Herbert von Karajan, le chef entre deux mondes

par Polixandre
vendredi 18 avril 2008

Le 5 avril 2008, Herbert von Karajan aurait eu 100 ans. Que reste-t-il de cet emblématique chef d’orchestre ?

Que reste-t-il de Karajan ? D’abord ce qui était déjà là de son vivant : l’image.

Savamment mis en scène par lui-même, ou le très officiel photographe Siegried Lauterwasser au travers de portraits qui façonneront durant la majeure partie de sa carrière son identité visuelle, Herbert von Karajan, c’est ce visage de patricien romain statufié dans le marbre, dirigeant, les yeux fermés et sans partition, donnant à voir et à entendre une puissance proprement mentale tout entière tendue vers la conduite du meilleur orchestre au monde, l’Orchestre Philharmonique de Berlin.

L’image du maestro assoluto appelle immédiatement la question de son authenticité : cette image de Karajan, est-ce d’abord l’image d’un art, ou n’est-ce qu’art de l’image ?

Le communicant technophile

Nombreux sont ceux qui se sont irrités - et s’irritent encore - du prodigieux talent de communiquant de Karajan, qui a su façonner ce personnage de héros de la musique, usant pour cela d’artifices d’acteurs judicieusement choisis, telle cette façon emblématique de diriger les yeux fermés : s’il y a une part de sincère concentration, il y a une part de posture (Karajan alla même au début de sa carrière jusqu’à se faire conduire, les yeux déjà clos, depuis sa loge jusqu’au pupitre, appuyé tel un aveugle sur le bras d’un assistant...)

C’est tout naturellement que cet acteur-né sut admirablement se servir des techniques audiovisuelles, et de l’essor qu’elles connaissaient à l’époque. Ainsi fut-il pionnier dans le domaine des concerts filmés et créa sa propre société de production audiovisuelle pour immortaliser de larges pans de son répertoire dans des films où il apparaît toujours comme le personnage central.

Dans sa vision des technologies modernes, de leur avenir, et des possibilités qu’elles offrent, Karajan fit preuve de beaucoup de lucidité : avant tout autre, il comprit l’intérêt de l’enregistrement numérique sur compact disc (« tout le reste, c’est de la lumière au gaz », disait-il dès l’apparition de cette technologie).

La conjonction de ce personnage efficacement construit et de l’efficacité des techniques de diffusion employées fit de Karajan la vedette que l’on connaît  : pour chacun, Karajan, c’était non pas un chef d’orchestre parmi d’autre, mais le chef, le seul, l’unique. Le « generalmusikdirektor » d’une Europe musicale dont le centre de gravité était alors - par sa seule présence - Berlin.

Dès les années 50, il y a donc chez Karajan une double modernité : la conscience aiguë de l’importance de la communication, et l’intuition que les techniques numériques seront au cœur de tous les enjeux culturels et médiatiques.


Le chef d’orchestre

Pour autant, limiter Karajan à un communicant génial et prospectiviste avisé des nouvelles technologies serait extrêmement réducteur : derrière le vernis du personnage, il y a réellement un musicien incontournable du XXe siècle.

Pour évaluer son importance artistique, il convient peut-être de préciser au lecteur qui ne serait pas connaisseur de la musique classique le rôle et l’importance du chef d’orchestre. Il peut sembler en effet paradoxal au premier abord d’accorder tant d’importance à des interprètes qui jouent la même œuvre, dont la partition est écrite une fois par toute, et scrupuleusement respectée à chaque exécution. Pour le non-initié, il peut paraître plus étrange encore d’établir des comparaisons entre ces interprètes qui jouent tous la même chose.
C’est qu’en réalité si deux pianistes, par exemple, jouent bien la même partition, ils ne jouent pas la même chose  : en jouant sur la sonorité, le poids relatif de telle ou telle note, sur la façon d’articuler les phrases musicales, et bien d’autres paramètres, l’interprète donne de l’œuvre un visage singulier et unique, une atmosphère particulière, qui sera différente de celle qu’en donnerait un autre interprète.
Il en va du chef d’orchestre comme du pianiste : en nuançant les sonorités des instruments, en établissant la prépondérance de tel ou tel instrument, le phrasé musical, l’accentuation, le rythme, il donne à voir un visage de l’œuvre qui correspond à sa conception propre.
Une œuvre unique possède ainsi autant de visages que d’interprètes, ce qui explique que le « débat » autour d’une œuvre ne soit jamais terminée, même si le compositeur est mort depuis deux siècles.

