une concession faite à Mankievtich qui l'exigeait. Avec "Furie", la justice sort grandie grâce au courageux shérif, mais pas l'humanité. La victime (Spencer Tracy), qui a failli brûler dans un incendie poursuivi par ses lyncheurs, instrumentalise la justice pour assouvir sa vengeance et devient aussi cruel que ses bourreaux.

Le Droit de vivre (1937)

Les barreaux - qu'ils soient représentés comme ici ou dans "Furie" et "Mabuse le joueur", ou qu'ils soient invisibles, comme dans "Metropolis" - scellent le destin de l'individu. On remarquera l'effet impressionniste que le cinéaste donne aux rais de lumière sur la photo 1 qui rappellent les rails, autre métaphore du destin inéluctable ou fatum. Fritz Lang met en jeu d'autres formes d'emprisonnement, plus abstraites : le travail aliénant, la conscience...Pour Lang ; l'homme se construit sa propre prison quand il n'est pas soumis au système carcéral du pouvoir et de la technologie.

Ce film ne connaît pas de happy end : le héros (Henry Fonda) va jusqu'à sa tragique et inévitable. Le film annonce un genre cinématographique, celui des amants criminels marqués par le fatum.

 "Casier judiciaire" clôt cette trilogie. Il s'agit d'une comédie musicale montée sur des chansons de Kurt Weill : toujours sur le thème de l'impossible réinsertion. Un grand magasin emploie d'anciens repris de justice. L'un d'eux (George Raft) veut épouser une de ses collègues mais ne le peut, car elle est encore en liberté conditionnelle. Il forme un gang pour dévaliser le magasin. La patronne intervient et réintègre les employés voyous.

Dans les trois films, l'actrice est Sylvia Sidney, l'actrice fétiche du cinéaste.

III - LES FILMS ANTI NAZIS

Le récit de l'entrevue avec Goebells est-il une mystification ?

En 1934, il embarque au Havre et part pour les Etats-Unis. Lang aurait inventé une histoire d'entrevue imaginaire à suspense avec Goebells, lequel l'aurait convoqué pour lui proposer de prendre la direction du cinéma allemand "rénové", et ce malgré le fait que le cinéaste était juif par sa mère et en tenant pour négligeable l'interdiction par Goebells du "Testament du docteur Mabuse". En réalité, Lang fit plusieurs retours en Allemagne pour régler ses affaires. Il divorce de Théa qui a rejoint le parti nazi. Sa prise de conscience tardive du danger nazi est due à sa rencontre avec Lily Latté, une juive allemande marxiste.

Chasse à l'homme (1941)

Vues à travers le monocle de Lang ? Plutôt des cibles ! Tout comme M.Le Maudit portant la lettre "M" sur son épaule faisait une cible facile pour ses poursuivants.

Bien qu'il s'en défendit à l'époque, Lang a bien réalisé ici un film de propagande anti nazi. Un réquisitoire implacable contre les bourreaux allemands qui pourchassent le héros principal incarné par Walter Pidgeon. Sur la seconde photo, nous voyons la scène du métro où le protagoniste se débarrasse de l'espion allemand dont on aperçoit la silhouette, qui est celle de John Carradine, en tueur glacial.

Ce premier film de lutte anti nazi contribue à l'effort de guerre. Il sera suivi immédiatement de trois autres "Les Bourreaux meurent aussi" (1943) - voir ci-dessous - , "Espions sur la Tamise" (1944) et "Cape et Poignard" (1946). Avec "Espions sur la Tamise" (titre original : "Le Ministère de la peur") , Lang s'inspire beaucoup d'Alfred Hitchcock. Le film est adapté d'un roman de Graham Greene. Un homme achète un gâteau que vont se disputer les espions car il contient les plans du débarquement en Normandie dissimulés dans un microfilm.

Les bourreaux meurent aussi (1943)

Le film est une collaboration entre Fritz Lang-et Bertolt Brecht. Le dramaturge a fui le nazisme de Finlande et est arrivé aux Etats-Unis un an plus tôt grâce à l'aide financière de mécènes dont Lang lui-même. Brecht est un communiste convaincu mais il profite à plein du mode de vie californien !

