Iddo Bar-Shaï ou Les Folles Emotions

par Caroline Courson
lundi 9 février 2015

"Si je dis à l'instant qui passe : attarde-toi, tu es si beau !"

                          Goethe ("Faust")

 

Moments magique et rares, pur bonheur pianistique et grâce céleste au cœur des passions de « La Folle Journée » de Nantes où j’ai pu assister (miracle de la programmation et acharnement obstiné devant la billetterie !) à quatre concerts d’Iddo Bar-Shaï – dont trois consacrés à l’œuvre qui m’a ensorcelée depuis plusieurs mois : « Les Ombres Errantes », transposition pour piano de différentes pièces de clavecin de François Couperin.

 

J’avais découvert par hasard ce pianiste inspiré, un jour, devant Mezzo, où son interprétation d’une mazurka de Chopin en la mineur, étonnant mélange de sensibilité perlée, de naturel sidérant et de fraîche fantaisie m’avait laissée scotchée devant mon écran, partagée entre l’éblouissement béat et le désespoir brut : mais comment donc avais-je bien pu faire pour le rater durant toutes ces années, celui-là ? Mea culpa, mea culpa, mea maxima culpa, j’allais rattraper mon retard, et vite fait…

 

J’ai donc tout écouté, tout lu… et j’ai mieux compris ce choc émotionnel qui m’avait saisie brutalement lorsque j’ai découvert qu’il avait été l’élève d’Alexis Weissenberg ( Iddo Bar Shaï a d’ailleurs dédié à sa mémoire son dernier enregistrement).

 

Alexis Weissenberg… Seul pianiste jusqu'à maintenant qui ait réussi à me transporter sur une autre planète au point de me faire dérouler, tête la première, esprit enfiévré et yeux interloqués, le grand escalier du Théâtre des Champs Elysées à la fin de l’un de ses concerts dont je n’étais pas encore redescendue, c’est le cas de le dire ! (Oui, il arrive que la musique comporte des risques…).

Tout s’expliquait donc dans la répétition des émotions fortes – comme un petit air de déjà vu, paramnésie sentimentale et petite madeleine musicale…

 

Mais pas que…

Voyons, quand on est né à Nazareth, pas étonnant que l’on fasse des miracles avec ses mains ! Les dix doigts d’Iddo Bar-Shaï jouent en permanence sur le velours, nous entraînant dès les premiers instants dans un voyage initiatique dont on a bien du mal à revenir la dernière note achevée…Jeu délicat et évident, indiscutable même, maturité, richesse de sons, sensibilité romantique toujours très affirmée, élégance rare, rythmes chevaleresques, finesse harmonique, liberté unique et prononciation épanouie, ménageant ses effets et jouant avec les accents, les syncopes, les silences, dans une maîtrise et une virtuosité sans cesse renouvelées…

« Un des pianistes les plus musiciens et les plus raffinés de notre temps »…

Tout semble dit. Mais peut-être pas !

 

Laissons la parole à Couperin lui-même : « J’avouerai de bonne foi que j’aime beaucoup mieux ce qui me touche que ce qui me surprend. »

Sa musique peut être vue comme le langage du subconscient, une recherche intérieure au sein de nos propres émotions, imaginative et créative, servie par une structure audacieuse et, dans le cas présent, par une interprétation époustouflante, véritable machine à provoquer des frissons infinis en rafales sur un clavier pas du tout tempéré…

 

Lorsque j’ai découvert « Les Ombres Errantes », j’étais, curieusement et parallèlement, en train de lire le roman éponyme de Pascal Quignard (Tome 1 du « Dernier Royaume), grand admirateur de Couperin, ceci expliquant cela. Et de m’interroger sur ces mystérieuses correspondances chères à Baudelaire, cette synesthésie qui fait que

« Comme de longs échos qui de loin se confondent…Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. »

et que tous les arts se retrouvent et se mélangent en un même élan vers la beauté.

L’errance chez Quignard est celle de la littérature : « Il y a dans lire une attente qui ne cherche pas à aboutir. Lire c’est errer. La lecture est l’errance. (Méfiez-vous des chevaliers errants ! Méfiez-vous des romanciers !) »

 

Mais j’ajouterai quant à moi : méfiez-vous aussi des pianistes !

Et de ces univers oniriques (oserais-je dire surréalistes ?) dans lesquels ils vous entraînent inexorablement…

 

J’écoutais l’une de ces pièces intitulée « Les Baricades Mistérieuses » (sic), lors du massacre du 7 janvier dernier – en boucle, cet air étant pour moi tout-à-fait addictif. Je fus tellement tétanisée par cette nouvelle que j’ai laissé toute la journée cette musique accompagner mon désarroi, attisant et apaisant à la fois ma douleur dans un étonnant paradoxe. Elle restera pour moi associée à ces évènements, myriades de sentiments contradictoires explosant dans mes oreilles, dans ma tête, dans mon cœur…

 

Certains critiques affirment que ce titre de Couperin se référerait aux dessous féminins. Ils n’ont sûrement pas tort… Mais je me suis ce jour là permis d’y préférer une autre explication : et si ces mystérieuses barricades étaient celles qui nous emprisonnent, qui dressent des murs infranchissables entre les hommes, entre les peuples et leur manière différente de concevoir le monde ?

 

Alors, je veux penser qu’Iddo Bar-Shaï a, par le miracle de son talent, le pouvoir de les soulever, ces mystérieuses barricades, et de nous réunir, tous ensemble, dans la magie des notes et des mélodies.

 

La relève est d’ailleurs assurée : la dernière adepte en date, brillante étoile de trois ans, tourbillonne sans fin au son d’une autre de ces pièces étincelantes, « Le Tic-Toc Choc ou Les Maillotins » !

 

Je me permets d’espérer qu’il y en ait des milliers d’autres…

 

Alexis Weissenberg et Iddo Bar-Shaï

 

A écouter, à regarder et à lire :

http://www.mirare.fr/artiste/iddo-bar-shai-0

https://www.youtube.com/watch?v=H0xLHdb9MWE

http://www.pianobleu.com/iddo_bar_shai.html


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