Gil Scott-Heron : disparition d’un héraut moderne
par morice
lundi 30 mai 2011
Il était l'un des plus grands, par le fond et par la forme, et avait marqué ses auditeurs dès son apparition, à la fin des années soixante, par sa voix, son phrasé, et le contenu de ses paroles, déclamées sous une forme jusqu'alors inusitée, la forme récitative. Avec Gil Scott Heron, la soul s'était trouvée un précurseur de génie, qui avait inventé ce qui apparaît aujourd'hui comme les prémices du rap, en lui donnant d'emblée une voix chaude et militante qui portait fort. Ce critique acerbe de la civilisation américaine dans son ensemble restera comme l'un de ceux qui avait le mieux décrit les tourments où s'enfonce notre monde actuel : si le folk s'était trouvé un Bob Dylan, qui fête en ce moment ses 70 ans, ce n'est pas un hasard si au moment ou s'éteint cette voix magnifique, le monde nous présente encore ce qu'il avait tant dénoncé. Si on apprend aujourd'hui que l'accident de Fukushima est d'une ampleur sans précédent, pire que Tchernobyl, c'est sans doute que l'on n'avait pas suffisamment écouter Gil Scott Heron dénoncer ce qui s'était passé à Three Mile Island dans "The night we almost lost Detroit", (sur l'album Bridges). Il avait en effet magistralement décrit avant tout le monde la duplicité fondamentale des partisans du nucléaire. Gil Scott Heron était tout simplement le troubadour du XXeme siècle, dont l'étude des textes pourra servir aux générations futures pour mieux comprendre le malaise de ce siècle qui en a laissé tant sur le bord de la route. Son combat, en ce sens, est, hélas, loin d'être terminé.
Révolutionnaires, ils l'étaient en prônant un "Black Power", dont l'expression la plus flagrante avait été lors des jeux olympiques de 1968 à Mexico. Le 16 octobre de cette année là, deux coureurs américains de la finale du 200 m Tommie Smith, et John Carlos étaient montés sur le podium en brandissant un poing levé ganté de noir.Scandale assuré !
Le second message qu'ils véhiculaient étant que les noirs ne devaient pas succomber à la tentation de la récupération, mais de continuer à se battre pour leurs droits fondamentaux, encore largement bafoués au moment où ils écrivaient. Chez eux, ça devenait "vous pouvez sortir un nègre des champs, mais vous ne pouvez pas sortir les champs du nègre" : la forme elliptique de la dénonciation d'une société de consommation récupératrice et de ses publicités ravageuses. Mais il y en avait un qui avait déjà fait de même... avec plus de subtilité, disons. Et c'était justement le jeune, très jeune, Gil Scott Heron, qui venait juste de sortir "Small Talk at 125th & Lennox", sur Flying Dutchman Records, dans lequel apparaissait comme second signataire Brian Jackson, qui s'attaquait lui aussi au dogme de l'absence de représentation noire dans les médias (un débat qui perdure en France en 2011 !). Un titre vengeur, "Whitey On The Moon", sur fond de tam-tams lancinants, mettait les points sur les "i". Chez les cosmonautes US aussi, il y a fort peu de noirs : le premier, Robert Henry Lawrence, Jr. est apparu dans la sélection du programme Gemini-MOL, en 1967 seulement, comme j'ai pu déjà vous l'expliquer ici-même. L'album, extraordinaire, débutait par un long récitatif roboratif critiquant vertement le rôle des médias : "The Revolution Will Not Be Televised". Un monument véritable, déclamé seul au départ et réenregistré en 1971 sur l'album "Pieces of a Man" en trio, cette fois, de guitare basse, batterie et flûte. Un détail retient après coup l'attention : lorsqu'il enregistre ce titre phare, Gil Scott n'a que... 19 ans, et il vient tout juste d'être signé par Bob Thiele, producteur de jazz au nez fin qui avait déjà à son tableau de chasse pas moins que Coltrane et Mingus !
