Heidegger préparateur d’un nouvel antisémitisme

par Stéphane Domeracki
jeudi 6 août 2015

Nous ne pouvions pas vraiment lire convenablement les écrits de Heidegger avant le dévoilement de certaines parties du corpus. La publication a été organisée de telle manière que son fond nauséeux soit dans un premier temps caché au public. Il serait grand temps que la philosophie française prenne au sérieux les travaux d'Emmanuel Faye et Sidonie Kellerer, qui visent à mettre au clair le fond méta-politique de la pensée heideggerienne. La publication du dernier tome des Cahiers noirs (GA97) ne laisse plus aucun doute sur les visées réelles de "la" "pensée", consistant à établir un nouveau type d'antisémitisme, pour le nazisme de demain. Un nazisme qui s'estime plus profond, et pour lequel les Juifs se sont auto-annihilés...

L'antisémitisme de demain préparé par Heidegger : non plus racial, mais ontologico-historial

Heidegger, un "résistant spirituel au national-socialisme" ? La blague a assez duré. Il est désormais impossible de souscrire à une hypothèse aussi intenable, même en essayant de faire passer ses écrits pour de longues analyses ironique des discours totalitaires. Il y avait part, même en les critiquant. En léguant ses Cahiers noirs à la postérité, Heidegger a voulu montrer quelle avait été l'erreur principale du nazisme, auquel il a toutefois toujours souscrit jusqu'à la fin de sa vie, en arguant de façon obscure qu'il avait été dans la bonne direction concernant la technique. Nous pouvons désormais comprendre ce qu'il voulait dire par-là, pour peu qu'on le lise enfin intégralement.

Heidegger critique certes le nazisme et son racialisme, dont il estime qu'il provient du libéralisme anglais du XIXème siècle, étant en cela impropre à caractériser ce qui est proprement allemand. Du moins, cela ne saurait suffire, à ses yeux, à définir quel destin glorieux, quelle "décision" irrémédiable est attendue d'eux. Plus grave selon lui, les Juifs auraient été les premiers à vivre selon ce "principe de la race", ce qui suggère que cela aurait été plus ou moins leur invention, eux, ces "déracinés" qui sont portés à la "machination" ; or, ce "principe de la race" reviendrait tel un boomerang historial au bout de plusieurs millénaires d'une Histoire-destinée qu'ils auraient cherché à orienter, à contrôler : c'est en effet une lutte pour la souveraineté qui s'engage à l'époque de la mobilisation totale – et seuls les Allemands pourraient souvent l'Occident du déferlemen de l'"asiatique"- terme désignant communément les Juifs à l'époque, et auquel il recourt souvent dans les années trente. L'Histoire telle qu'il la comprend est celle de l'obturation d'un premier commencement miraculeux, celui des premiers Grecs : la tradition judéo-chrétienne, à travers l'helléno-romanisme, annihilerait toute possibilité de grandeur, détournant les hommes de l'être au profit du simple...profit, du nivellement par le bas du dernier homme, de la massification, de la médiocrité, etc. Les hommes, de plus en plus calculateurs, ne se voueraient désormais qu'à l'étant et à l'Être de l'étant : au Dieu judéo-chrétien. L'homme deviendrait, par cette influence, simple "sujet", en s'"insurgeant" contre l'être, en l'oubliant. Cette histoire-déchéance est censée dégénérer jusqu'à enjoindre les hommes à se faire, au bout du "compte", les valets de la technique – autant dire de cette "machination", cette magouille invisible et surpuissante. Paradoxalement, Heidegger ne fustige pas tant cette injonction à se rendre conforme à l'essence de la technique, mais semble tout au contraire espérer que son peuple sera celui qui gagnera la compétition, qu'il sera celui le plus à même de relever ce défi extrême. Quand on sait que le comble de la technique consiste en cette mobilisation totale qui n'hésite pas à anéantir pour perpétuer ses manigances, c'est-à-dire, in fine, en l'industrialisation de la mort dans les chambres à gaz, on commence à mesurer la teneur des sinistres projets de pensée méta-politique heideggeriens. Que cherchent-ils à penser ? Une gigantomachie opposant deux peuples élus. Il ne peut en rester cependant en rester qu'un, souverain. La méta-politique heideggerienne se résume elle-même : "La plus haute sorte et le plus haut acte de la politique consiste en le fait de jouer l'adversaire en l'amenant dans une position dans laquelle il est contraint à œuvrer à sa propre auto-annihilation." (GA 96, p. 260.) Nous ne comptons plus depuis longtemps sur les traducteurs officiels et autorisés pour nous expliquer de quoi il s'agit, ave ce terme de "Selbstsvernichtung"...

