Hommages à Bashung : vestiges de l’amour ou obésités de mémoire ?

par Sandro Ferretti
mardi 3 mai 2011

Cela fait à présent deux ans et quelques volutes cendrées de Gauloises que la petite musique du « Bash » s’en est allée, sur la pointe des bottes, aérer le cerveau d’autres gens que ceux d’ici. Sans faire de bruit, juste un café et c’est tout. S’en est suivi le temps de l’émotion et du recueillement pour les uns, le politiquement correct de l’hommage forcé pour les autres. Puis le temps des biographies, des albums souvenirs. Globalement, ça se tenait debout, il y avait encore de la dignité face au grand allongé. Et puis des bios, il a commencé à en pleuvoir beaucoup, comme à Gravelotte, on a même parlé d’un « biopic » en préparation pour l’écran noir de nos nuits blanches. Et puis ça y est, délai de viduité de deux ans passé, il fallait bien que les affaires reprennent, mon pauvre Monsieur. Oui, « chez ces gens-là », il a bien fallu revendiquer un lambeau de filiation, y aller de sa petite reprise, maille à l’endroit, braille à l’envers. « Tels », s’appelle cet album qui sort cette semaine. Chocking ? Business as usual ?

Instruire le procès d’un CD est sans doute aussi dérisoire que de se soulager dans un violoncelle, d’autant que le grand horloger doit s’en ficher comme de son premier Revox et que le principal intéressé, apiculteur à la 13 eme Division du Père Lachaise, a désormais du mal à faire entendre sa voix grave et puissante.

S’introniser « gardien du temple » ou « aficionado tendance canal historique », c’est un rôle difficile à tenir, ça vous a un coté suranné « IRA militaire » sans fantaisie, FLNC tendance marrons chauds et beignets de châtaignes balancés à la face des « Majors » universelles de chez Universal. Je vous entends déjà siffler mon nom : Sandro, un has been, un empêcheur de tourner en ronds d’euros, un artisan de la « petite entreprise » incendiant le capitalisme qui réclame sa part du gâteau émotif en chuchotant « faut surfer sur la vague de l’émotion, coco , ça va peut être pas durer ». Ouais, me direz-vous, la nature humaine, on connaît, on est au courant de l’affaire : alors à quoi bon verser des ondées lacrymales, quand les rouleaux (compresseurs ?) du « show must go on » roulent leur boule pour amasser mousse, avec leurs sonates à nos sonotones qui nous susurrent d’acheter le colis par colissimo ? Puisqu’on vous dit dans « Cosmopolitan  » que Raphaël dans « l’apiculteur », ça le fait ?

Voyons l’acte d’accusation.

Il est reproché à une dizaine de petits jeunes gens propres sur eux, mais ayant du mal à percer durablement dans l’inconscient collectif (Biolay, Vanessa Paradis, Dionysos, Keren Ann, Raphaël, Mathieu Chedid, BB Brunes), d’y être allé chacun de leur petite reprise d’une chanson d’AB, poussant l’accord par ci, un brame par là. Pour rappeler qu’ils existent, et dire ainsi – ça ne peut pas nuire à une carrière- combien ils aimaient le grand bonhomme (qui n’est plus là pour répondre « qui ça ? »de sa voix nasillarde). Une association de malfaisants. Circonstance aggravante : des parrains chevronnés (Christophe, Noir Désir, Miossec, Stephan Eicher), authentiques admirateurs d’Alain, auraient participé à la mascarade, pour servir de caution morale à l’entreprise et encadrer la bleusaille. D’autres, anciens collaborateurs, auraient trahis (Gaétan Roussel).

Tout cela en complicité par fourniture de moyens avec la personne morale Universal Music / Barclay, maison de disque historique du Bash (mais on n’est jamais aussi bien trahi que par les siens, vous êtes déjà affranchis, j’imagine).

Les réquisitions du Ministère public :

Les questions principales qu'on peut se poser sont diverses :

- pourquoi tant d'empressement à faire un album de reprises ? En général, il est d 'usage de laisser un délai de viduité important. Bashung lui-même, pour les quelques reprises qu'il a chanté, avait choisi des textes de Ferré («  avec le temps »), de Brel (« le tango funèbre  »), de Piaf ( « les amants d'un jour »), tous artistes disparus depuis des décennies. Ou bien il avait chanté d'autres de leur vivant, avec leur accord (« les mots bleus » de Christophe, «  comme un lego  » de Manset, etc.). S'agissant de titres anglo-saxons, Bashung avait délibérément choisi des chansons des années 70 (« Nights in white satin  » des Moddy Blues) ou de vieux standards traditionnels country quasi tombés dans le domaine public (« Hey Joe, « everybody's talking », « we're all right »etc.)

-  Bashung est-il « reprenable » ?

