« Indigènes » : remplacer une amnésie par une autre

par Patrick Adam
mardi 26 septembre 2006


La sortie du film Indigènes mercredi prochain ne manquera pas de relancer le débat qui agite notre pays à propos du passé colonial de la France, débat qui nous fait patauger chaque jour un peu plus dans une repentance glauque, où l’on confond allègrement "colonisation" et "colonialisme". D’après son auteur, le film prétend réparer une double injustice : celle de notre mémoire présupposée défaillante concernant un passé que l’on s’obstine à présenter comme douloureux alors qu’il fut, somme toute, assez glorieux, et celle de notre rapinerie pour ne pas avoir indemnisé les supplétifs restés dans leur pays d’origine après les indépendances, à un taux identique à celui des combattants de l’ex-métropole.

Laissons de côté pour l’instant la question des indemnisations qu’il faut déconnecter de l’aspect "remembrance" (à moins d’avouer que la mémoire doit toujours avoir un prix), pour signaler quelques travaux qui semblent avoir été négligés par le réalisateur d’un film conçu avant tout pour émouvoir, et non pour rendre compte fidèlement d’un fait historique. Puisés dans une documentation plus spécialement orientée sur l’histoire du Sahara, les documents que je verse au dossier concernent davantage les goums marocains que leurs homologues algériens. D’autres intervenants pourront donc les compléter avantageusement.

Créés au début de 1908, les premiers goums marocains ont montré rapidement des défaillances, notamment à propos de l’esprit de discipline des effectifs. Une de leurs premières missions fut d’ouvrir un passage au sultan Moulay Abdelaziz qui désirait de se rendre de Fès à Rabat (160 km) peu après les émeutes qui avaient ensanglanté Casablanca. Contesté dans son pays par Bouhmara, un usurpateur désigné sous le nom de "Rogui", le sultan pouvait alors difficilement sortir de son palais de Fès, sans le soutien de troupes étrangères assurant sa protection rapprochée (le Protectorat n’a été mis en place qu’en 1912). L’aventure montra que les nouvelles troupes composées pour une large part de Berbères pensaient plus à piller les villages traversés qu’à honorer leur mission

Fort de cette expérience, voici les instructions données par le général d’Amade, le 5 novembre 1908 : "Le recrutement des goums s’effectuera dans chaque région. Il y aura lieu d’apporter à cette opération toute la circonspection désirable pour éviter les mécomptes du début qui seraient susceptibles d’entamer la réussite de cette création. Les nouveaux auxiliaires devront être initiés avec la plus grande patience et la plus grande douceur aux règles diverses et de la discipline. On tiendra compte de la personnalité de chaque goumier dont le sentiment individualiste et le caractère propre sont particulièrement développés chez le Marocain. Après les exercices simples, après les appels journaliers, les goumiers doivent avoir la plus grande liberté pour vaquer à leurs affaires d’intérêts de famille". On est loin des hommes arrachés à leurs champs...

Pour ce qui est du "travail de mémoire" qui nous ferait défaut, rappelons l’excellente étude de Jean Saulay, Histoire des Goums marocains (tome 1), Le Maroc, pacification et unification du pays (1908-1934), Paris, La Koumia - Public-Réalisations, 1985. Suivie du tome 2 La Seconde Guerre mondiale et l’après-guerre (1934-1956), de Yves Salkin et Jacques Morineau, Paris, paru en 1987. Vaste travail d’érudition traitant de l’organisation et des différentes opérations menées par ces troupes, on peut extraire du premier tome, le passage d’un texte écrit en 1986 par le Lieutenant Guy de Mareuil qui avait été en poste en 1937 à Aouïnet Torgoz (cercle d’Assa). Cinquante ans après avoir servi, voici ce que cet ancien officier écrivait : "Mais tout cela est vieux et oublié et une seule idée demeure : que les "ouled Koumia" (fils des goums) prennent leur plume pour faire revivre leurs souvenirs. Sans eux, les enfants et petits-enfants qui vont venir, useront leurs dictionnaires en vain, pour essayer de dessiner une France "non hexagonale" et pourquoi tant de gens de couleurs, de langues, de religions et de moeurs différentes ont eu une notion particulière de la France et des Français".

