Je suis une femme, pourquoi pas vous ?

par Isabelle V
samedi 10 avril 2010

Rassemblés dans cet ouvrage, les articles de Martine Storti parus dans Libération entre 74 et 79, reprennent l’histoire d’une émancipation, d’une lutte tumultueuse, insolente, contradictoire, souvent violente. Ils ont valeur de documentaires tout autant, parfois, qu’une criante actualité qui met en perspective ce livre avec ceux de Sylviane Agacinski (« Corps en miettes ») et d’Élisabeth Badinter (« Le conflit, la femme et la mère »).

1974/1975, en Espagne, une épouse est encore juridiquement propriété de son époux. En France, un jeune président de la République donne la majorité à 18 ans, met en place le remboursement de la pilule et le divorce par consentement mutuel, crée un secrétariat d’État à la condition féminine, libéralise l’avortement, fait entrer des femmes au gouvernement…met en mouvement l’institution.

Certes, la France des institutions n’est pas révolutionnaire mais, comme le soutient alors Francine Demichel, le droit peut être utilisé comme outil de transformation sociale. Un débat qui soulève les passions en 1976 alors que les mouvements féministes se mobilisent contre les violences faites aux femmes et que le viol entre dans la catégorie des crimes passibles des Assises. Martine Storti, à chaud alors, dénonce déjà les contradictions, les oppositions plus ou moins fécondes qui secouent le féminisme. Ainsi, si certaines se rangent derrière la position de Francine Demichel, d’autres y voient un cadeau fait au tout répressif !

Ce livre permet donc de retracer la lutte et les luttes internes, de retrouver ces oppositions liées non seulement à des positions philosophiques mais aussi et surtout à des convictions politiques, à des influences sociales et culturelles.

Le féminisme est alors pour certaines la demande d’une cogestion de la société telle qu’elle est, quand, pour d’autres, c’est l’occasion de remettre en cause les fondements politiques d’un capitalisme construit sur le patriarcat et sur une place dévolue aux femmes… inacceptable !

Martine Storti, qui a été professeur de philosophie avant d’entrer comme journaliste à Libération, veut créer au sein de son journal un espace destiné à suivre l’évolution du mouvement féministe. Mais là aussi, rien n’est acquis.

« Je me souviens encore maintenant de la venue de Sartre pendant l’une de ces journées où nous préparions la reparution du journal. Il n’était plus directeur de la publication mais continuait à s’intéresser à Libé. Sartre ne voyait presque plus, marchait difficilement, ce qui ne l’empêcha pas de s’étonner qu’aucune femme ne participe à la dite « animation » du journal. »

Ainsi, chemine-t-on pendant cinq années entre les articles de l’auteur et ses réflexions actuelles sur un mouvement dont est annoncé le déclin par les femmes elles-mêmes : « En Italie comme en France, des voix s’élèvent pour qualifier le féminisme de « ringard » et proclamer « la fin du Mouvement ».

« S’esquisse ce qui allait triompher dès les années 80, ce mélange de ricanement et d’impudence, ce dévergondage intellectuel et moral dont la traduction sociale sera la fascination pour l’argent et le succès, quel qu’il soit, ce culte de la modernité confondue avec la vanité de l’action politique et l’assentiment à l’esprit du temps. »

Tandis que la révolution iranienne a mis fin à la dictature du Shah, les femmes défilent à Téhéran pour tenter, en vain, de lutter contre une nouvelle tyrannie qu’elles voient poindre avec le port du tchador rendu obligatoire. Simone de Beauvoir dirige la délégation envoyée par le Comité international du droit des femmes. Martine Storti est du voyage. Voilà qui fait écho et interroge face aux discussions enflammées et actuelles sur la liberté du port du voile.

Et alors que la loi pour le droit à l’avortement doit être reconduite au parlement (1979) et qu’une mobilisation est organisée en soutien, Serge July pronostique : « Il n’y aura personne, le féminisme, c’est fini ! ». Aïe !

Est-ce cela qui nous conduit aujourd’hui devant des constats similaires à ceux vieux de trente ou quarante années : immobilismes ou régressions ? Qu’il s’agisse du corps, du désir, des fonctions de femme et de mère, de la séduction, de l’autonomie, de l’image,… il semble que le parcours, loin d’être achevé reste absolument à faire. Et sans doute peut-on rejoindre Luce Irigaray qui disait déjà en 1979 : « Un certain mode d’action est aujourd’hui périmé ? Peut-être. Qu’importe ! Tant d’autres sont en chantier ! » Ou devraient être remis en chantier pourrait-on dire quand on entend certaines adolescentes craindre le regard des garçons lorsqu’elles sortent ; quand les propos sexistes deviennent monnaie courante…lorsque la maternité s’impose dans les discours comme une forme d’aliénation et non comme un choix pleinement assumé, de ceux qui fabriquent du bonheur de vivre !

Tel est d’ailleurs l’objectif de Martine Storti qui affirme la nécessité de transmission entre les générations de militantes. "Nous ne savions rien de ce qui s’était passé avant nous, dit-elle, les jeunes femmes d’aujourd’hui ne doivent pas refaire ce que nous avons fait mais seulement savoir que cela a existé pour faire leur propre chemin."

Femmes, mères, épouses, célibataires, citoyennes…

Luce Irigaray interviewée par Martine Storti en 1979, inscrit le livre récemment paru d’Élisabeth Badinter (Le conflit, la femme et la mère) dans cette histoire, en soutenant que l’on souhaite jouer sur le travail des femmes et donc sur leur retour à la maison lorsque cela est utile pour faire tampon aux crises.

Comme Élisabeth Badinter aujourd’hui, elle explique que « depuis des siècles son ventre, son corps, sa jouissance n’ont eu de prix qu’à condition d’être soumis à la reproduction et au maternage. » Et elle aussi, déjà, réaffirme « qu’il ne s’agit pas d’interdire aux femmes d’avoir des enfants, ni de les en dissuader. Simplement de leur permettre d’avoir des enfants qu’elles désirent et peuvent avoir. Sans être pour autant pénalisées légalement, économiquement dans l’image que la Société leur renvoie d’elles-mêmes. »

Les féministes des années 70 posaient déjà la question de l’utilisation du corps des femmes (reproductrices) et de son instrumentalisation par la société qu’il s’agisse des magazines ou de la médecine, sujet développé par Sylviane Agacinski dans « Corps en miettes ».

Martine Storti, le 23 décembre 1974 écrit : « Dans toute la presse féminine, on parle du corps, du sexe, du désir pour mieux les enfermer dans l’idéologie du fric et de la consommation. On parle de l’amour libre, de l’avortement, du divorce pour renforcer le mariage et la famille. On affirme la femme libérée pour réactualiser l’image traditionnelle. Triomphe donc de la raison bourgeoise et il faudra bien arriver à en déjouer les multiples ruses si nous voulons enfin vivre. » Est-on sorti de cela en 2010 ?

Ce qui est certain, c’est que la lecture de ce livre, de celui d’Élisabeth Badinter ou de Sylviane Agacinski pousse à la réflexion, fait sortir des idées convenues. Certes le ton de Martine Storti est moins sec, moins radical que celui des deux autres, parce que témoignage d’une époque mais il s’appuie sur une même rigueur intellectuelle et nous convie à nous extraire d’une opinion amollie par une forme de sentimentalisme moraliste bien dangereuse pour la cause de la moitié de l’humanité.


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