J’ai la mémoire qui Blanche...
par Sandro Ferretti
mercredi 3 septembre 2008
Dans quelques jours, le 13 septembre, cela fera presque dix ans que Roland Blanche a rencontré la faucheuse, qu’ils sont partis ensemble et qu’on ne les a plus revus. Le "grand second rôle", la canaille banale qui jouait à la perfection les méchants, les salauds et les fêlés, le prolo chauve si étrangement normal qu’il en était anormalement étrange, venait de partir avec une moins que rien. "Il avait le cœur sur la main. Il l’a lâché en pleine nuit"[i].
[i] Jean-Pierre Léonardi dans L’Humanité du 14/9/1999.
C’était un vol Paris-Marseille d’Air Inter dans l’hiver 1990. Le hasard des réservations m’avait assis à côté de Roland Blanche, déjà aspirant "meilleur second rôle masculin" pour l’ensemble de son œuvre. Je lui parle de la série (intelligente pour une fois) de polar qu’il tourne pour FR3, à Marseille, justement, et de mon admiration pour ses prestations.
Il m’explique qu’il ne visionne jamais ses apparitions, mais a l’air à la fois surpris et content qu’une série noire française puisse tenir la route aux yeux de quelqu’un qui s’y connaît (c’était mon cas à l’époque).
Il est franc, ironique, commande son troisième whisky à l’hôtesse.
Je crois bien qu’on a fumé aussi, car il me semble (mais j’ai la mémoire qui flanche) qu’on pouvait encore fumer dans les avions, en "ces temps déraisonnables où l’on avait mis les morts à table, on faisait des châteaux de sable et l’on prenait les loups pour des chiens[i]".
On bavarde un peu, il me dit qu’il essaie de lire Céline entre deux scénarii et me tutoie parce que "j’ai l’air d’un juste mal déguisé en voyou".
Je refuse le whisky. Il me regarde, a un sourire en forme de rictus, animal et canaille, et puis il lance, en faisant tinter les glaçons dans ma direction : "la vie, c’est pour les vivants".
Du coup, je hoche la tête, et le vol se pose avant que j’ai pu trouver une phrase moins bête que "j’aime beaucoup ce que vous faites", ou encore "faites gaffe à vous".
La vie est un roman :
Dans les starting-blocks de la vie, c’était plutôt mal parti pour lui, dans un pavillon de Thiais, Val-de-Marne, le dernier jour de 1943. Un père chaudronnier qui ne buvait pas que de l’eau ferrugineuse, un grand-père cantonnier et rescapé des tranchées, qui lui apprend l’art du jardinage et des chansons. Une voisine, Mlle Berthe, qui après l’avoir vu jouer des pièces pour enfants, lui fait lire Balzac et lui lègue sa bibliothèque, avant de se pendre avec une cravate.
Une enfance à la Zola, à la Céline et son Mort à crédit.
Entre 19 et 29 ans, il arrête même le théâtre et devient sacristain au temple de Boulogne-Billancourt. Et puis une pièce de Marivaux passe par là, où il manque un Arlequin. C’est la rencontre avec Jean-Michel Ribbes, qui fera tourner la roue dans le bon sens et amènera la rencontre avec d’autres comédiens noctambules comme Richard Bohringer, Villeret, Niels Arestrup, etc.
Des pointures aux manettes comme Verneuil, Boisset, Corneau, Wadjda, Blier, Besson, Godard voient bien tout ce qu’ils peuvent tirer de ce personnage d’apparence banale, alternativement prolétaire, sale type, flic bourru, voyou vicieux ou psychopathe allumé.
Cela ne s’arrêtera plus avant la faucheuse : 65 films au compteur, un visage inoubliable et connu de tous (à défaut de son nom). Une trentaine de prestations au théâtre, y compris pour Chéreau, et le Molière du meilleur comédien pour un second rôle pour son travail sur Brecht en 1994.
Paillettes et féerie seront pour une autre fois :
Dans la lignée bien française des grands acteurs de seconds rôles (de Jean-François Stevenin à Patrick Chesnais en passant par Niels Arestrup, Jean Bouise et Donadieu, ou Castelitto en Italie), Roland Blanche fut un artisan de la composition honnête et sans trahison, fine sous l’apparence brute ou gouailleuse.
Carrure imposante au propre comme au figuré, toujours mal rasé, épaisseur à la fois débonnaire et menaçante, il excellait dans les personnages de givrés patentés, de flics ou de voyous inquiétants. Sous la faconde, la banalité du chauve, la dégaine sans âge, le corps empâté, il y avait ce regard perçant, carnassier, souvent embué d’angoisse, de félin assoupi.
Un interprète rêvé pour incarner les fêlures à peine visibles sous un masque de voisin de palier, mais prêtes à péter cependant.
Roland Blanche a "percé" à la force de son talent et de sa présence animale, pas par sa belle gueule.
Blanche, c’est la revanche des cabossés, des cabossés de la vie et des cabossés tout court.
Ce fut surtout un formidable "véhicule", d’émotions et d’ondes diverses et contradictoires - mais toujours crédibles -, comme c’est précisément le boulot d’un comédien.
Il aimait aussi la vie, la vraie. Sans doute mal, c’est-à-dire trop.
La trajectoire de la course :
Blanche était né à Thiais, Val-de-Marne. Il est mort à Thiais, Val-de-Marne, chez lui, à 56 ans. Son père était chaudronnier, lui a fait l’acteur. Il était né pour être un second, un obscur, pour ramer avec la force décuplée des perdants. Mais il fut un grand, un grand des seconds rôles, un Poulidor des sun light.
Parfois, la vie est simple, limpide comme un Whisky où on aurait mis trop de glaçons. L’éclairagiste a fait un fondu au noir, et puis il est parti dans la poursuite, le Roland.
Je peux bien vous le dire, maintenant : j’aimais beaucoup ce que vous faisiez, Monsieur Roland…