Iranien

par Orélien Péréol
mardi 2 décembre 2014

Film documentaire de Mehran Tamadon. Ce dernier a invité dans sa maison pendant deux jours et deux nuits, quatre mollahs. Les cinq hommes (et leurs familles) ont « mission » d’établir des règles de vie commune, alors qu’ils sont en vie commune. Tout les oppose. En effet, Mehran Tamadon franco-iranien a grandi en France, il est athée et a un enfant sans être marié. Les mollahs, eux, défendent le système politique iranien. Ils appartiennent à la hiérarchie de l’Islam chiite. Mehran Tamadon réalise ainsi en « petit » le débat entre deux « modèles » sociaux et politiques en faisant confiance à la force de la parole et de l’échange.

Iranien a remporté en 2014 le Grand Prix du Festival international des films documentaires Cinéma du Réel. En salle dès le 3 décembre.

La réalisation de ce projet a nécessité une longue et difficile approche. Mehran Tamadon est français et iranien. Il a dû faire plusieurs voyages pour aboutir. Il n’y a pas d’images de cette quête, bien que « l’accès au terrain », pour parler en anthropologue, fasse partie de la recherche, c’est-à-dire de la situation. Toute la question portée par ce film est de savoir si (ou de croire que) l’on peut résoudre les différences par la parole. Drôle de projet pour du cinéma. En même temps, quel autre médium pourrait représenter ce colloque ? Car l’expérience filmée est « réelle », elle n’est pas jouée. C’est un laboratoire, un modèle réduit d’une confrontation qui nous occupe et préoccupe énormément en ce moment.

Mehran Tamadon est sur-impliqué dans cette « affaire ». Nous le sommes tous. Nous avons envie de résoudre nos problèmes par la parole, par l’échange et non par la force. C’est l’idée fondamentale de la démocratie, sa « prophétie » initiale. A ceci près que la parole pour naître a besoin d’une situation donnée, elle n’est pas seulement jaillissement spontané sous peine de se perdre dans le brouhaha (façon Internet ? dont cet article ?). Il faut l’institutionnaliser. C’est entre autre dans cette nécessité de lui donner un cadre que le but initial se tord, se déforme, se perd. Car une parole essentielle peut se perdre si elle n’est pas dite dans les formes admises, « obligatoires », tandis que bien des paroles ayant la forme adéquate ne valent pas grand-chose.

Mehran Tamadon filme une certaine institutionnalisation d’un échange entre des personnes d’avis très opposés, telle qu’il l’a voulue. On le voit préparer la pièce commune dans une villa vide. Il dispose des tapis, des coussins… il accueille, dans les modes iraniennes. Les hommes viennent avec femme et enfants. Par respect pour leur façon de voir, femmes et enfants n’ont pas accès à ce centre de parole. Ces hommes demandent plusieurs fois à Mehran Tamadon pourquoi il n’a pas amené sa femme qui aurait pu discuter avec les leurs. Ils disposent au mur des photos de leur bibliothèque, en discutent l’emplacement, les collent. Ils investissent le lieu. La discussion apparemment n’a pas de difficulté particulière pour s’installer et se dérouler. Cependant, il est clair que chacun parle à l’intérieur du cadre qu’il s’est défini et qu’il admet, à l’exclusion de tout autre.

Le monde a un propriétaire et quand on est chez un autre, on respecte les règles et modes de vie de ce propriétaire, nous dit en substance un des imams. Ici, le propriétaire est Mehran Tamadon, il veut discuter, c’était convenu par avance, ils discutent donc, à condition de ne pas contredire les prescriptions du propriétaire-Dieu, qui est bien au-dessus. Et quand on est musulman, Dieu a parlé par son prophète. Un autre Imam dit qu’il se « tient » par peur du jugement dernier, sans quoi il n’aurait aucune loi, et ferait n’importe quoi. Il ne voit que deux options : ou croire en Dieu et en son prophète ou ne croire en rien, d’où sort deux conduites opposées, une sociale et l’autre violente et tyrannique.

