Immigration choisie et immigration sauvage dans la Gaule d’avant et d’après J.-C.

par Emile Mourey
mercredi 27 septembre 2006

Première partie : une immigration fondatrice. Bien que les migrations de l’homme de Néandhertal et de l’homme de Cro-magnon aient laissé de nombreuses traces dans notre pays, autant et sinon plus qu’ailleurs, il faut attendre le VIe siècle avant J.-C. pour que le monde devenu soi-disant civilisé - je veux parler du monde grec - nous livre enfin un texte écrit intéressant sur notre région « barbare ». Dans le court passage qui nous concerne, Hécatée de Millet (vers 546-480 avant J.-C.) ne cite que trois villes : Narbonne, Marseille qu’il situe en Ligurie et, au-delà de Marseille, Nuerax, habitée par les Celtes.

Évoquée par plusieurs auteurs antiques, la fondation de Marseille par des Grecs natifs de Phocée - vers l’an 600 - est en outre explicitée dans un récit aux allures de légende, au Ier siècle avant J.-C., par l’historien gaulois Trogue-Pompée. Le chef de la flotte grecque s’étant rendu auprès du roi des Ségobriges pour y nouer une alliance, celui-ci lui donna sa fille en mariage ainsi qu’un emplacement pour y construire une ville. Il s’agit là de la première immigration "choisie" attestée par les textes. Il faut en effet comprendre qu’en choisissant de s’allier à une population étrangère qui lui devait tout, la cité ségobrige s’est affranchie de la tutelle d’une puissante cité ligure qui rayonnait sur la région depuis le Golfe de Gênes. Mais, en même temps, elle dressait contre elle les cités voisines qui n’auront de cesse de s’opposer à l’expansion coloniale de la cité phocéenne.

L’histoire et la géographie ont une logique. En s’établissant ainsi au débouché du couloir rhodanien, la colonie grecque de Marseille avait évidemment en projet une pénétration jusqu’au centre de la Gaule dans l’intention de s’y approvisionner dans la ressource énergétique vitale de l’époque et dont la Grèce manquait cruellement : le blé. En plaçant Nuerax au-delà de Marseille, Hécatée de Millet nous incite à rechercher la cité mythique des Celtes à l’extrémité de ce couloir Rhône/Saône, c’est-à-dire dans le pays des Eduens de la région de Chalon-sur-Saône, la Cabillo dont parlent César et Strabon. Or, étymologiquement, le mot Nuerax se décompose en Nue et arx, ce qui signifie, comme je l’ai expliqué par ailleurs, la nouvelle forteresse. Sachant qu’en Tunisie, Carthage a une étymologie semblable - Kart-hadshat, nouvelle ville - et que c’est une fondation phénicienne, on est amené à faire, pour Nuerax, l’hypothèse logique d’une autre fondation phénicienne. (Selon les Annales de Tyr, Carthage fut fondée vers l’an 814 avant J.-C.). Strabon, au début de notre ère, en nous relatant une situation d’avant la conquête de César tout en essayant de l’actualiser, nous confirme l’importance de l’immigration phénicienne en Espagne. Pourquoi les Phéniciens auraient-ils ignoré nos terres ? Leurs navigateurs qui ont sillonné de long en large la Méditerranée ne pouvaient qu’être tentés par l’aventure qui consistait alors à remonter le cours du Rhône et celui de la Saône, et cela bien avant les Grecs, bien avant le Marseillais Pythéas qui, au IVe siècle avant J.-C., fit le tour de l’Europe par l’Atlantique.

En écrivant pour la première fois de l’histoire le mot Celtes, Hécatée de Millet semble vouloir l’appliquer aux seuls habitants de la ville de Nuerax. Dans ce cas, il faudrait comprendre que le monde celte évoqué par les auteurs qui ont suivi ne désigne pas une population de race indo-européenne mais la partie du monde sur laquelle la ville de Nuerax a étendu son influence, une influence d’origine phénicienne. Pour ces auteurs, cette image d’un autre monde considéré, selon eux, comme barbare, correspond, tout en s’opposant, à l’image d’un monde grec, dit civilisé, où Athènes fait figure de métropole.