Les tensions sont fortes entre les deux hommes. Ils imaginent une histoire à partir d'un fait réel tout récent : un groupe de patriotes tchèques a mortellement blessé le boucher de Prague. Mais le scénario est un compromis entre l'idée que se fait Brecht d'un peuple uni et Lang qui n'y croit pas. C'est Brecht qui choisit le titre car il croit possible le soulèvement des peuples contre les dictateurs. Brecht désapprouve aussi les coups de théâtre qu'il assimile à une recherche de sensationnel. Or, Lang est dans le vrai en montrant les doubles jeux et les mélanges de rôles propres au monde de l'espionnage.

Autre résultat du compromis ; si le peuple l'emporte, ce n'est pas par suite d'un soulèvement mais au moyen d'une machination qui aboutit à désigner comme coupable le brasseur Czaka. Comme dans "Furie", les habitants se liguent dans un faux témoignage, mais cette fois pour la bonne cause.

Si dans "Chasse à l'homme", le héros échoue, à force d'hésitations, à éliminer Hitler qu'il a dans sa ligne de mire, ici un assassinat de chef nazi a bien lieu.

Bien que le film ait été conçu comme une propagande anti-nazi, John Wexley, scénariste de Lang subit les foudres du macarthysme. Car selon McCarthy, les dialogues pouvaient être interprétés comme pro-communistes. Il ne fut d'ailleurs pas le seul membre de l'équipe du film à être interrogé. Le nom de Bertolt Brecht n'eut pas le droit de figurer au générique, en dépit de son importante contribution au scénario.

"Cape et poignard" clôt la série des films anti nazi. On peut y ajouter "Guerillas" comme coda. Il s'agit là de son oeuvre la plus impersonnelle. Il avait "besoin d'argent".

IV - LE FRITZ LANG ASSIMILE PAR HOLLYWWOOD

Dans les années 40, Lang est intégré à Hollywood. Il en a accepte les codes même s'il ruse un peu avec eux pour glisser sa marque quand il peut. La précarité de sa situation le rend plus souple.

House by the river (1949)

Un thème langien par excellence est l'enfouissement des choses et leur remontée à la surface : sociétés secrètes souterraines qui se soulèvent par exemple. Ici, c'est une variante de ce thème puisque l'enfouissement (d'un cadavre) se fait dans l'élément liquide (un fleuve). Mais cela participe de la même idée. Et, d'ailleurs, le cadavre va refaire surface. Chez Lang, même les cadavres sont capables de soulèvement !

Règlement de comptes (1953)

L'incendie injuste et cruel, idée déjà exploitée dans "Furie", est reprise ici. Pour accentuer l'effet de drame injuste, le metteur en scène s'attarde sur le bonheur conjugal d'un foyer tranquille. Et, là, sans prévenir, survient l'explosion de la voiture avec son épouse à l'intérieur.

Pour moi, Fritz Lang n'a pas fait preuve d'une grande originalité pendant sa période américaine. Il s'est battu pour sa survie et sa reconnaissance, il a suivi les modes (celle du western, puis celle du film d'espionnage, puis celle du film policier). Il s'est inspiré d'autres réalisateurs, le plus flagrant étant "le Secret derrière la porte" (1948) qui rappelle fortement "Rebecca" de Hitchcock. Il a même fait deux remakes de Jean Renoir : "la Rue rouge" est l'adaptation de "La Chienne", et "Désirs humains" en 1954 est réalisé d'après "La Bête humaine". Lang a admis que ces deux remakes ne valaient pas les films de Renoir. Il s'est aussi montré insatisfait de sa production cinématographique américaine.

En conclusion, je ne souscris pas à l'opinion des cinéastes de la Nouvelle vague, tels Godard et surtout Truffaut, qui voient dans le Fritz Lang de la période américaine un auteur à part entière, un très grand parmi les grands. Si je regarde sans déplaisir les films de cette époque, je les regarde comme je regarde un film de Hitchcok ou d'un autre bon cinéaste d'alors. En revanche, rien ne saurait effacer de ma mémoire de cinéphile les images grandioses et fascinantes de Metropolis, immense chef-d'oeuvre visuel malgré l'intrigue simpliste. Ni la saga du docteur Mabuse, où cette fois Lang le scénariste se donne à fond.


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