J’en pince pour « Le Crabe aux pinces d’or », réédité en édition collector !

par Vincent Delaury
lundi 20 décembre 2021

Bonne nouvelle, et c’est la saison des cadeaux, donc ça tombe bien ! Je précise, au passage, que je n’ai aucun deal commercial avec Casterman ou Moulinsart, ces quelques lignes étant simplement là pour saluer, modestement, un événement dans le monde du neuvième art : 80 ans après sa publication, Le Crabe aux pinces d’or (1941, la version couleur et actuelle de l'album ayant été publiée le 17 janvier 1944) revient en édition collector enrichie - 72 pages au total - pour le plus grand plaisir des petits et des grands : bref à lire donc sans modération, de 7 à 77 ans, comme on dit.

Nouvelle couverture pour « Le Crabe aux pinces d’or » chez Casterman, 1941/2021.

« Canailles !... Emplâtres ! Va-nu-pieds ! Troglodytes ! Tchouk-tchouck-nougat ! Sauvages ! Aztèques ! Grenouilles !... Iconoclastes ! Froussards ! Macaques ! Parasites ! Moules à gaufres ! (…) Doryphore ! Noix de coco ! Zouave ! Cannibale ! Anthropopithèque !... » Quel plaisir de retrouver ce bon vieux capitaine alcoolisé Haddock avec ses jurons cultissimes, et par la même occasion, tout de même !, le héros principal de la saga des 24 albums cultes, le petit reporter Tintin à la bouille toute ronde surmontée d’une houppette, en parcourant l’édition collector, sorti en novembre dernier chez Casterman, pour fêter les 80 ans de la publication du Crabe aux pinces d’or, neuvième titre de la série légendaire, avec une couverture inédite ; on y voit toujours Tintin et Haddock dans le désert, non plus sur des dromadaires, mais en train de marcher sous le cagnard, en plein Sahara également, complètement assoiffés et devancés par Milou, le petit chien du héros à la fois ange gardien et démon, portant dans sa gueule un os de taille.

L’objet-livre en soi est beau, avec un côté classieux et vintage, auquel participe grandement le ton sépia effet mat de sa couverture reliée. Alors, il comprend bien sûr l’album classique et canonique des 62 planches de la bande dessinée franco-belge, qu’on ne se lasse pas de relire (cette excellente histoire comprend quelques pépites narratives et graphiques, sur lesquelles nous reviendrons), agrémenté, pour cette édition à part, d’un dossier d’archives de huit pages bienvenu, permettant de se replonger dans la genèse de l’œuvre, en ce qui concerne notamment ses inspirations cinématographiques (tel possiblement Pépé le Moko, 1937), les coulisses de l’aventure sur fond de puritanisme américain (l’alcool imbibant le récit !) et de censure allemande à l’époque – pour rappel, cet album a été publié en décembre 1941, pendant la période troublée de la guerre et de l’occupation allemande : la Belgique est alors occupée par les Nazis et le journal Le Soir, soumis aux autorités germaniques et dévoué à leur propagande antisémite et belliciste, dans lequel paraît en strips au départ Le Crabe dans son supplément jeunesse, repris par un groupe de collabos, doit se contenter de sujets neutres - et de mettre en avant quelques caractéristiques majeures de l’auteur Hergé (1907-1983), notamment sa fluidité narrative, son sens de l’ellipse, son art à traduire le mouvement en quelques traits voire en une seule case ainsi que sa capacité à créer des personnages hauts en couleur, dont bien sûr les inénarrables Dupondt, qui font régulièrement bugger, en virtuoses de la répétition, récit et langage, ainsi que le célèbre Archibald Haddock, grand buveur devant l’Eternel, truculent bonhomme impulsif et colérique victime et prisonnier de son sale caractère et dont on connaît son ancêtre, à savoir le chevalier François de Hadoque, fils bâtard de Louis XIV.

Commençons par Haddock, donc. Puisque Le Crabe aux pinces d’or marque l’apparition, ou plutôt l’irruption, dans une histoire de navire en perdition, le Karaboudjan, utilisé pour le trafic d’opium, cette drogue étant cachée semble-t-il dans des boites de conserve dorées affichant un crabe pop rouge, de ce fameux capitaine de la marine marchande, création géniale signée Hergé, car ses grands excès, comportementaux et langagiers (crises éthyliques, catastrophes en série, invectives en veux-tu en voilà, trouvailles lexicales mythiques telles « Tonnerre de Brest » et autres « Mille sabords »), apportent un heureux contrepoint face au lisse et asexué Tintin, garçon courageux et jeune reporter gentil à l’allure boy-scout un peu trop parfaite, donc un poil agaçante !, au point même de l’éclipser, voire de devenir carrément le protagoniste préféré des lecteurs de Tintin : en 1996, ce marin au long cours nommé Haddock, dont on sait que son nom serait venu au maître de la ligne claire alors que sa femme cuisinait du haddock, un poisson devenu familier aux Belges en période de guerre du fait des restrictions de viande pendant l'occupation allemande, a été désigné, ni plus ni moins, comme le « personnage principal préféré » de la série par des internautes, avec 37,5 % des suffrages, devant le célèbre reporter, Milou et tous les autres, que sont le professeur Tournesol, les Dupondt, le Général Alcazar et autres Bianca Castafiore.

