Haussmann, Paris réussi ?

par Babar
samedi 19 septembre 2009

Haussmann, baron et préfet de la Seine, est né il y a 200 ans, en 1809. Une bonne occasion pour la ville de Paris de rappeler combien elle lui doit. Pourtant non, aucune manifestation d’envergure ne commémore cette date anniversaire. Comme s’il était gommé de la mémoire collective. Une exposition de photographies et une biographie retracent le parcours de cet homme qui symbolise l’entrée de Paris dans la modernité. Mais si Haussmann n’était que le prête-nom de l’empereur Louis-Napoléon Bonaparte ? Lui ou un autre cela aurait-il changé quelque chose à la volonté impériale de transformer Paris ?

Le Louvre des antiquaires expose jusqu’au 27 septembre (entrée libre) une trentaine de tirages de Charles Marville. Le tout fait partie d’un ensemble plus vaste qui avait été exposé lors de l’exposition universelle de 1878.
 
Le photographe immortalisa le vieux Paris alors que des travaux d’une ampleur inégalée la firent basculer dans la modernité. Haussmann, le maître d’œuvre du chantier pharaonique qui coûta deux milliards et demi de francs à la municipalité et en rapporta bien plus aux spéculateurs, fut moins l’exécuteur de la ville que celui des volontés de son maître, l’empereur Napoléon III. Voire de celui d’un état d’esprit : « C’est grâce aux bourgeois, propriétaires d’immeubles, bien plus qu’aux rois, aux empereurs, aux ministres aux édiles, que Paris est devenu ce tas énorme de pierre et de plâtre que les personnages de Balzac aiment contempler de quelque hauteur » écrit le brillant historien de Paris Louis Chevalier (in L’Assassinat de Paris. Ed. Ivréa, 1997).

« Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville/Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel  », écrivait quant à lui Baudelaire dans son poème Le Cygne. Mort en 1867, il assista à la métamorphose de sa vieille cité en une métropole des temps nouveaux. Haussmann éviscérera la ville, l’éventrera, diront les poètes. C’est ce bouleversement que photographiera Marville.

Charles Marville (1816-1879), photographe du Musée du Louvre, est nommé en 1862 photographe officiel de la Ville de Paris. Patrice de Moncan, commissaire de cette petite exposition, mais surtout historien et spécialiste de la transformation urbaine de la capitale, explique que c’est Haussmann qui crée en 1860 la Commission Historique de Paris. Celle-ci en 1865, charge Marville de photographier les rues appelées à disparaître et, en 1877, les avenues nouvelles (dont l’avenue de l’Opéra dont on voit les travaux de percement dans l’exposition). Le photographe réalisera 400 photos du Paris avant travaux.
 
Etranges images. Le temps de pose, très long, ne permet pas de fixer les hommes. C’est donc le témoignage d’une ville fantomatique que le photographe lègue à la postérité. Comme pour signifier que déjà les habitants de cette ville-là n’existent plus.

Certains noms de rues n’ont pas changé : rue des Deux écus, d’Argenteuil, du Mail, Coquillère, Beaubourg, du Coq héron, des Viarmes, des Prouvaires ou du Contrat social. Le jeu consiste à deviner ce qui subsiste de ces vieilles artères situées entre l’Opéra et les Halles de Paris. Patrice de Moncan est l’auteur de plusieurs ouvrages sur Haussmann, les Halles, les Grands boulevards. Il vient également de faire paraître Charles Marville, Paris photographié au temps d’Haussmann (éd. Du Mécène, 2009) dans lequel sont notamment regroupées les photos exposées ici.
 
Le livre constitue un vaste panorama de la ville en chantier. On suit le photographe à travers un Paris sens dessus dessous : percement du Boulevard Henri IV, incendie et reconstruction de l’Hôtel de ville, la Bièvre non encore recouverte et les tanneries qui la bordent, la construction des Buttes Chaumont… Ce corpus photographique unique raconte, explique l’historien, « la plus grande mutation qu’une ville ait jamais connue ».