 

Un apocalyptisme délirant, censé être cathartique

 Martin Heidegger est tellement persuadé que les Juifs sont des as du complot, que ceux-ci magouilleraient depuis les balbutiement de l'Occident, et auraient tout simplement pignon sur rue à son époque, régnant, c'est bien connu, depuis les démocraties libérales de l'ouest jusque dans le bolchévisme, deux versions du "même" nihilisme. Un historien comme Johann Chapoutot, dans son ouvrage sur "le nazisme et l'Antiquité", a bien montré qu'il s'agit là d'un discours courant chez tous les "intellectuels" nazis : le Juif s'infiltre partout et manipule tous les camps. Mais la nouveauté, dans ses délires, c'est que le nazisme lui-même serait plus qu'infiltré par l'élément "asiatique", étant lui aussi une version de la toute-puissance de la "machination". De nombreux textes des Cahiers noirs renvoient en effet dos-à-dos judaïsme et nazisme, cette dernière idéologie ne se rendant même pas compte, en quelque sorte, de son propre "enjuivement". Dans cette mesure, la détresse de Heidegger est grande, et le pousse à penser une solution finale visant à l'"anéantissement total de l'ennemi gréffé sur le peuple", la vidange de ce qui "encrasse" l'Occident et "le pousse à la criminalité" ; légende de l'être dans laquelle les hommes ne tomberaient en effet pas d'eux-mêmes dans les violences, mais y seraient incités par ces pousses-au-crime que seraient les magouilleurs en chef internationaux. Ceux qui poussent tous les peuples à la modernité, la technique, le calcul, la conquête de l'étant.

Heidegger, comme l'a bien montré Sidonie Kellerer, visait en cela, par sa pensée, à gagner une "guerre invisible. Il a nourri l'espoir que viendrait la possibilité du terme de ce déchaînement de l'essence de la technique : "Quand l'essence "judaïque" combat au sens métaphysique contre le judaïque, alors l'apogée de l'auto-annihilation est atteinte dans l'Histoire" (GA97.) Comprendre : la Shoah était destinée, nécessaire. Elle aurait pu d'ailleurs être une bénédiction pour le nouveau peuple élu sauvait l'Occident, si les aléas des champs de bataille n'avaient pas tout saboté. Les Américains sont décrits comme coupables d'y avoir mis fin à la possibilité d'un nouveau commencement en ''gagnant'' (à ses yeux cela ne veut plus rien dire) la guerre visible ; dés lors, ce qui s'annonce est encore pire que la Solution finale elle-même : "La terreur du nihilisme définitif est encore plus sinistre que celle des bourreaux-valets et des camps de concentration" (GA97, p.59) ; dés lors, Heidegger estime qu'il n'y a aucun scrupule à avoir, même face aux photos de charniers, ou en apprenant la mesure de l'horreur : ''La honte mondiale, qui menace le peuple allemand est la honte devant le monde caché du destin, certainement pas celle devant le ''monde'' comme organisation journalistique de la publicité plébéienne, et elle n'est en aucun cas la ''culpabilité'' qu'''on'' escompte (anrechnet) , mais plutôt l'impuissance qui périt de la position destinale, et d'être méprisé par le ''monde'' du moderne. Et pourtant : en retrait il y a bien plus d'''engagement'' et d'''héroïsme'' que ne le laisse supposer tout le tintamarre ''démocratique.'''' (GA97, p.146-147.) S'agit-il encore de ''philosophie'' ? Qu'on nous permette d'en douter.

