Impressions mitigées sur le nouveau musée

par Ana Lucia Araujo
jeudi 29 juin 2006

Plusieurs personnes ont déjà écrit ici, ici et ici sur le nouveau Musée du Quai Branly qui a ouvert ses portes le 23 juin dernier à Paris. Après onze ans de travaux, le musée expose 3500 oeuvres de ce que les conservateurs ont décidé d’appeler « les arts premiers ». Le Quai Branly comprend 267 417 objets, dont 236 509 proviennent du laboratoire d’ethnologie du musée de l’Homme et 22 740 de l’ancien Musée national des arts d’Afrique et d’Océanie. Depuis 1998, le musée a acquis 8168 objets. Le visiteur peut voir plus 3600 objets exposés dans les salles du nouveau musée. Le musée se divise en quatre « unités patrimoniales » : Amériques (97 372 objets), Afrique (70 205 objets), Asie (54 041 objets) et Océanie (28 911 objets).

Malgré le cirque médiatique et l’usage politique associés à l’ouverture d’un musée de telle envergure, juste au moment où la France essaie d’éteindre le feu allumé par des décennies d’exclusion des populations des départements d’Outre-mer et des anciennes colonies, les retombées scientifiques pour l’étude des collections d’art africain, océanien, américain et asiatiques sont, en principe, indéniables. Bien que je puisse faire une longue dissertation sur les discours à propos du Quai Branly tenus par le président Jacques Chirac, le directeur Stéphane Martin et l’architecte Jean Nouvel, qui a conçu le bâtiment, je me contenterai d’exposer mes impressions sur le nouveau musée.

Pour commencer, le visage géométrique du bâtiment combinant des formes carrées et rectangulaires aux lignes courbes me semble ne pas être en syntonie avec l’esprit des oeuvres qui sont montrées à l’intérieur du musée. Le mur végétal à l’extérieur rappelle supposément l’« exotisme » des objets que le visiteur retrouvera à l’intérieur des murs et la couleur rouge nous renvoie à la terre. Pour arriver à l’entrée, le visiteur doit passer par la grande cour intérieure s’ouvrant sur la tour Eiffel. Avant même que le contact avec l’Autre ne s’établisse, la tour est là pour nous rappeler que nous sommes bien à Paris et que c’est le regard français sur les autres cultures qui s’impose. Derrière les collections exposées, le passé colonial demeure silencieux, mais quand même visible.

Le musée est un grand labyrinthe, métaphore de cette altérité, parfois étouffant, où le visiteur aura de la difficulté à s’orienter. Il faut d’abord monter plusieurs rampes avant d’arriver au premier étage où sont situées les collections. En cours de chemin, on voit des textes et des images projetés sur les murs et sur le plancher. Le mot d’ordre est « L’Autre ». La clarté des rampes donne alors place à une certaine obscurité. Aux murs blancs se substituent des structures courbes aux formes organiques et de couleur ocre, qui nous rappellent le sable et la terre, aidant ainsi à former le labyrinthe proposé. Jusqu’ici rien de nouveau. On sort de la civilisation et de la modernité pour entrer dans un monde « primitif », « sauvage » et sombre.

Même si la collection océanienne est la plus petite en nombre d’objets, elle occupe la place d’honneur au musée. L’approche utilisée est esthétisante. Les objets se trouvent dans des vitrines où le spectateur voit constamment son image reflétée. Les fiches informatives, quand elles existent, sont difficiles à repérer. N’essayez surtout pas de trouver des informations précises sur les objets exposés et sur leur contexte originel. L’idée première est de montrer combien ces objets sont tout simplement « beaux », peu importent l’époque et le lieu où ils ont été produits et leur utilisation originelle. Les dimensions sacrée et symbolique des objets sont évacuées. L’approche ethnographique est abandonnée au détriment de la libre association, comme dans les illustrations des premières relations de voyage européennes aux Amériques. Ainsi la fameuse massue en bois, utilisée par les Amérindiens tupinambas de la Baie de Guanabara pour assommer leurs ennemis (rapportée du Brésil par André Thevet au XVIe siècle) se retrouve dans une vitrine avec d’autres massues et pagaies, dont l’usage n’était pas du tout le même. Mais peu importe tout cela, car ce sont tous des objets qui ont une certaine verticalité...

Même s’il s’agit de l’une des plus grandes collections du musée, la partie africaine est très décevante. Encore une fois, on a l’impression de se retrouver dans un monde d’obscurité, où la noirceur prédomine. Les fenêtres sont peintes avec des motifs végétaux rappelant la forêt tropicale. Bon nombre de statues se retrouvent dans des niches très petites et sombres, semblables à des grottes, où on a de la difficulté à pénétrer. Nul besoin de se répéter à propos de la difficulté à trouver des informations sur les objets venant de certaines aires géographiques, comme l’ancien Dahomey. Le trône du roi Glélé (1858-1889) a été placé dans une niche entre deux murs où personne peut le voir. Un visiteur moins averti ne peut jamais savoir que deux statues en bois, représentant un lion et un requin, symbolisent le roi dahoméen Glélé (1858-1889) et son fils Béhanzin (1889-1894), car aucune fiche informative n’apparaît. Pour compenser l’impression détouffement de la collection africaine, il vaut la peine de visiter l’exposition thématique Ciwara. Même si le nombre d’objets présentés est assez réduit et si la scénographie est pratiquement absente, conduisant le visiteur dans une ligne droite, l’approche esthétisante est laissée de côté pour mettre l’accent sur les usages des masques et la symbolique associée. La visite est complétée par un film de Jean-Paul Colleyn où le visiteur peut découvrir toute la dimension rituelle des masques.

Si le bâtiment du musée, la présentation des collections et l’approche excessivement esthétisante déçoivent le visiteur plus averti, la mise en exposition des objets, principalement ceux des collections africaines, suscite un débat positif sur le passé colonial et le pillage dont les nations américaines, africaines, asiatiques et océaniennes ont été victimes. En me promenant dans les allées du musée, j’ai pu témoigner de nombreux échanges entre des Afro-Français originaires des pays auxquels plusieurs pièces ont appartenu dans le passé et des Français « de souche », au cours desquels on discutait chaleureusement de toutes ces questions. Heureusement, les lacunes des expositions pourront être comblées par une visite du site Web du musée où les amateurs, les chercheurs et le public en général peuvent consulter 267 434 notices et photographies de l’ensemble des objets américains, africains, asiatiques et océaniens appartenant à la collection, sans avoir besoin d’attendre pendant deux heures dans la file.

(photos : Ana Lucia Araujo, Paris, 24 juin 2006)

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