Jeanne des Anges vs Urbain Grandier

par Fergus
mardi 24 janvier 2017

L’écrivain Frédéric Gros a publié en 2016 un roman intitulé « Possédées » aux Éditions Albin Michel. Ce livre, passionnant à bien des égards, nous replonge – dans un 17e siècle encore empoisonné par les rivalités religieuses malgré l’Édit de Nantes –dans l’une des plus étonnantes affaires de possession d’une communauté de religieuses prétendument sous l’emprise diabolique d’un curé dévoyé...

Professeur de Pensée politique à Sciences-Po Paris et directeur de publication des œuvres de Michel Foucault dans la prestigieuse collection La Pléïade, Frédéric Gros a entrepris de raconter dans le détail la manière dont est née, puis s’est développée jusqu’au sommet de l’État, l’« Affaire des possédées de Loudun ».

Jeanne des Anges

À l’origine de ce drame, une jeune noble saintongeaise névrosée, Jeanne de Belcier. Dès sa petite enfance, Jeanne a été éduquée chez les Bénédictines de Saintes sous la houlette d’une tante, religieuse à l’abbaye royale Notre-Dame. Mais la rigueur monastique lui pèse d’autant plus qu’elle ne semble pas animée d’une très grande foi. Rentrée dans sa famille, Jeanne y passe quelques années au cours desquelles se développe peu à peu une frustration sexuelle. La cause de celle-ci : un accident qui, lorsqu’elle était encore toute petite, lui a quelque peu déformé le corps et entraîné une infirmité rédhibitoire aux yeux des éventuels prétendants de la noblesse locale.

Condamnée à ne pas trouver de parti ou à déchoir de sa condition, Jeanne décide, à 20 ans, d’« épouser Dieu » en entrant dans les ordres. C’est dans le couvent des Ursulines de Poitiers qu’elle devient novice puis prononce ses vœux en 1623 sous le nom de « Jeanne des Anges ». Très vite, il apparaît que la jeune religieuse ne se conforme pas, loin s’en faut, aux obligations de la communauté. Dissipée et peu portée sur l’observance des règles, elle donne déjà, mais en les dissimulant, des signes de névrose à connotation sexuelle.

Quatre ans plus tard, les Ursulines de Poitiers décident de créer un nouveau couvent à Loudun. Dès lors, Jeanne adopte une attitude beaucoup plus respectueuse des règles de l’ordre dans l’espoir d’être nommée à la tête de cette nouvelle communauté de religieuses. Séductrice et convaincante, elle réussit à convaincre sa hiérarchie et à devenir, à 25 ans, la prieure des Ursulines de Loudun.

La névrose de Jeanne des Anges n’a pas disparu, mais elle est contenue, et la prieure – avec une poigne de fer – gère au mieux le couvent en y accueillant de nouvelles moniales pour former les jeunes élèves dont les Ursulines assurent l’éducation. C’est au cours de cette période qu’informée du grand succès d’Urbain Grandier auprès de ses ouailles, Jeanne en vient à solliciter l’homme dont elle a fait un objet de fantasmes pour devenir le nouveau confesseur de la communauté. Le curé de Saint-Pierre fait savoir à la supérieure qu’il refuse, bien loin d’imaginer à quel point ce refus jouera un rôle déterminant dans les évènements futurs.

En septembre 1632, tout bascule dans le couvent des Ursulines : Jeanne des Anges est en proie à des états hystériques qui la conduisent à des transes et des hallucinations à caractère érotique. Autour d’elle, d’autres religieuses en situation de frustration sexuelle sont à leur tour atteintes des mêmes syndromes. Entre gémissements, cris et exhibition de leur poitrine et de leur ventre, ces religieuses sont manifestement possédées par le Diable. Telle est la conclusion du chanoine de l’église Sainte-Croix Jean Mignon, le guide spirituel de Jeanne et confesseur de la communauté qui nourrit une véritable haine envers Urbain Grandier... 