Quelle était donc la personnalité musicale de H. von Karajan ? Quel élément a-t-il apporté au « débat » musical sur les œuvres ?

D’un point de vue purement technique, la direction de Karajan est notoirement caractéristique par deux aspects :

On a souvent fait à Karajan le reproche de se limiter, surtout à la fin de sa vie, à ce seul hédonisme sonore, oubliant de fait la musique derrière les notes. S’il est incontestable que certains de ces enregistrements ont en effet ce travers, ce n’est à mon avis pas la règle, et il y a bien quelque chose qui se dissimule derrière cette beauté sonore.

Allons un peu plus loin, et oublions un instant le visionnaire communicant technophile à la sonorité high-tech.

Herbert, né Heribert, chevalier von Karajan, naît dans la ville mythique de Salzbourg, étudie la musique au Mozarteum de Salzbourg, puis à la Musikhochschule de Vienne.
De par ses origines sociales autant que par son apprentissage, il est un pur représentant de la grande tradition musicale européenne du XIXe, dont le cœur bat désormais à Vienne.
Comme toute sa génération, il est confronté à la mutation brutale de cette tradition, et au-delà de toute la société dont il fait partie, secouée par le chaos de la Seconde Guerre mondiale. On n’aura sans doute pas besoin de rappeler qu’il fut membre du parti nazi, par opportunisme sans doute, mais n’en épousant pas moins du même coup les errances de tout son milieu social.
Après cette mutation brutale, il est en quelque sorte le dernier représentant de la tradition musicale germanique d’avant-guerre, surtout après la disparition de chefs tels que Whilhelm Furtwängler ou Karl Böhm.

Dans les dix dernières années de sa vie, ce statut de dernier flambeau d’une tradition pulvérisée par l’Histoire me paraît déterminant dans l’art du musicien Karajan.

Le plus emblématique à mon sens reste le Concert du Nouvel An, véritable institution du monde de la musique classique, qu’il dirige pour la dernière (et unique) fois en 1987 dans un haut lieu de cette vie musicale de l’ancien temps, la magnifique salle du Musikverein à Vienne. Durant un concert d’anthologie, les valses de Strauss se font alors effluves de valses. Impossible de ne pas y voir un défilé de fantômes évanescents au geste à peine dévoilé.

Tout au long de sa dernière décennie cette fascination pour sa disparition prochaine, vécue comme la fin d’une tradition musicale dont il est le dernier représentant, me semble l’une des clés de ses interprétations : l’expression musicale, toujours plus parfaite techniquement, toujours plus aérodynamique, révèle dans des flots de splendeur sonore de multiples zones d’ombres, expressions désabusées d’une profonde nostalgie, évocations d’un ancien style par des moyens stylistiques novateurs.

Il est significatif que, durant cette période, ses enregistrements les plus unanimement salués par la critique seront ceux des œuvres les plus crépusculaires du répertoire : la sixième symphonie de Tchaikovsky, la huitième de Bruckner ou la neuvième de Mahler.

En définitive...

Ce qui reste avec le recul le plus intéressant pour moi dans le personnage de Karajan, c’est ce paradoxe que j’ai tenté de décrire : d’un côté l’habile communicant au fait des technologies de pointe, de l’autre le dernier héraut d’une époque qui s’achève avec lui, comme un crépuscule des dieux dont il serait le dernier dieu...

Au-delà de ses qualités musicales intrinsèques, ce chef entre deux mondes, pas tout à fait dans son époque, plus tout à fait dans la précédente, a sans doute grandement contribué à jouer le rôle de passeur entre tradition et modernité dans l’interprétation du « grand » répertoire traditionnel.



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