A l’inverse, Mehran Tamadon pose l’égalité et la liberté comme des exigences absolues, et notamment l’égalité entre les femmes et les hommes. C’est son point de départ et il faut trouver les règles de mise en œuvre de cette égalité. Ses interlocuteurs n’ont rien contre, à condition de ne pas toucher aux lois du Coran, telles qu’ils les disent au moins.

Dans cette mise en situation de l’échange de parole, il n’y a pas de point central sur lequel se mettre d’accord, ni de place pour le créer.

Les hommes sont aisément excitables sexuellement, beaucoup plus que les femmes (Freud lui-même l’a dit ?!). Couvrir les femmes pour que les hommes ne les voient pas est donc un bon moyen pour avoir la paix sociale. Mehran Tamadon a tendance à nier. Chacun verra cela avec son expérience. Nous avons beaucoup, ici, le discours qui met les inégalités sexuelles entièrement dans le social et qui vise à les corriger par la moralisation. Il nous faudrait une observation de type scientifique. Mais comment trouver un accord, même dans cette situation créée pour tisser des accords ?

Arrivent des comparaisons de civilisations. La laïcité en France est une nouvelle forme de religion puisqu’elle se met à contrarier une religion par la loi (interdiction du voile à l’école). Elle joue le même jeu que la religion, sur le même terrain. Mehran Tamadon répond par la division entre privé et public et le rangement de la religion dans le privé et de la laïcité (athéisme en fait) dans le public, comme dans deux tiroirs. La laïcité attente à la religion et n’est pas liberté, reprend l’imam. Mais si, la religion est libre dans le privé et sujette à discrétion dans le public…

Chacun a ses fantasmes sur l’autre : un des Imams pense que les poupées Barbie ont inculqué une répulsion de la grossesse aux petites filles occidentales, qui, selon lui, a dû être corrigée par la création d’une Barbie enceinte !

Le temps passant, les hommes prient et commencent à expliquer à Mehran Tamadon de quoi est faite leur prière. Gentiment, façon « vas-y, ça te mettra les idées en place, tu cesseras de te poser toutes ces questions stériles ». Cela a un petit côté Blaise Pascal : « faites semblant de croire et bientôt vous croirez ! » Les femmes et les enfants s’approchent de la cuisine, hument les plats, discutent un peu… les strictes limites tracées au mode de vie et à la séparation des sexes s’effritent, elles peuvent s’estomper sans que l’idée essentielle en soit atteinte. On peut penser : « jusqu’où ? » on a envie de penser que, de petits pas en petits pas, la séparation sexuelle se dissoudra.

C’est bien le charme illusionniste de ce film et surtout de la démarche de Mehran Tamadon. Un doux et cruel rêve que l’on partage : tout ne se résout pas par la parole, malgré qu’on en ait. Il n’y a pas de commencement : celui qui voit l’égalité comme un antécédent quasiment indiscutable et celui qui voit la parole de dieu (dans une certaine religion) comme un antécédent absolument indiscutable ne peuvent échanger que dans le respect de ces antécédents ; ils ne peuvent guère échanger sur leurs antécédents qui ne sont pas réellement négociables. C’est profondément humain, et à ce titre respectable. Un des imams dit à Mehran Tamadon que le peuple iranien a choisi une république islamique, pas une république tout court comme nous en France. Le peuple a décidé, on est pareils.

J’ai partagé la mélancolie de Mehran Tamadon quand il roulait ses tapis et effaçait les traces de son forfait. C’est un moment improbable qu’il a organisé et filmé. Et il nous faut bien accepter que des gens qui ne pensent pas du tout comme nous, voire qui pensent le contraire de ce que l’on pense, sont tout aussi humains que nous et qu’ils ne se laisseront pas décider par le langage.

Mehran Tamadon a eu des ennuis avec la police avant de pouvoir quitter l’Iran. Il avait anticipé et fort judicieusement confié le disque dur contenant les rushes de son film à un ami hors de tout soupçon. Ce qui nous permet de voir ce film rare.

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