Eh oui, ce vieil ivrogne, gars de la marine, malgré toutes ses dérives, par moments il faut bien le dire aux relents racistes via sa logorrhée vertigineuse (le spécialiste BD Pierre Sterckx le qualifiant à raison de « hurleur rabelaisien  »), reste diablement attachant ; Hergé, dans une interview à Numa Sadoul ayant confié la chose suivante concernant le langage particulièrement fleuri de son personnage pantagruélique : « C’est surtout la sonorité qui me guide. Il y a des termes qui ne sont pas des injures mais qui, lancés avec une certaine véhémence, ont l’air d’épouvantables insultes. » Archibald Haddock, dont le prénom n’apparaît que dans la case 3 de la planche 31 de Tintin et les Picaros, parue dans Tintin (édition belge du 30 décembre 1975), offre, et certainement bien davantage que le petit mec bien sous tous rapports qu’est Tintin (calme et réfléchi, toujours maître de son vocabulaire), un effet miroir. Avec le côté humain, trop humain de cet « homme d’humeurs, bonnes ou mauvaises », dixit Hergé, difficile de ne pas se reconnaître en lui. Immédiatement identifiable, via son fameux pull à col roulé bleu, sa barbe hirsute, son nez allongé et ses deux pattes d’oie cernant ses yeux, on suit avec délectation les pérégrinations rocambolesques de ce Monsieur Catastrophe, émotif et éruptif : dans Le Crabe, bercé par les vapeurs de l’alcool, il met successivement le feu à un canot de sauvetage, fait se crasher un hydravion puis se noie dans son discours final grandiloquent prononcé à la radio, quitte à s’endormir, et on ne s’en lasse pas : on en veut encore même ! Cette épave alcoolique, ami et confident de Tintin, cherchant régulièrement à se sevrer face aux démons de l’alcool (cf. son goût prononcé pour le whisky, le rhum et le vin), est tour à tour drôle et pathétique, courageux et maladroit, naïf et généreux, au point de devenir, au fil des pages des aventures de Tintin comme l’enfant de celui-ci, ce qui est fort touchant, Hergé lui-même se prendra de pitié, puis de sympathie, pour ce personnage déviant, mettant régulièrement un caillou (ou un sparadrap !) dans la chaussure de l’action, au point de le décrire, dans un entretien de 1952, comme « un orphelin du hasard, né involontairement ivre mort dans une cabine du Karaboudjan », ajoutant même : « J’ai fini par l’aimer et Tintin l’a rééduqué ».

Puis, dans Le Crabe, s’y trouve notamment, en fin de planche, cette case géniale pénétrante (page 32, cf. visuel 2), qui a marqué au fer rouge des générations de lecteurs et lectrices, où l’on voit, au « pays de la soif » (autrement dit le désert), Haddock, ahuri sous l’effet de la chaleur étouffante, en train de dévisser à l’aide d’un tire-bouchon, avec un regard halluciné, la tête ronde du pauvre Tintin emmailloté comme s’il s’agissait d’un bouchon d’une bouteille de vieux Bourgogne. Vignette surréaliste culte ! Qui colle littéralement à la rétine. Inoubliable, donc.

Autre image marquante se trouvant également dans Le Crabe, celle bien connue, analysée et commentée au fil du temps par moult exégètes de l’œuvre hergéenne et spécialistes du neuvième art, où, en une seule image (page 38, case A2 ; cf. visuel 3), alors que Tintin et Haddock affrontent dans les dunes les Berabers (ethnie faisant partie des Berbères), l’on voit ces pillards nomades marocains en train de s’enfuir, l’« horloger bénédictin » qu’était Hergé, travaillant inlassablement ses effets narratifs, agençant ici, au sein d’une même case, une décomposition du mouvement qui rejoue le séquençage cinématographique, le septième art étant le médium visuel par excellence pour capter les corps en mouvement : on a l’impression de voir le même personnage évoluer dans l’espace alors qu’il s’agit en fait de différents assaillants battant en retraite saisis dans des positions successives afin de traduire leur fuite en arrière. N’importe quel tâcheron, pour obtenir ceci, aurait multiplié les cases, alors que le maître de la BD franco-belge, lui, n’en signe qu’une. D’ailleurs, et ça se comprend, Georges Remi était particulièrement fier de cette planche, la considérant comme l’un de ses meilleurs dessins, car parvenant à représenter en une unique case ce qui « pourrait être le même bonhomme, à des moments successifs, qui est couché, qui se relève doucement, qui hésite et qui s'enfuit. »