 

La nécessité de nouvelles approches bibliographiques

Il ne peut être ici reproduit la quantité de textes scandaleux lisibles dans les Cahiers noirs et dans les Traités impubliés qui, une fois reliés les uns aux autres, permettent de comprendre les tenants et aboutissants du manichéïsme heideggerien ; dés lors, il serait grand temps de privilégier la lecture de ces textes souvent secondarisés, puisqu'ils sentent le souffre – les autorités compétentes ayant préféré multiplier les paraphrases d'Être et temps, à n'en plus finir, en espérant qu'il s'agisse d'un ouvrage plus sage. Une attention particulière aux textes suivants me semble désormais de mise pour comprendre que Heidegger, comme l'avait déjà bien montré Emmanuel Faye, a instrumentalisé la philosophie pour la mettre au service d'un nouveau national-socialisme, qui ne tomberait pas dans les prétendus pièges tendus par la "Judentum" internationale :

_Le cours sur Schelling de 1936 qui thématise de façon décisive la notion d'insurrection, pierre angulaire de son manichéisme ontologico-historial

_Les Cahiers noirs (tomes GA94 à 97), où Heidegger se lâche, ne craignant plus ni les autorités nazies (qui auraient pu prendre ombrage de ses critiques cinglantes) ni celles démocrates d'après-guerre (après tout, Rosenberg a été pendu en 1946 par les alliés), doivent être vus comme le coeur battant de sa "pensée", où se démêlent la plupart des enjeux traités par ailleurs sous couvert de "philosophie".

_Les Traites impubliés (en particulier les tomes 69, 76, 65 et 66), où il conceptualise ses délires paranoïaques et vindicatifs, en particulier dans le traité L'histoire de l'être, où une phrase, au demeurant censurée, fustige la ''prédestination des Juifs à la criminalité planétaire''

_Les cours sur Nietzsche, où sont notamment thématisés le nihilisme et la dégénérescence de la volonté de puissance en "volonté de volonté" insurgée

_Le dialogue du 8 mai 1945 intitulé La dévastation et l'attente (GA77), où sont thématisés le mal et l'insurrection avec toute la mauvaise foi du vaincu rempli de ressentiment

Comprendre Heidegger reviendrait à rendre prioritaire non plus la question-écran de l'être (un véritable Decknahme, un mot couverture, dit-il dans une lettre à Kurt Bauch) mais celle du mal : à quel mal cherchait-il à mettre fin ? Comment pensait-il le "crime" ?

 

Stéphane Domeracki, enseignant en philosophie à Dijon, auteur de Heidegger et sa solution finale. Essai sur la violence de "la" "pensee" (439 p., à paraître, je cherche un éditeur.)

 

 

Quelques liens :

_Cités. n° 61, 2015/1. Les nouveaux Barbares : "Heidegger côté noir, encore plus noir..." , avec des travaux déterminants d'Emmanuel Faye, Sidonie Kellerer, Gaëtan Pegny, François Rastier, etc., sur lesquels nous aimerions entendre les supposés spécialistes : https://www.cairn.info/revue-cites-2015-1.htm

_Toutes les références de Heidegger aux Juifs et au judaïsme dans les Cahiers noirs résumées ici en anglais : https://www.academia.edu/11943010/References_to_Jews_and_Judaism_in_Martin_Heidegger_s_Black_Notebooks_1932-1948

_Parution en septembre 2015 de la revue La règle du jeu, qui reprend la plupart des conférences, d'un bien faible niveau, données cette année à Paris dans le colloque "Heidegger et les juifs" : http://www.grasset.fr/la-regle-du-jeu-no58-9782246854333

 


Lire l'article complet, et les commentaires