Hommage à Raphaël, artiste-prince, mort il y a 500 ans

par Daniel Salvatore Schiffer
lundi 6 avril 2020

HOMMAGE A RAPHAËL, ARTISTE-PRINCE,

MORT IL Y A 500 ANS

Le Vendredi Saint du 6 avril 1520, il y a donc aujourd’hui, 6 avril 2020, cinq cents ans jour pour jour, mourait à Rome, âgé de 37 ans seulement, le peintre Raphaël, l’un des trois grands génies, aux côtés de Léonard de Vinci et de Michel-Ange, de la Renaissance.

UNE MORT PRECOCE ET MYSTERIEUSE

De cette disparition aussi précoce qu’énigmatique, il a déjà été beaucoup dit, sans que jamais toutefois la vérité ne fût pleinement établie, renforçant la légende raphaélesque, à ce mortifère sujet. Ainsi, prétendent certains, Raphaël (né également, le 6 avril 1483, un Vendredi Saint, à Urbino) serait-il mort, en cette deuxième décennie du XVIe siècle, d’une mystérieuse épidémie, laquelle sévissait alors effectivement partout, y répandant son lugubre cortège de défunts – c’est de circonstance en ce plus moderne mais tout aussi tragique temps du coronavirus – au sein comme dans les environs de la Ville Eternelle. D’autres exégètes, non moins avisés, soutiennent que ce même Raphaël, être doux mais de santé fragile, serait plutôt mort de la malaria : fièvre qu’il aurait contractée dans les eaux stagnantes, infestées de moustiques en ce début de printemps, du Tibre, cet élégant mais languide fleuve romain où avait l’habitude de se baigner, le soir venu, sa chère et tendre dulcinée, Margarita Luti, que ce même Raphaël fera passer à la postérité, ainsi que l’indique l’intitulé de l’un de ses tableaux les plus célèbres, tant par son audace stylistique que par sa charge érotique, sous le poétique surnom de « La Fornarina ». 

Et, de fait, c’est de cette passion amoureuse, suite aux excès d’un trop vif élan émotionnel lors d’une folle nuit d’amour, que Raphaël, être au caractère aimable mais au tempérament fougueux, succomba soudainement, aussi dramatiquement qu’inopinément, à en croire le témoignage, assurément le plus crédible sur ce point, de son premier et principal biographe, et son contemporain surtout, Giorgio Vasari, dans son excellente « Vie de Raphaël d’Urbin », texte inséré en sa précieuse « Vie des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes » (livre qui inaugura à l’époque où il fut publié, en 1550, ce qu’il est désormais convenu d’appeler « l’histoire de l’art »).

UNE FATALE PASSION AMOUREUSE

C’est ainsi donc que, insistant sur l’intense passion amoureuse comme sur l’insatiable appétit sexuel de Raphaël lors de ses innombrables mais surtout torrides ébats charnels, Vasari décrit cette mort aussi subite que prématurée de son cher maître : « Raphaël, toujours attaché à sa passion, continuait en secret à se livrer sans mesure aux plaisirs amoureux. Une fois il s’y adonna avec plus d’ardeur encore que d’habitude ; il rentra chez lui extrêmement fiévreux et les médecins crurent à une congestion. Comme il ne voulut pas avouer les désordres de sa conduite, les médecins le saignèrent imprudemment : affaibli, alors qu’il avait besoin de réparer ses forces, il se sentit perdu. Il fit son testament (…) A Santa Maria Rotonda qu’il choisit comme lieu de sépulture, il ordonna de faire restaurer un tabernacle qu’il fit refaire en pierres neuves et de construire un autel avec une Vierge de marbre. (…) Enfin, s’étant confessé et ayant reçu l’absolution, il mourut le jour de son anniversaire, le Vendredi Saint, à trente-sept ans. Comme son génie a embelli le monde, ainsi, sans aucun doute, son âme aujourd’hui est l’ornement du Ciel. » Magnifique oraison funèbre !