 
Paris avant cela n’est qu’entrelacs de ruelles sinueuses, lacis de sentiers bornés par des immeubles sans conforts, coupe-gorges sans éclairage, pavés suintants où l’eau s’écoule dans des rigoles qui cherchent leur chemin entre les blocs de granits disjoints formant la chaussée. Des « quartiers sombres et tortueux,/Où vivent par milliers des ménages frileux », écrit encore Baudelaire dans Le vin des chiffonniers. « On a abattu là toute une ville serrée, tortueuse, noirâtre, fourmilière d’hommes, pleine des plus diverses constructions, d’hôtels, de casernes, d’écuries, d’échoppes » note le chroniqueur Charles Monselet en 1857.
 
25 ans plus tôt une épidémie de choléra décime environ 20 000 parisiens. Cette cité, à la fois légendaire et insalubre, a besoin d’air. Non pas qu’Haussmann soit le premier à porter le fer dans la plaie. Nicolas Chaudun raconte dans sa biographie (Haussmann, Georges Eugène baron-préfet de la Seine, éditions Actes Sud, 2009) qu’Haussmann doit beaucoup à ses deux prédécesseurs à la préfecture de la Seine : le comte de Chabrol de Volvic et Rambuteau.
 
Le premier administra la ville de 1812 à 1830 et « se borna, avec une opiniâtreté toutefois remarquable, à panser les plaies de la Révolution ainsi qu’à réorganiser l’approvisionnement en vivres et en eau de la ville […] Tout juste de quoi contenir une évolution critique, à laquelle l’irruption du chemin de fer et les pulvérulences de l’industrie naissante allaient donner un tour autrement inquiétant ».
 
Son successeur, Rambuteau (préfet de 1833-1848), fera mieux. En vérité il n’a pas le choix. Il achève le percement de la rue Soufflot, dégage et agrandit l’Hôtel de ville, généralise « l’éclairage au gaz et les chaussées bombées », multiplie par neuf le nombre de bornes-fontaines, jette une demi-douzaine de ponts sur la Seine. Rien finalement ne l’empêchait d’être Haussmann avant Haussmann si ce n’est un roi (Louis-Philippe) timoré et des bourgeois sceptiques.
 
« Rambuteau, note Nicolas Chaudun, laissait derrière lui les principaux instruments d’une modernisation en profondeur ». Haussmann s’appropriera ce mérite. Rambuteau et Chabrol ont laissé leur nom à deux rues tandis qu’Haussmann s’est ouvert un boulevard pour une gloire manifestement usurpée, c’est du moins la thèse argumentée par le biographe du baron préfet de la Seine qui raconte en détail la chute de cet homme instrumentalisé par le pouvoir (« c’est Napoléon III qui décide de tout » remarque l’auteur) et qui se rêva pourtant « Ministre de Paris ».
 
Cet ouvrage de référence bat en brèche des travaux antérieurs tout à la gloire du baron (et souvent basé sur les mémoires « arrangées » de ce dernier). Il y a deux cents ans qu’Haussmann préfet du Var, de l’Yonne puis de Gironde est né. Jusqu’à sa nomination à la préfecture de la Seine, en 1853, par Louis-Napoléon Bonaparte « il n’a été qu’une figure obscure » souligne l’historien britannique Andrew Hussey (in Paris, ville rebelle. De 1800 à nos jours, éd. Max Milo, 2008).

Aujourd’hui son « nom tombe sous le sens, écrit Chaudun dans l’avant-propos de son livre. Comme le verbe qu’on en a fait. Haussmann c’est Paris. Haussmanniser, c’est percer, aérer, désengorger, c’est-à-dire libérer les flux, ceux des biens comme des personnes, de l’eau comme du gaz, celui des capitaux tout court ». Le livre de Chaudun, écrit dans une langue élégante et précise, est érudit et fluide. C’est une passionnante analyse de la vie et de l’œuvre d’un technicien habile qui sut s’entourer (Belgrand, Alphand, Davioud, Baltard…) et parfaire l’œuvre de ses prédécesseurs, tout autant qu’une radiographie des intrigues politiques et financières qui présidèrent sous le règne d’une bourgeoisie triomphante aux destinées de la ville.