Or, Diodore de Sicile, contemporain de César, nous parle deux fois d’une Alésia qui, de toute évidence, ne peut être la modeste Alésia où Vercingétorix fut vaincu. Dans un premier texte (V, 24,1-3) il nous dit que dans les temps antiques régnait sur la Celtique un roi dont la fille refusait tous les prétendants. Héraclès, passant par là au cours de sa course errante, s’y arrêta et fonda Alésia. Admirant sa valeur et sa haute taille, la fille du roi s’abandonna à lui. De leur union naquit un fils qui prit le nom de Galatès. Ce dernier donna le nom de Galates à tous les peuples qui se placèrent sous son autorité... puis dans un autre texte (IV, 19, 1-2) il nous précise qu’Héraclès avait donné à cette très grande ville le nom d’Alésia à cause de ses courses errantes. Mais ayant mêlé à la population de la ville beaucoup de gens du pays, il arriva, comme ceux-ci l’emportaient en nombre, qu’ils redevinrent tous barbares (d’après trad. R. Weil).

Dans la logique de l’histoire, on ne peut qu’identifier la Nuerax d’Hécatée de Millet à l’Alésia de Diodore, même si ce dernier fait une confusion avec l’Alésia de César. Cette confusion s’explique par le fait qu’à l’origine, alésia est un terme générique. En outre, il faut comprendre qu’Héraclès est en réalité le nom éponyme de la colonisation phénicienne, de même qu’Ulysse est devenu, dans L’Odyssée, le nom éponyme de la colonisation grecque. Dans cette hypothèse, le texte de Diodore nous laisse entendre que les "indigènes barbares" ont repris le pouvoir sur le site et comme il ajoute que ceux-ci ont continué à honorer la ville comme le foyer et la métropole de toute la Celtique, il faut en déduire qu’ils ont poursuivi l’œuvre commencée, tout en restant dans la culture de leurs anciens maîtres. Ces deux périodes d’avant et d’après ce qu’il faut bien appeler une "révolution" trouve sa confirmation archéologique dans l’épopée fastueuse des grands princes celtes, suivie d’une période moins brillante en orfèvrerie mais plus importante en effectifs combattants. A noter que le prince celte retrouvé dans une tombe à char, à Hochdorf, était non seulement un homme puissant, mais aussi un homme très grand pour son époque, puisqu’il mesurait 1m87. Je pose la question : ce guerrier, qui est probablement mort au combat en marchant à la tête de ses troupes, aurait-il été, mieux qu’un drapeau, le symbole vivant d’un Héraclès mythique ?

Ensuite, notre pays, la Galatie, s’étendit jusqu’au Rhin et s’appela "Gallia", la Gaule. Sous l’influence des Phocéens, les Gaulois adoucirent et quittèrent leur barbarie. Ils apprirent à mener une vie plus douce, à cultiver la terre et à entourer les villes de remparts. Ils s’habituèrent à vivre sous l’empire des lois plutôt que sous celui des armes, à tailler la vigne et à planter l’olivier, et le progrès des hommes et des choses fut si brillant qu’il semblait, non pas que la Grèce eût émigré en Gaule, mais que la Gaule eût passé dans la Grèce. Justin (chap. IV,1-2, extrait du site internet du lycée de Marseilleveyre).

Voilà, à mon avis, ce qu’il serait souhaitable d’enseigner aux enfants de nos écoles concernant les débuts de notre histoire. La trop célèbre expression "nos ancêtres les Gaulois" a fait long feu. Comme toute formule lapidaire, elle a conduit aux interprétations les plus diverses comme aux plus erronées. La réalité est beaucoup plus riche. Aujourd’hui, quel est le citoyen de notre pays qui refuserait cette double culture, celle qui, par le canal de Tyr, nous est venue du Moyen-Orient et celle qui, par le canal de Marseille, nous est venue de Grèce ? D’une part la force, notamment militaire, symbolisée par Héraclès/Hercule, d’autre part l’intelligence, symbolisée par Ulysse.


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