QUAND RAPHAËL FERMA LES YEUX, LA PEINTURE DEVINT AVEUGLE

Vasari poursuit, avec plus de détails encore : « A sa mort, on le mit dans la salle où il avait travaillé, en disposant près de sa tête la « Transfiguration » qu’il avait terminée pour le cardinal de Médicis ; contempler cette œuvre qui paraissait vivante à côté de son corps inanimé faisait éclater l’âme de douleur ; le tableau, placé ensuite par le cardinal sur le maître-autel de San Pietro a Montorio, fut toujours, pour son exceptionnelle beauté, tenu en grande estime. On donna à la dépouille de Raphaël la sépulture honorable qu’un si noble esprit méritait. Il n’y eut pas un artiste qui ne le pleurât avec chagrin et ne voulût l’accompagner à sa dernière demeure. (…) Ô heureuse, bienheureuse âme, tous se plaisent à parler de toi, à célébrer ce que tu fis, à admirer chacun des dessins que tu as laissés ! Quand ce noble artiste mourut, la peinture pouvait bien mourir elle aussi et, quand il ferma les yeux, elle sembla demeurer aveugle. » Superbe !

MORT COMME UN DIEU : LES HONNEURS DU PANTHEON

Cette église chrétienne, et même très catholique, de Santa Maria della Rotonda, où est donc inhumé encore aujourd’hui, en plein centre historique de la capitale italienne, l’illustre Raphaël, n’est autre, du reste, que l’antique panthéon romain, construit au Ier siècle avant Jésus-Christ par Agrippa (ami et conseiller de l’empereur Auguste) et consacré au culte des dieux. Raphaël, des trois grands génies de la Renaissance, est même le seul à y reposer, suprême honneur et privilège unique à la fois, puisque Léonard, alors hôte du roi François Ier, est demeuré en terre française, enterré dans la chapelle du Clos-Lucé, en bordure de Loire, où il s’est éteint paisiblement, tandis que Michel-Ange a son imposant tombeau de marbre dans l’église, certes à peine moins prestigieuse, de Santa Croce, à Florence, là même où Stendhal, soudain pris de vertige face à tant de beauté, fut victime, au sortir de cet éblouissant sanctuaire, de son fameux, et désormais célèbre cliniquement, « syndrome », ainsi qu’il le relate – « Peut-on mourir de beauté ? », s’y demande-t-il, textuellement, au tréfonds de son âme – dans « Rome, Naples et Florence », sorte de journal de voyage à travers les plus belles villes d’Italie.

Vasari, après avoir raconté, sur un plan factuel, la mort comme les funérailles de Raphaël, lui rend ensuite, sur un mode plus personnel, sinon intimiste, un vibrant et généreux hommage : l’hommage qui lui est dû, tant à l’échelon humain ou moral, qu’artistique ! Il écrit donc encore dans sa Vie de Raphaël d’Urbin  : « Aujourd’hui, c’est à nous qui sommes restés après lui d’imiter son bon, son excellent exemple. Comme le mérite son génie et comme l’exige notre reconnaissance, nous devons conserver dans notre cœur son très beau souvenir et en porter sans cesse témoignage pour honorer hautement sa mémoire. Grâce à lui, nous voyons l’art, la couleur et l’invention poussés à un degré de perfection inespéré. Quant à le dépasser, personne ne l’a jamais envisagé ! De plus, il ne cessa, pendant sa vie, de nous montrer la conduite à tenir avec les hommes de tous niveaux, supérieur, moyen ou humble. (…). En somme, il ne vécut pas en peintre, mais comme un prince. »

LE MYTHE RAPHAËL

Vasari, enfin, conclut, en mettant un « P » majuscule, détail particulièrement significatif, et d’autant plus singulier à l’aune du mythe Raphaël, au mot « Peinture » : « Ô Peinture, tu pouvais alors t’estimer heureuse de posséder un maître dont le talent et les vertus t’élevaient jusqu’au ciel ! Oui, vraiment tu pouvais te dire heureuse : en suivant ses traces, tes adeptes ont pu voir comment il faut vivre, en joignant art et vertu. En lui, l’union de ces qualités put forcer la magnificence de Jules II et la générosité de Léon X, dans la suprême dignité de leur fonction, à être intimes avec lui et à le combler de libéralités. Leur faveur et leurs dons lui permirent une carrière pleine d’honneurs qui contribua à la gloire de la Peinture. Heureux aussi celui qui fut à son service et travailla avec lui ; car ceux qui l’ont imité et suivi sont arrivés à bon port. Ainsi, ceux qui accompliront les mêmes efforts dans leur travail seront honorés en ce monde et ceux qui lui ressembleront dans leur conduite seront récompensés dans le ciel. »

