Georges Brassens, l’ami même de ses ennemis

par Pale Rider
vendredi 22 octobre 2021

Il ne nous aura pas ratés, mais personne ne lui en tient rancune. Comment ce chanteur anarchiste a-t-il réussi à ne se faire que des amis et à laisser un si beau souvenir quarante ans après son enterrement à Sète (même si ce n’est pas sur la plage) ?

Georges Brassens (22 octobre 1921 – 29 octobre 1981) est le seul chanteur à textes dont j’écoute vraiment les textes, tous les textes. Pourquoi ? Parce que cet orfèvre de la langue française se fait comprendre et apprécier dès la première audition, ce qui n’empêche pas de faire des découvertes même à la dixième audition. Ajoutons que les gens qui disent : « Brassens, c’est toujours la même musique » ne l’ont pas vraiment écouté. Ses mélodies, et les arrangements, sont très travaillés et toujours originaux (essayez de chanter juste « Les croquants »). Dans un inédit qui figure dans l’Intégrale, il existe une chanson qui s’appelle « Le général dort debout ». À l’audition, ça a toutes les caractéristiques d’un rockabilly, aussi bien le rythme que cette espèce de mise en suspens, avec reprise de plus belle (même si la chanson date de 1935 et est de deux auteurs britanniques). C’est dire si Brassens n’avait pas du tout « un » style, encore moins un style vieillot. Contrairement à beaucoup de chanteurs de cabaret, il a exploré de nombreuses pistes et il a su surprendre.

Un héritier de la langue française qui la retravaille

 Bien que d’origine italienne, Brassens est peut-être le plus franco-français des chanteurs. Ayant écrit la plupart de ses chansons, il a tout de même adapté 17 poètes, dont François Villon, Verlaine, Hugo, Paul Fort, Francis Jammes, etc. Sa poésie si fleurie semble couvrir la langue française quasiment depuis les origines jusqu’à son époque. Je crois avoir hérité de lui ma propension à combiner langage vulgaire et imparfait du subjonctif, habitude dont il eût fallu que je me débarrassasse mais que je conserverai même si ça emmerde les gens. Brassens, c’est la France d’antan, qui va du Moyen-Âge à, grosso modo, la Gaule de De Gaulle. Le petit monde de Georges Brassens (comme celui de Don Camillo) est très familier ; chacun y est à sa place et dans son rôle : ses gendarmes et ses voleurs, ses saints et ses prostituées, ses jeunes chasseresses de papillons et ses ondines marines, ses politiciens pourris et ses paysans misérables, ses bourgeois bien rangés et ses femmes adultères, ses curés et ses poivrots, ses enterrements et ses (non-)mariages. Pas de noirs, pas d’Arabes, pas de Juifs, pas de racailles de banlieues, pas de catégories. Juste de pittoresques délinquants au rang desquels il aurait pu rester, n’eût été la mansuétude de son père qu’il racontera dans « Les quatre bacheliers ». Libre-penseur par son géniteur, très catholique par sa génitrice et sa scolarité, Brassens l’anarchiste est un beau produit de son époque, une synthèse idéale des « deux France ». Une France de tradition bien catholique, avec un Jésus qui l’est tout autant. Il n’y a ni Ancien Testament, ni protestants dans le panthéon brassensien. Il y a Marie (« Je vous salue Marie ») et Joseph, et Jésus sur sa croix (qui en a marre de « jouer pour tous ces pauvres types »), un Évangile de pure charité (« L’Auvergnat ») toujours présenté positivement. Cet homme sans religion est obsédé par la mort : les cimetières, les fossoyeurs, les amis disparus et son propre testament (« Le testament », et « Supplique pour être enterré à la plage de Sète » qui est un pur chef d’œuvre) montrent qu’il ne fuit pas le sujet. Il y a un au-delà très fourni chez Brassens, mais qui relève de la mythologie païenne et chrétienne. Avait-il, secrètement, un semblant d’espérance ? Toute simple, sa tombe comporte une croix bien visible. (1) L’au-delà est un sujet trop sérieux pour être confié aux ecclésiastiques : ils en prennent plein la tête, et « Tempête dans un bénitier » est un hilarant massacre à la tronçonneuse ! On peut estimer que Brassens vise juste lorsqu’il fustige les aspects ridicules et figés de l’Église instituée, et c’est peut-être pour ça que, avec une certaine honnêteté, celle-ci semble avoir gardé pour lui de la tendresse malgré toutes les horreurs qu’il a pu débiter sur elle. Il est hautement significatif qu’une anthologie de 1990 titrée Merci, Monsieur Brassens soit présentée par François-Régis Barbry (1941 – 1998), journaliste au groupe catholique Bayard-Presse et à Sélection du Reader’s Digest (éditeur de ladite anthologie). Entre Brassens et les curetons (y compris le père Duval, le curé à la guitare, le seul qu’il nomme et qu’il a connu), pas de rancune !