A l’intention des nostalgiques et de ceux qui aiment se frotter à la rigueur de l’histoire et pas seulement se badigeonner de bons sentiments (notamment pour ce qui est de tout ce qui touche à la colonisation et à ses "bienfaits" honnis), on peut ajouter qu’à Aouïnet Torgoz, minuscule oasis de l’oued Draâ demeurée en dehors des circuits touristiques, il subsiste aujourd’hui encore un bordj construit par les Français. C’est une étonnante bâtisse plantée dans un nulle part de Dino Buzzati, d’où surgissent les têtes de quelques palmiers (les seuls de la région). Elle abrite l’ébauche d’un musée géologique et botanique qui peine à fonctionner. Avis aux amateurs de bonnes résolutions...

Mais le thème des supplétifs n’a pas intéressé que les spécialistes. Dès l’année 1955, les éditions France Empire publiaient un ouvrage grand public, intitulé Tabor, nom donné à l’ensemble des régiments composés de différents goums. Jacques Augarde, secrétaire d’Etat aux affaires musulmanes de la IVe République, ancien maire de Bougie (l’actuelle Béjaïa en Algérie), ancien député de Constantine, y relatait dans un style sobre et alerte son extraordinaire "équipée" à la tête d’un régiment de goumiers, depuis la Corse jusqu’à Berlin, pour délivrer l’Europe du joug des nazis. Citons un extrait de la préface du général Guillaume : "L’étonnante épopée des goumiers de l’Atlas, vêtus de leur djellaba de laine devenue légendaire, va se dérouler à partir de 1943, à travers la Corse, l’Italie, l’ïle d’Elbe, la France et l’Allemagne, pour aboutir aux rives du Neckar et du Danube. Au cours de ces campagnes, plus de vingt-deux mille goumiers seront engagés, et plus de huit mille d’entre eux, officiers, sous-officiers et goumiers, tomberont, tués ou blessés. Je garde l’immense fierté d’avoir présidé à l’organisation des goums marocains, puis de les avoir menés aux combats de la Libération. [...] Pour les goums, le combat continue. Au-delà des mers, en Extrême-Orient, depuis 1948, les tabors, au Tonkin, luttent pour la sauvegarde de l’Union française. Les noms de Cao-Bang, Tat-Khe, Hoa-bing, s’inscrivent sur leurs fanions trop étroits pour contenir tant de gloire amassée presque sans arrêt depuis 1911, sur tous les champs de bataille de l’Armée française".

L’ouvrage remet bien des pendules à l’heure. Bourré d’anecdotes rapportées dans un style plaisant, il rend compte de l’intérêt pécuniaire que représentait alors pour nombre de Marocains ou d’Algériens la possibilité de servir la France. Car les goumiers étaient payés et même plutôt bien payés, si on considère la misère qui collait à leurs semelles et dont ils cherchaient à s’extraire, sinon ils ne se seraient jamais autant pressés sous les drapeaux pour servir une République dont ils ne pouvaient imaginer qu’elle puisse leur apporter autre chose que de faire bouillir la marmite. Croire que les goumiers se seraient battus pour une "Liberté Egalité Fraternité" mythologique, tient du fantasme pur et dur.

Au Maroc, ils habitaient avec leur famille (femme et enfants) à proximité et parfois à l’intérieur des casernes, dans des installations en tous points semblables à celles des douars où ils étaient nés. Plus tard, engagés dans la campagne d’Italie, ils ont obtenu le droit de faire du butin sur l’ennemi. Et, à la grande surprise des troupes américaines qui les encadraient, ils ont traversé une bonne partie de la botte mussolinienne en traînant des poules, des chèvres ou des moutons, ou en tenant ces animaux vivants (puisque devant être égorgés) serrés en travers de leur monture. Un chapitre de l’ouvrage de Jacques Augarde intitulé Chikaya, terme qu’on peut traduire par "discussion", "dispute" ou "procès", raconte l’étrange cérémonie qui, environ une fois par mois, réunissait les officiers à leur troupe, afin de régler différents litiges d’intendance et d’atténuer les frictions qui ne manquaient pas d’agiter régulièrement des gens issus de tribus qui entretenaient souvent un passé riche en contentieux. Deux anecdotes méritent d’être rapportées.

