Hadopi : la proposition alternative de Philippe Aigrain

par Philippe Axel
lundi 3 novembre 2008

Les débats autour du texte de loi « Création et internet » reprendront à l’Assemblée nationale en janvier. En attendant, le Sénat vient d’adopter le texte, pourtant compliqué, en moins de temps qu’il ne lui en a fallu pour créer deux postes de vice-présidents supplémentaires (avec assistantes) en pleine crise financière. Pendant ce temps-là, Philippe Aigrain, informaticien et chercheur, ancien chef du secteur technologie du logiciel à la Commission européenne, travaillait sérieusement et en profondeur sur de vraies solutions d’avenir pour rémunérer la création sur internet. Son dernier livre, Internet et création, précise dans le détail une solution originale de type "licence globale".

(Photo : le sénateur Lagauche). Les sénateurs socialistes, qui normalement auraient dû représenter l’opposition, ont étrangement voté comme un seul homme le texte présenté par la ministre de la Culture, Christine Albanel, conduits il est vrai dans leurs réflexions superficielles par le sénateur Lagauche, plus à l’aise dans la section trufficulture du groupe d’études sur l’économie agricole alimentaire que sur les questions relatives aux nouvelles technologies.

Le livre Internet et création est édité depuis quelques jours, un peu tard pour les débats du Sénat, c’est bien dommage. Publié à la fois en version papier et sur internet au téléchargement gratuit et en licence Creative Commons, il est distribué par les éditions In Libro Veritas de Mathieu Pasquini, pionnier avec Michel Valensi de la distribution papier de livres en licences libres. Philippe Aigrain tente donc dans ce livre de préciser, de calculer et de soumettre une version personnelle de ce que l’on a souvent appelé la « licence globale » et qu’il nomme : « contribution créative ».

Philippe Aigrain connaît à la fois parfaitement l’informatique, le droit d’auteur, l’économie et les rouages administratifs européens. Ce qui lui permet de simuler ici, y compris par des calculs mathématiques, les gains éventuels d’auteurs après l’acquittement par les internautes d’une redevance de 3 à 7 € par mois. Il ne se contente pas de cela, il précise également tous les mécanismes de mise en œuvre de ce processus de contribution complétant, sans le remplacer, le marché des produits dérivés culturels et les licences légales existantes. Car les industriels comprendront peut-être un jour que leur métier est de travailler sur leurs produits pour les adapter à une nouvelle époque, plutôt que d’attaquer leurs propres clients potentiels et de les infantiliser en leur promettant des « campagnes de pédagogie », comme les dirigeants soviétiques promettaient des stages en camps de rééducation mentale.

Après avoir rappelé que la gratuité du fichier numérique sur la toile est là, qu’on le veuille ou non, et qu’elle n’est pas ennemie de la création bien au contraire, les premiers chapitres entrent très rapidement dans le propos technique en définissant et délimitant un périmètre « hors marché » des échanges de fichiers sur la toile. Philippe Aigrain explique ensuite pourquoi la création sur internet aura nécessairement besoin d’un financement complémentaire de type redevance, comme les œuvres ont eu besoin de tout temps de transferts de ressources complémentaires à la vente directe de biens culturels, qui n’ont jamais constitué plus de 20 % des revenus utiles pour la création. Il précise au passage que seulement 8 500 personnes en France cotisent à l’Agessa (chiffres 2004), le fonds de retraite des auteurs, ce qui laisse présager du chemin encore à parcourir pour qu’il existe une vraie classe moyenne dans ce métier.

Philippe Aigrain passe en revu tous les systèmes possibles et les confronte au droit : licences BtoB, licences collectives étendues, licences légales, etc. Favorable à un maintien d’un principe de sanction de la vraie contrefaçon (contrairement à ce que disent ses détracteurs, il n’est donc pas contre le principe de propriété intellectuelle), il en extirpe des œuvres volontairement placées par leurs auteurs dans le périmètre hors marché sous une forme similaire aux licences Creative Commons pas d’utilisation commerciale pas de modification. C’est-à-dire des œuvres libres d’usages dans le cadre non lucratif. Il propose que ces œuvres soient marquées par un système de type DOI (Digital Object Identifier), système de tatouage non intrusif puisqu’il s’agit de simples codes numériques, dans le but de pouvoir en sonder efficacement les usages réels, base de la rémunération.