Il est difficile de répondre positivement, tant le phrasé, la voix de Bashung étaient atypiques et étroitement imbriqués dans des textes alambiqués multi-sens et un courant alternatif multi-prise. Ce n'est pas faire injure à ceux qu'y s'y sont collés que de dire que « ça ne le fait pas », que le choc thermique et culturel est énorme. La jachère actuelle de la chanson française n'est à l'évidence pas propice à des reprises de qualité transcendant la version originale, et l'absence de personnalités charismatiques enlève toute crédibilité aux impétrants. Dans 20 ans, peut être...

La pathétique version de « Apiculteur  » par Raphaël en est l'illustration. Superbe chanson apaisée sur la mort, elle est une sorte de « borne » pour les fans, y compris dans leur vie personnelle. Là, la borne n'a pas seulement été repeinte, elle a été « taguée ».

 - Y a-t-il un intérêt autre commercial à un album de reprises ? C'est une vraie question. Tout le monde ne s'appelle pas Johnny Cash et ses deux derniers albums (posthumes) de reprises. Ici, ça se voit et s'entend beaucoup.

Il est du reste notable que parmi les artistes connus comme étant d'authentiques admirateurs de Bashung, beaucoup sont absents de cette initiative : Axel Bauer, Marcel Kanche, Gérard Manset (ce dernier ayant préféré sortir ce mois-ci un livre-témoignage sur leur amitié distante, intitulé « Visages d'un Dieu Inca »). A l'exception de Christophe et Noir Désir, la brochette que l'on a vu presser autour du « barbecue Bashung des beaux jours » peut sembler à la recherche d'un coup de buzz bienvenu sur leurs noms, ou participer d'une procédure d'adoubement posthume unilatérale.

C'est évidement dommage, et cela gâche tout.

 Bashung (et son compère Jean Fauque) n'étaient-ils pas visionnaires dès 2001 dans la chanson « noir de monde  », où Bashung susurrait :

«  A moi s'agrippent des grappes de tyrans

Des archanges aux blanches canines

Tueurs de mémoire à la conscience obèse

Jouent du Varèse ».

Pour dissiper ce malentendu pesant, cette accusation latente « d'obésités de mémoire », il eût été plus sage et pertinent de réaliser cet album hommage de son vivant. A l'instar de « route Manset », en 1996, coffret de reprises en hommage à celui qui voyage en solitaire, auquel Bashung avait participé.

D'une part parce que le filtrage des « invités » aurait ainsi été réalisé par l'artiste lui-même (ce qui ne peut pas nuire..), et aussi parce que la maison de disque aurait été affranchie de l'accusation diffuse de « faire du commerce post-mortem ».

Car tout de même, de son vivant, Bashung avait envoyé des signaux vers ceux qu'il appréciait : en reprenant « les mots bleus  » de Christophe et en lui lançant dès 1989 le message codé « t'aime plus mes mots roses » dans « Alcaline ». En chantant en duo « Volontaire  » avec Noir Désir, ou « du haut de Pise  » avec Marcel Kanche. En reprenant deux titres de Gérard Manset dans son dernier album « Bleu pétrole ».

Pour les autres, il est toujours délicat de faire parler les morts, mais on peut penser que « qui ne dit mot ne consent pas ».

La plaidoirie de la défense :

Personne n’est dépositaire d’une mémoire artistique, hormis les ayant droits désignés à la SACEM. Quand on apprécie un artiste, on cherche à le faire partager et apprécier du plus grand nombre. Et pour ce faire, tous les moyens sont bons pour l’éducation des plus jeunes, le passage du flambeau trans-générationnel. Peu importe, le chemin, ce qui importe, c’est la destination, pour prendre la phrase célèbre à rebours. Si le leurre d’appel de quelques jeunes artistes populaires peut amener un plus large public à la connaissance de Bashung, cela seul importe.

C’est en substance ce qu’a voulu dire Olivier Caillart, patron de Barclay, quand il déclare : « ce disque s’adresse à la fois à des fans de Bashung pas intégristes, qui sont contents d’avoir des versions alternatives, mais aussi aux fans des artistes présents sur l’album ».

Et puis, cela aurait pu être encore pire : Olivier Caillart admet qu’il y avait du monde au portillon et que certaines tentatives n’ont pas été conservées (le groupe Mustang sur « la nuit, je mens ») tellement le résultat était décevant.

Bref, la défense plaide la relaxe, en particulier pour Christophe (« Alcaline ») et Noir Désir (« aucun express », dont Bashung – ironie du sort- signe post-mortem la fin du groupe, puisqu’il s’agit dernier titre du groupe enregistré avant leur séparation). Stephan Eicher (« Volutes ») sera relaxé au bénéfice du doute et pour l’ensemble de son œuvre.

Verdict :

Comme vous vous en doutez, le jugement est mis en délibéré. Les toges à col d’hermine auront la lourde tache de juger les blanches canines qui rayent le parquet dans le box des accusés.

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1. « Tels Alain Bashung », 12 reprises, Barclay/ Universal, sorti le 26 avril 2011.

2.  Crédit photo : Mathieu Zazo

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