« Bienfaiteur ou fléau, Haussmann fait figure de pionnier, de météore ; il pourrait tout aussi bien n’être que le produit parfaitement calibré des circonstances. Haussmann ou un autre, cela aurait-il changé quelque chose ? » s’interroge Nicolas Chaudun. Haussmann est un parfait serviteur des ambitions impériales. Un haut fonctionnaire sans état d’âme qui, écrit Andrew Hussey, impressionne Louis-Napoléon « par son efficacité administrative, ainsi que par sa dévotion inébranlable ».
 
Ce qui manqua à Rambuteau - « une vue d’ensemble et le recours à l’emprunt » - fut offert avec prodigalité au second. La vision c’est Louis-Napoléon Bonaparte qui la porte. Un plan en 7 points et en trois tranches ou réseaux correspondant, écrit le biographe « à une étape d’un vaste plan financier, échelonnant dans le temps emprunts de la ville et subventions d’Etat ». Emile Zola, dans La Curée évoque un « Paris haché à coups de sabre, les veines ouvertes, nourrissant cent mille terrassiers et maçons, traversé par d’admirables voies stratégiques qui mettront les forts au cœur des vieux quartiers ».

Le fait est là. Haussmann, ou plutôt Napoléon III, a anticipé Paris, lui a dessiné des perspectives, a créé cette ville nouvelle qui est aujourd’hui la nôtre. Même si cela recouvre parfois des intentions politiques pragmatiques (mater les soulèvement dans les quartiers populaires en construisant de vaste avenues et boulevards qui, à l’instar des coupe feux dans les forêts, empêchent l’incendie social de se propager). Le Baron a fait ses preuves : l’empereur, relate Andrew Hussey « admire la façon dont Haussmann a saisi à bras-le-corps la double menace du républicanisme et du socialisme dans la région du Var ».

Mais au total, remarque Patrice de Moncan dans son exposition, 20 000 immeubles sans aucun confort seront abattus et remplacés par 30 000 immeubles neufs. 300 kms de voies rectilignes seront ouverts. 600 kms d’égouts ajoutés au maigre réseau existant. Des entrailles de la ville ancienne naîtra cette capitale qui ne changera guère jusqu’au retour de Charles de Gaulle au pouvoir, en 1958.
 
Ce dernier finalement « termine » le travail Haussmann, développe un vaste programme de construction de grands ensembles en banlieue, exclut les couches les plus pauvres de la ville, la nettoie, en quelque sorte, et favorise l’émergence du « gaullisme immobilier » et, corrélativement, participera de la gentrification de la ville. Des quartiers populaires comme le Marais, Mouffetard, Maubert, Buci deviendront au fil du temps des zones recherchées par les spéculateurs. De Gaulle construira La Défense et décide dès 1959 du transfert des Halles centrales vers Rungis (effectif en 1969). La fin d’une époque.

Car c’est sous Napoléon III que lesfameuses grandes Halles de Baltard prendront leur ampleur. Dix pavillons sont construits entre 1852 et 1870, donnant au marché central l’opulence que nous lui connaîtrons pendant un peu plus d’un siècle. Marville photographiera ce quartier avant sa transformation par le préfet de la Seine.
 
Enfin de Gaulle ceinturera le Paris haussmannien avec le boulevard périphériqueet, ce faisant, respectera à la lettre les contours de la ville tel qu’il est fixé en 1860 avec l’annexion des villages de Charonne, Belleville, Ménilmontant, Auteuil, etc. qui, aggloméré au vieux Paris, formeront les vingt arrondissements que nous connaissons aujourd’hui. En bouclant ainsi la ville dans sa vieille délimitation, le fondateur de la cinquième République la condamna peu à peu à l’asphyxie.
 
Comme au temps de Louis-Napoléon Bonaparte il faut repenser cette ville, l’ouvrir sur cette banlieue artificiellement créée par cette barrière périphérique qui empêche toute fluidité, toute porosité.

C’est ce Paris là qu’il faut impérativement réformer. Napoléon III a inventé une ville moderne. Cette ville est maintenant désuète. Devons-nous attendre qu’un nouvel empereur, assisté de son Haussmann, nous l’impose ?
 

Lire l'article complet, et les commentaires