Il s’arrête sur les cas spécifiques du jeu vidéo et surtout du cinéma, pour lequel il constate que, certes, un équilibre existe aujourd’hui après les décrets Tasca de 2001, dans la logique dite de « chronologie des médias ». Mais il s’agit d’une chronologie des médias avant la toile, média qui englobe aujourd’hui tous les autres. S’explique ici le fait que Mme Tasca ait soutenu également le texte pendant le passage au Sénat, sans doute par nostalgie de son travail efficace, mais obsolète. Philippe Aigrain exclut au passage du périmètre des échanges « hors marché » la captation d’un film dans une salle de cinéma par exemple, ce qui prouve encore une fois son respect de la propriété intellectuelle.

A ceux qui croient encore à ce qu’il appelle « l’Eldorado de la vente de fichiers », Philippe Aigrain rappelle que « pour le faire exister, il faut lui donner des propriétés qui lui retirent toute séduction en supposant qu’il n’en ait jamais eu tant que cela ». Il souligne également assez astucieusement que pour « vendre ce qui ne coûte rien, à savoir la reproduction de l’information numérique » on ne peut le faire que «  sous la condition d’une campagne de promotion suffisamment énergique ». Seuls les puissants peuvent se permettre de telles campagnes…

Philippe Aigrain soumet ensuite un principe de redevance obligatoire de l’internaute, de « contribution commune à quelque chose de désirable » dans l’abonnement au FAI, redistribué dans une volonté de « justice économique » d’après les usages effectifs déterminés par plusieurs voies de sondages pour éviter les fraudes. Pour la redistribution équitable des fruits de cette redevance, là aussi, il présente un organigramme complet du processus qui prévoit le passage encore nécessaire, d’après lui, par les sociétés de gestions collectives, plutôt que par des systèmes automatisés de micro-paiement. Il prévoit également une part de financement pour des projets futurs, et pas seulement la sanction du succès des œuvres déjà diffusées.

Je conclurai simplement en exprimant le regret que de nos sénatrices et sénateurs n’aient pas pu lire ce travail avant leur dernier vote. Et en particulier, le sénateur Lagauche, qui pourra quand même peut-être le lire avant sa prochaine réunion de la section trufficole. Pour les députés un peu plus sérieux, ce n’est pas trop tard, ils ont encore jusqu’au mois de janvier pour acheter ou télécharger le livre de Philippe Aigrain et se faire une idée plus précise de ce à quoi pourrait ressembler une « licence globale ».

En rappelant au passage que l’amendement Mathus/Suguenot de la DADVSI de 2006, voté puis rejeté quelques jours après par l’Assemblée nationale, n’instaurait pas la licence globale, comme on le raconte trop souvent, mais précisait simplement le cadre législatif dans lequel un dispositif sous une forme ou une autre aurait pu être proposé, légalisant les usages non marchands des œuvres sur la toile :

« De même, l’auteur ne peut interdire les reproductions effectuées sur tout support à partir d’un service de communication en ligne par une personne physique pour son usage privé et à des fins non directement ou indirectement commerciales, à l’exception des copies d’un logiciel autres que la copie de sauvegarde, à condition que ces reproductions fassent l’objet d’une rémunération telle que prévue à l’article L. 311-4 ».

Cet amendement pourrait être présenté à nouveau tel quel en janvier. En attendant, comme le souligne très justement Philippe Aigrain, les dirigeants actuels des industries culturelles et des sociétés de gestion collective, ainsi que les pouvoirs publics, seront un jour comptables du temps perdu et des millions d’euros qu’auraient pu déjà percevoir les auteurs sur la toile par la mise en place de transferts de ressources provenant des secteurs économiques qui profitent des échanges libres. S’étant égarés dans des stratégies de répression qui s’avéreront toujours aussi inefficaces que contre-productives.

 


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