Quant au cardinal Pietro Bembo, brillant esprit, remarquable écrivain et poète talentueux, en plus d’une érudition sans pareille, il composa également, en mémoire de Raphaël, une superbe épitaphe, dont voici les premières strophes :

« A la gloire de Dieu

En mémoire de Raphaël, fils de Giovanni Santi d’Urbin

Peintre éminent et rival des maîtres antiques

Dont les peintures sont si vivantes

Qu’il suffit de les contempler

Pour saisir l’union de l’art et de la nature. »

Enfin, le bon Baldassare Castiglione, l’ami de toujours, fidèle, loyal et dévoué comme à son habitude, termina, quant à lui, un poème, en son glorieux souvenir là encore, par ces mots, emplis, eux aussi, d’admiration tout autant que de compassion et, surtout, d’humanité, y compris dans son ontologique, existentielle mais lucide, finitude :

« Dans la fleur de l’âge, hélas, tu es tombé

Et nous dis qu’à la mort nous sommes tous voués. »

LES CELESTES SPHERES DU SUBLIME

Ainsi, le princier mais exsangue Raphaël, né et mort, comme par enchantement, sinon par miracle, un Vendredi Saint, n’était-il déjà plus, hélas, de ce bas monde, épuisé par l’exceptionnelle densité, tant par sa qualité que par sa quantité, de son œuvre, éreinté par les dangereux débordements de son amour et finalement vaincu par la force démesurée, souvent aux limites de l’humainement supportable, de son propre génie. Paix, donc, à son âme ! Mais, de lui, de sa céleste personne, il reste, pour l’éternité, l’ineffable, angélique et infinie grâce de l’art : celle venue, tout droit, des plus hautes et divines sphères du Sublime.

Umberto Eco, dans son Histoire de la Beauté, décrit particulièrement bien, du reste, cette grâce typiquement raphaélesque, où il perçoit, à juste titre, un mixte de « beauté intérieure » et de « beauté sensuelle ». Davantage, insiste-t-il : « cette « beauté raffinée, cultivée et cosmopolite à l’image de l’aristocratie qui l’apprécie et en commande les œuvres », c’est précisément Raphaël, « l’artiste classique par antonomase », qui la représenta, au summum de son génie créateur, le mieux, après Léonard, en cette apothéose de la civilisation occidentale que fut la Renaissance.

LA GRÂCE : CE « JE NE SAIS QUOI », CE « PRESQUE RIEN », QUI FAIT LA DIFFERENCE

Mieux : il était tout entier habité, cet amène et séduisant Raphaël, aussi bien l’homme que le peintre, par ce que ce fantastique auteur polygraphe que fut Ludovico Dolce, brillant esprit vénitien en cette même Renaissance et donc lui aussi contemporain de Raphaël, nomme, pour décrire l’indéfinissable et pourtant très réelle grâce d’Apelle, l’un des artistes athéniens les plus talentueux au temps d’Alexandre le Grand, naguère vanté par Pline lui-même, ce subtil mais crucial « je ne sais quoi » qui, bien que « presque rien », fait cependant – la nuance, capitale, est de taille – toute la différence.

 Oui : Raphaël ou, en effet, la Grâce de l’Art, sinon, bien plus encore, à travers lui, sa personne comme son génie, la Grâce du Monde ! 

DANIEL SALVATORE SCHIFFER*

*Philosophe, auteur, notamment, de « Divin Vinci – Léonard de Vinci, l’Ange incarné » et « Gratia Mundi – Raphaël, la Grâce de l’Art » (publiés tous deux aux Editions Erick Bonnier).

 

La Madone à la Chaise
© Laurence Emily Tirtiaux

Lire l'article complet, et les commentaires