Du jazz, il en faisait partie comme le démontre cet incroyable "Hold on to your dream" enregistré ici en 1982 à Washington : une pure merveille de justesse de son et de chant... Gil Scott Heron possédant un sens incomparable du rythme. C'est au même concert qu'il entamera son autre hymne qu'est "The Bootle" (ici sa version de 2007, sur un autre tempo, à comparer avec celle de... Woodstock, en 1994). L'introduction moquant Reagan, sous la forme d'un "Sho-Gun to Ray-Gun"... étant plus que savoureuse, Gil Scott n'hésitant pas à étaler son engagement politique... très à gauche, ce qui, aux Etats-Unis, en avait donc fait un paria, oblogatoirement. C'est le bassiste qui tient alors toute la longue intro... sous-titré, B-Movie n'en est que plus savoureux pour tous... avec lui, toute la société US en prenait plein son grade, et notamment Reagan, auquel s'adressait directement le titre : cet acteur de série B, qui orientait le pays vers une sorte de nostalgie réactionnaire, selon Scott Heron. A l'époque, Gil Scott est au sommet : il peut chanter Washington DC en se baladant le long du fleuve du Potomac... et en critiquer tous les aspects sociaux en se promenant au milieu des parcs à jeux, l''énorme Ghetto Blaster à l'époque... "it's the national capital, Washington DC !" dit le refrain...
Et puis on l'oublia un peu, mais il en avait tellement l'habitude... contraint et forcé en 2002 et 2003, où il séjournait à l'ombre pour détention de cocaïne ("l'Angel Dust ?"), puis à nouveau en 2006 pour avoir rechuté alors qu'il avait été libéré sous condition en ne se présentant pas au centre anti-drogue qu'on lui avait assigné : à nouveau condamné jusque 2009, il sortait néanmoins de prison dès 2007. L'homme, malade, (on évoquera à son propos le Sida) malgré ses déboires, avait toujours ses admirateurs, notamment un étudiant qui lui avait dédié un livre de poésie, dans lequel la préface était signée Jalal Mansur Nuriddin... des Last Poets : la boucle était alors bouclée. Mais en février 2010, à la surprise de tout le monde, il sortait un album sous le label XL Recordings, produit par le producteur anglais Richard Russell, un album unanimement salué, comme pour se rappeler à notre bon souvenir : cela faisait 16 ans qu'il n'avait rien enregistré ! Lui qui avait tant parlé du rôle du poète engagé, avait donc encore à nous dire. L'album, intitulé "I'm new where" était absolument superbe, et cela fait bien une année maintenant qu'il tourne en boucle sur mon baladeur numérique. Noir, prenant, mais tellement... parfait. "Brumeux, insolite, captivant..." indique justement un bloggeur pour le présenter sur Amazon, insistant sur un "Me and the Devil" absolument dantesque et inquiétant (sa vidéo étant là pour le prouver davantage), et approuvant comme moi l'écriture parfaite de "I'll take care of you", autre chef d'œuvre évident. Dès l'intro de piano, et l'arrivée de la voix de Gil Scott, on savait que le titre jouait déjà dans une autre catégorie : celle des morceaux inoubliables. Les pizicatti de violon n'étant là que pour renforcer l'idée. Mais l'album allait avoir une seconde et encore plus étonnante carrière : remixé par Jamie Smith, alias Jamie XX, le morceau phare avait pris une autre dimension en février dernier, après le remix de "New-York Is Killing Me"... au point d'embarquer Jamie XX dans le remix de tout l'album, une prouesse unanimement saluée, tant pour la science de Jamie Smith que pour celle qui avait prévalu pour faire l'album original. Deux fois sur moins de 14 mois, Gil Scott Heron flirtait à nouveau avec les charts. A l'annonce de son décès, Eminem pouvait bien déclarer "qu'il avait influencé tout le hip-hop". A mon avis, c'était bien davantage que cela. Comme il a pu le dire lui-même, il était davantage plus proche du jazz que du rap. Mais l'étiqueter semble impossible. Certains parlent déjà de lui comme étant le "Dylan noir". Je ne suis pas loin de le penser également, pour la qualité de la satire morale de ses textes, tout en réfutant l'idée d'une pareille comparaison, qui pour sûr, aurait provoqué sa fureur, ramenant son immense talent à un étalonnage de couleur de peau qu'il n'aurait sans doute pas aimé. Retenons alors son message : "La révolution est le changement et le changement est inévitable, alors plutôt que de le subir, autant en être l'auteur", déclarait-il au journal San Francisco Bay View en 2009" nous rappelle... la Croix.