Alors, bien sûr, on pourrait s’étendre encore et encore sur cet album culte qu’est Le Crabe aux pinces d’or, l’un des meilleurs selon moi de la série, avec Le Lotus bleu (1936) et Le Sceptre d’Ottokar (1939) : la séquence à l’intérieur du cockpit de l’hydravion secoué, précédant la chute de l’appareil dans la Méditerranée, est spectaculaire, digne dans son découpage des plus grands films d’action américains (on sait combien Spielberg a bien regardé cet album « orientaliste » pour faire sa saga rétro Indiana Jones) ; la parenthèse au pays de la soif, tel un temps suspendu, avec Tintin et son acolyte alcoolique Haddock, épuisés, s’avère envoûtante ; leur course-poursuite au sein des rues animées de Bagghar, sous l’œil ébahi des habitants, est aussi prenante que les meilleures comédies aventureuses hexagonales, façon L’Homme de Rio et autres Tribulations d’un Chinois en Chine.

On pourrait également rappeler, sans fin, combien, grâce à l’exceptionnelle maîtrise de la grammaire visuelle et narrative de son art [succession de petites cases ponctuées régulièrement d’une grande case en pleine page pour camper une atmosphère et dynamiser le récit, sens de l’ellipse, du mouvement et du suspense (chaque planche finissant sur un éclat pour tenir le lecteur en haleine et lui faire tourner la page), angles de vue variés (champs et contre-champs, plans d’ensemble, gros plans), épure de la ligne claire, trait d’encre noire d’épaisseur constante couplé à des aplats de couleur magnifiques - « Mon dessin est cérébral », précisait l’auteur, goût de la modernité et vivacité de son humour, aux confins du surréalisme belge, Hergé collectionnait avec passion l’art de son temps (Fontana, Poliakoff, Herbin, Raynaud, Warhol, etc.)], Hergé nous maintient en virtuose dans ses griffes pour dérouler ses histoires, jouant habilement sur différents niveaux de lecture.

Mais je préfère terminer en disant que, tout compte fait, Hergé a eu raison de ne pas vouloir, qu’à sa mort, on continue son grand-œuvre, à savoir Tintin, l’intéressé ayant déclaré en 1983 à Sadoul : « Il y a certes des quantités de choses que mes collaborateurs peuvent faire sans moi et même beaucoup mieux que moi. Mais faire vivre Tintin, faire vivre Haddock, Tournesol, les Dupondt, tous les autres, je crois que je suis le seul à pouvoir le faire : Tintin c'est moi, exactement comme Flaubert disait « Madame Bovary, c'est moi ! » Comme on le comprend. Car, quand on lit, par exemple, le dernier Astérix (et le Griffon), qui est nullissime (lisibilité moyenne, histoire plan-plan, comme cadenassée par les ayants droit, aucun sens du rythme, humour au rabais, très loin de Goscinny), on se dit vite qu’il vaut largement mieux se replonger dans un Tintin originel et vintage, fruit de son auteur de départ, pour savourer la substantifique moelle de cet art magnifique, et ô combien captivant quand il est entre les mains des meilleurs (de Töpffer à Sattouf via McCay, Saint-Ogan, Pratt, Franquin, Uderzo, Mœbius, Bilal, Druillet, Spiegelman, Bretécher, Ware, Mattotti, Satrapi, Schuitten, Taniguchi, Gerner et autres Nicolas de Crécy), qu’est la BD. Alors oui, je l’avoue, à sa relecture, j’en pince définitivement pour Le Crabe aux pinces d’or et j’espère que vous aussi, en le retrouvant peut-être prochainement via cette réédition réussie, allez savoir, au pied du sapin… 

Le Crabe aux pinces d’or, Hergé, édition spéciale 80 ans, Casterman, Les aventures de Tintin, 72 pages, 15,95€ (visuels de l'auteur de l'article). 

Visuel 2 : deux cases de la planche 32 du « Crabe aux pinces d’or », Hergé.
Visuel 3 : la case célèbre, jouant sur la décomposition du mouvement, de la planche 38 du « Crabe ».
Chaplin et Hergé, comme un air de famille : case (détail) issue de la page 28 du « Crabe aux pinces d’or ».

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