Jazz, espoir ravageur et frustrations sublimés
par Michel Koutouzis
lundi 22 novembre 2010
La musique ancestrale, transformée et véhiculée par le frénésie du corps, le piano (ajouté) et les percussions, se transforment en se sublimant : La musique, produite par des corps quasi immobiles, à la limite de la voix et du souffle, perdent le rythme lancinant africain et émergent dans la modernité urbaine et oppressive sous la forme du minimalisme guttural de Billy Holiday, accompagné d’un son strident, saccadé, véhiculant hargne et insatisfaction d’un « Bird » Charlie Parker.
La cocaïne, « white Duke » en la circonstance, depuis la Nouvelle Orléans jusqu’à Chicago et tout au long du Mississipi, accompagne les révoltes mais aussi, en anesthésiant le palais, elle participe à la mutation du gospel en blues, celle de la ferveur religieuse au vague à l’âme existentiel.
« Moins qu’un chien » titrait Mingus son livre, racontant les souvenirs de la marge, de cuites et de dope sous la constante répression policière et la ségrégation quotidienne. Free, libre, n’était que son jazz, le reste n’incarnait qu’ombres, jeu de miroirs entre une œuvre maudite et des spectacles de survie, que seul un cinéaste surgissant - et vivant - d’ ailleurs multiples, John Cassavetes, pouvait conceptualiser dans son film « Shadows » à la fin des années 1950 et dont Mingus écrira la musique. La version finale du film, financé par Nikos Papatakis, ami de Jean Genet et réalisateur du sublime « Abysses », donnera naissance au concept même d’underground. Un autre film underground, « Ice » de Robert Kramer (1969), relate, sous la forme ingénieuse de documentaire science fiction - déstructuré par du free jazz strident - de l’extermination des Wethermen par le FBI. Ces derniers s’aventuraient dans les années 1960-70 à la guérilla urbaine, mais participeront aussi à l’évasion de Timothy Leary le « pape de l’ LSD », et de son exfiltration en Algérie…
Il y certes un parallèle à faire entre les descentes de police dans les cabarets malfamés où se produisait Mingus (mais aussi, plus tard à chacune des performances des Doors) et le plastiquage, en 1975, du cinéma Marbeuf par l’OAS, pour empêcher la séance de « Gloria Mundi » un film de Papatakis qui dénonçait la torture en Algérie, bien avant tout autre.
Il y a paradoxalement un parallèle à faire aussi entre Kansas City et ses bars malfamés où, Dizzy Gillespie, Thelonius Monk et Bird Parker (déjà « passés » à l’héroïne), attiraient critiques enthousiastes et ennuis policiers avec la « Rose Rouge », ce cabaret que créa Papatakis de toutes pièces en 1947 (où se produisit pour la première fois Juliette Gréco) et qui devint le rendez vous de toutes les personnalités du Quartier Latin, à commencer par Sartre, Simone de Beauvoir et Boris Vian. « J’irai cracher sur vos tombes », l’histoire d’un noir qui se cache derrière sa peau blanche, écrite par Vian (et qui se cache à son tour avec humour derrière un pseudonyme « américanisé »), n’est pas loin de « Shadows ». Plus violent, plus cru mais moins réaliste, l’œuvre décrit cette schizophrénie entre être un noir blanc en apparence mais se haïr pour cela et haïr a la fois ceux qui, au nom de leur « couleur », vous oppriment.
« Colors » n’est il pas aussi le titre d’un film de Denis Hopper, des années plus tard, et qui décrit la galère de la police (blanche) d’être dans un quartier noir ravagé par le crack ? Hopper - bien plus jeune -, avait bouleversé la critique mais aussi enclenché une levée de boucliers bien pensants avec « Easy rider », où des red neks (des plouks) du Midwest (les temps changent, aujourd’hui ils sont accros de la met amphétamine) arrêtaient par une salve de chevrotines la chevauchée fantastique (en motos) de soixante-huitards épris de liberté sauvage et de « Marijanne », juste à cause de leurs cheveux longs.
Si les grands espaces westerniens accompagnent le film, la musique, elle, est résolument heavy (avant la lettre) : « roll an other one, just like the other one », ce sont des paroles lancinantes, hypnotiques, voluptueuses.
Si celles du « Pusher » sont de John Kay, le leader du groupe - un exilé de l’Allemagne de l’est -, Billy Holiday n’est pas loin. Paradoxalement, Nina Hagen non plus.
Un autre adorateur de jazz, une sorte de Kerouac urbain, gauchiste pris par la spirale de la violence (ou de son manque), auteur des « souvenirs obscurs d’un juif polonais », tomba aussi sous les salves d’un commando des « protecteurs de l’honneur de la police » mais en vrai. Ses bourreaux, apparemment, n’acceptaient pas qu’un juif polonais soit innocent. Régis Debré, allant dans ce sens, écrira à propos de Pierre Goldmann dans « Les masques » : « Pour le public, il fut sauvé par l’holocauste comme moi par la guerre d’Espagne ».
« Comme pour l’art, la vérité n’existe que dans le regard des autres », conclue Jim Williams, collectionneur sudiste, esthète et dépravé du film de Clint Eastwood, « Minuit dans le jardin du bien et du mal ».
Encore un amoureux du jazz.