Il nous emmerde mais…

 On pourrait beaucoup épiloguer sur ce phénomène. Brassens fait l’unanimité pour lui-même ; pas une voix dissonante. Beaucoup d’entre nous n’adhérions pas à ses valeurs ou à sa contestation des valeurs, mais on l’aimait bien ; c’était un véritable ami, même quand il nous étrillait férocement. Car il y a une chose qui émane constamment de ce « pornographe du phonographe » coureur de jupons et chantre des filles de joie : sa gentillesse. Il avait de très fortes relations d’amitié, notamment avec un personnage aussi bon que Bourvil, qu’il avait eu comme voisin. (2). Peu de gens semblent avoir fait une telle unanimité sur le plan relationnel. Là où Jacques Brel était très caustique, grinçant, cruel (et si acerbe contre le catholicisme belge), Brassens est tendre, extrêmement amusant et souvent bienveillant jusque dans ses vacheries. Il est un des rares à pouvoir faire rire un chrétien engagé avec des histoires d’adultère complètement scabreuses (« À l’ombre des maris »), à pouvoir nous faire avaler le refus de tout engagement (« Mourir pour des idées » (on verra d’ailleurs qu’il fera une entorse à cette ligne de conduite puisqu’il fera des galas contre la peine de mort, abolie vingt jours avant son décès), à nous faire savourer la poésie des maisons de passe qu’il semblait bien connaître et dont il sut décrire les côtés sombres, à nous faire secrètement jubiler devant l’interdit (« Fernande », « La religieuse »), bref, à nous faire digérer des tas de choses absolument scandaleuses qu’il pratique souvent sans se prendre au sérieux. Il est à noter qu’il ne se considère pas comme un étalon ni comme un bon amant (« 95% » est du féminisme à 200%) et qu’il manifeste un grand respect pour les femmes qu’il courtise presque toutes de façon passagère mais pas méprisante, sauf une certaine « peau de vache » ; « Le blason » est un des plus beaux hommages qu’on ait rendu à la gent féminine. « S'il y a quelqu'un qui a fait des femmes des déesses, c'est bien moi ! disait-il Les femmes ? Je les aime toutes ou presque. » Chaque humain ayant ses contradictions, ce solitaire qui voulait que son cœur « ne puisse plus servir à personne » aura néanmoins vécu une sorte de fidélité à Joha Heiman, une Estonienne qu’il « non-demandera » en mariage et qui le rejoindra dans son caveau de famille en 1999. L’« éternel fiancé » aura consacré la moitié de son répertoire aux femmes.

 Ce qui fait aussi le côté intemporel, quasi indémodable de Brassens, c’est qu’il énonce très peu de références directes à l’actualité et ne lâche quasiment pas de noms propres. L’exception est « Le roi » (des cons) où sont désignés « le shah d’Iran », « le petit roi de Jordanie », « le bon Négus » « le vieux Franco », « la couronne d’Angleterre », « Marianne » (constatons qu’il n’y a dans cette liste qu’un seul patronyme ; c’est aussi peut-être la seule chanson de Brassens accompagnée par une chorale).

Si mortel et si intemporel

 Brassens est sans doute assez méconnu des jeunes, mais il est certain qu’il sera redécouvert, comme le fut (de manière beaucoup moins méritée) Charles Trenet, par exemple. Georges Brassens est désormais un auteur classique, à part entière. Dans le genre orfèvre du verbe doublé d’un talent de chroniqueur souvent bucolique et intemporel, je ne vois guère que Francis Cabrel, de trente-deux ans son cadet, pour lui succéder.

 

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1- Cela est d’autant plus surprenant qu’il est le premier enterré parmi les quatre présents. Hormis sa compagne, les deux autres sont présentés par une vidéo comme « ses parents »… qui auraient respectivement 9 et 6 ans de plus que lui : quelle précocité !

2- https://www.ina.fr/video/I04075253 : Brassens parlant de Bourvil, avec qui il discutait de tondeuses à gazon et de… théologie. Témoignage très émouvant.

3- « Brassens m’a fait aimer la chanson française ». https://www.nouvelobs.com/culture/20201016.OBS34800/francis-cabrel-brassens-m-a-fait-aimer-la-chanson-francaise.html


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