La première concerne un jeune homme "au visage d’enfant" qui a tout au plus seize ans. Il a été convoqué par l’officier car un courrier est arrivé de son village pour savoir ce qu’il était advenu. Apparemment le jeune homme n’a donné aucun signe de vie depuis plus de six mois. L’officier l’interroge :

- "Comment en es-tu venu aux goums ?

- Il y avait au souk des Aït Isschak des askers [recruteurs locaux pour toute sorte d’activités]. Ils demandaient des hommes pour le baroud [combat entre tribus]. Ils disaient "On part tout de suite avec l’tomobile". Alors je suis allé avec eux. J’étais jamais monté dans l’tomobile, mon lieutenant.

- Tu n’as pas demandé à un ami de prévenir la famille ?

- Non, allach... [pourquoi ?]

- Vous êtes extraordinaires !!!..."

La seconde rapporte le dialogue de l’auteur avec un dénommé Moulay ben Hamadi. L’homme a envoyé plusieurs fois de l’argent au bled, mais il affirme que, là-bas, ils n’ont rien reçu. L’officier interroge : " Raconte-moi ta petite affaire." L’homme s’explique avec des gestes sobres, dont chacun veut dire : " Moi, je n’y peux rien !" mais dont le dernier signifie : "Tout s’arrangera si tu le veux !". Un sous-officier précise que quatre mandats ont bien été envoyés de Bizerte, représentant des prises de guerre, et qu’ils n’ont jamais été payés à sa famille. L’homme a effectivement versé à la poste aux Armées vingt-quatre mille francs et il peut montrer les talons. La somme est rondelette. L’officier ne peut s’empêcher de commenter :

- "Tu es grand riche".

Et le goumier de répondre avec toute la finesse des Berbères quand ils doivent s’adresser à un supérieur :

- "Non, mon lieutenant : le caïd [au village] grand riche, moi pauvre"...

*

* *

Ces deux anecdotes montrent, s’il en était encore besoin, qu’il n’est pas sain de reconstituer l’histoire selon nos critères actuels, juste pour faire pleurer dans les chaumières. Les "Indigènes" n’ont pas été râflés pour servir l’armée française. Bien avant de partir pour l’Europe, ils avaient participé de bon coeur à la "pacification" du Maroc, puis à la conquête saharienne (bien que dans ce cas les tirailleurs sénégalais aient été jugés plus efficaces et dignes de confiance par leurs supérieurs), mais aussi au maintien de l’ordre intérieur à travers tout le Maghreb. Et si le recrutement de ces supplétifs s’est fait parfois au moyen d’une campagne de "promotion" frisant l’intoxication dont les petits chefs locaux ont largement profité, il en a toujours été ainsi dans toutes les armées du monde (hier pour les engagés à qui l’armée promettait les meilleures formations technologiques, aujourd’hui pour les GI qui combattent en Irak) : "Engagez-vous ! Engagez-vous ! Qu’ils disaient !"... Ils sont toujours aussi fous ces roumis...

Il est évident que ces quelques éléments ne prétendent pas englober un débat qui n’en est encore qu’à ses prémisses. S’ils pouvaient l’aiguiller vers des voies moins simplificatrices que celles qui sont empruntées par les "touristes équitables" de l’histoire, on ne pourrait que s’en réjouir. Les deux photos jointes à cet article méritent autant de publicité qu’une affiche de cinéma conçue comme un étendard de la "beuritude" (au sens qu’Aimé Césaire a donné jadis à la "négritude") qui se vend si bien dans nos médias : l’une montre des goumiers traversant les Apennins avec leurs prises de guerre, façon d’illustrer un des aspects "économiques" de cette page d’histoire qui ne manquera pas d’être récupérée par les agitateurs professionnels ; l’autre témoigne de la reconnaissance "politique" de la France pour l’engagement de ces hommes, puisqu’on y voit le Général de Gaulle serrant avec solennité la main d’un goumier...

Patrick Adam

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