"Romancier, poète, musicien, Gil Scott-Heron a créé une parfaite synthèse entre la soul, le jazz et la poésie. Les vingt albums enregistrés, deux romans et trois recueils de poèmes font de lui l'un des artistes les plus influents et respecté de la scène rap actuelle et des plus intéressants de ces 30 dernières années" a-t-on pu déjà lire ailleurs. On ne pourra que conclure la même chose. La musique vient de perdre un de ses monuments, tout simplement. A la première minute du nouveau jour, c'est sûr, vous penserez certainement à lui...
PS : On peut se rendre sur ce superbe site-hommage, "le site d'un "fan" qui souhaite faire partager sa passion pour cet artiste" , pour continuer à admirer l'immense artiste :
texte de "Whitey on the Moon" :
rat done bit my sister Nell.
(with Whitey on the moon)
Her face and arms began to swell.
(and Whitey's on the moon)
I can't pay no doctor bill.
(but Whitey's on the moon)
Ten years from now I'll be payin' still.
(while Whitey's on the moon)
The man jus' upped my rent las' night.
('cause Whitey's on the moon)
No hot water, no toilets, no lights.
(but Whitey's on the moon)
I wonder why he's uppi' me ?
('cause Whitey's on the moon ?)
I wuz already payin' 'im fifty a week.
(with Whitey on the moon)
Taxes takin' my whole damn check,
Junkies makin' me a nervous wreck,
The price of food is goin' up,
An' as if all that shit wuzn't enough :
A rat done bit my sister Nell.
(with Whitey on the moon)
Her face an' arm began to swell.
(but Whitey's on the moon)
Was all that money I made las' year
(for Whitey on the moon ?)
How come there ain't no money here ?
(Hmm ! Whitey's on the moon)
Y'know I jus' 'bout had my fill
(of Whitey on the moon)
I think I'll sen' these doctor bills,
Airmail special
(to Whitey on the moon)
Texte de The Revolution Will Not Be Televised :
You will not be able to stay home, brother.
You will not be able to plug in, turn on and cop out.
You will not be able to lose yourself on skag and skip,
Skip out for beer during commercials,
Because the revolution will not be televised.
The revolution will not be televised.
The revolution will not be brought to you by Xerox
In 4 parts without commercial interruptions.
The revolution will not show you pictures of Nixon
blowing a bugle and leading a charge by John
Mitchell, General Abrams and Spiro Agnew to eat
hog maws confiscated from a Harlem sanctuary.
The revolution will not be televised.
The revolution will not be brought to you by the
Schaefer Award Theatre and will not star Natalie
Woods and Steve McQueen or Bullwinkle and Julia.
The revolution will not give your mouth sex appeal.
The revolution will not get rid of the nubs.
The revolution will not make you look five pounds
thinner, because the revolution will not be televised, Brother.
There will be no pictures of you and Willie May
pushing that shopping cart down the block on the dead run,
or trying to slide that color television into a stolen ambulance.
NBC will not be able predict the winner at 8:32
or report from 29 districts.
The revolution will not be televised.
There will be no pictures of pigs shooting down
brothers in the instant replay.
There will be no pictures of pigs shooting down
brothers in the instant replay.
There will be no pictures of Whitney Young being
run out of Harlem on a rail with a brand new process.
There will be no slow motion or still life of Roy
Wilkens strolling through Watts in a Red, Black and
Green liberation jumpsuit that he had been saving
For just the proper occasion.
Green Acres, The Beverly Hillbillies, and Hooterville
Junction will no longer be so damned relevant, and
women will not care if Dick finally gets down with
Jane on Search for Tomorrow because Black people
will be in the street looking for a brighter day.
The revolution will not be televised.
There will be no highlights on the eleven o'clock
news and no pictures of hairy armed women
liberationists and Jackie Onassis blowing her nose.
The theme song will not be written by Jim Webb,
Francis Scott Key, nor sung by Glen Campbell, Tom
Jones, Johnny Cash, Englebert Humperdink, or the Rare Earth.
The revolution will not be televised.
The revolution will not be right back after a message
bbout a white tornado, white lightning, or white people.
You will not have to worry about a dove in your
bedroom, a tiger in your tank, or the giant in your toilet bowl.
The revolution will not go better with Coke.
The revolution will not fight the germs that may cause bad breath.
The revolution will put you in the driver's seat.
The revolution will not be televised, will not be televised,
will not be televised, will not be televised.
The revolution will be no re-run brothers ;
The revolution will be live.