Urbain Grandier

Fils aîné d’un notaire royal de Sablé, Urbain Grandier est nommé en 1617 curé de l’église Saint-Pierre de Loudun. L’homme ne manque pas de qualités : il est cultivé, d’un abord aimable, d’un physique agréable, et ses sermons progressistes, servis par un réel talent d’orateur, le rendent particulièrement séduisant aux yeux des paroissiens, et plus encore des paroissiennes.

Très vite, Grandier acquiert dans la ville de Loudun l’image d’un libertin, très porté sur les femmes. Et de fait les actes du curé de Saint-Pierre sont en conformité avec sa réputation : il a des relations notoires avec des femmes mariées, celles-là même dont il confesse probablement le péché d’adultère dans la pénombre du confessionnal !

Le problème est que Grandier est également sensible à l’attrait des jeunes filles. L’un des tournants de sa vie est à mettre au compte de cette attirance : il met enceinte Philippe*, une adolescente à qui il donne des leçons de latin. Certes, la jeune fille n’a pas été « forcée », mais son père voit d’un très mauvais œil cette grossesse imputable à la séduction exercée par le curé sur une gamine de 15 ans. Le comble est atteint lorsque Grandier se détourne de Philippe pour Madeleine de Brou, fille d’un conseiller du roi, un temps promise à porter le voile.

L’enfant de Philippe est déclaré au nom de sa nourrice, mais tous les habitants de Loudun connaissent la vérité sur ses parents et, selon leur sensibilité, s’en amusent ou s’en offusquent. Or, il se trouve que le père de la jeune fille séduite et abandonnée n’est autre que le procureur du roi, Louis Trincant. Grandier et lui étaient jusque-là des amis proches qui partageaient le même goût pour la culture et les lettres. Désormais, le magistrat ne rêve plus que d’une chose : voir tomber le curé de Saint-Pierre.

Avec Madeleine de Brou, la relation est différente : ces deux-là sont réellement épris l’un de l’autre, et Grandier aimerait pouvoir épouser celle dont il est amoureux sans toutefois renoncer à son sacerdoce. C’est à cette époque qu’il rédige à l’attention des autorités ecclésiastiques un « Traité du célibat des prêtres  », dans lequel il légitime le désir sexuel et justifie le mariage des hommes d’église en invoquant « la loi de la nature ».

Grandier, pointé du doigt pour sa vie dissolue par Trincant, par quelques édiles, par le chanoine Mignon et quelques prêtres des environs, doit faire face à d’autres ennemis. Parmi eux, le lieutenant criminel René Hervé qui lui tient une rigueur tenace pour un différend jugé à son désavantage quelques années plus tôt ; et surtout le conseiller d’État Jean Martin de Laubardemont, oncle du chanoine Mignon et parent de l’une des Ursulines possédées. Pour ne rien arranger, Grandier entretient avec les membres de la communauté réformée de Loudun des relations de respect mutuel qui lui attirent l’inimitié des tenants d’une église catholique intolérante à leur égard.

Autre grief d’importance : Grandier s’oppose dans un premier temps à la destruction de la forteresse ordonnée par le cardinal Richelieu, puis il tente de la retarder et d’empêcher le transfert du grenier à sel de Loudun vers la ville nouvelle en cours d’édification à la gloire du cardinal**. Or, c’est le baron de Laubardemont qui est dépêché sur place en 1631 pour superviser le démantèlement du donjon et de ce qu’il reste de l’enceinte. Circonstance aggravante : Grandier est soupçonné par les discrets capucins du « Père Joseph », véritable service secret dévoué à Richelieu, d’être l’auteur d’un violent pamphlet contre le cardinal : la « Lettre de la cordelière de la reine mère à M.de Baradas ».

Les personnages sont en place, le drame peut se jouer...

L’affaire des possédées de Loudun

Les hallucinations de Jeanne des Anges débutent le 21 septembre 1632 et affectent presqu’aussitôt deux autres moniales, puis d’autres membres de la communauté. Peu après, les religieuses voient une boule noire traverser le réfectoire. La contagion s’étend : les prières se transforment en blasphèmes ; des ursulines s’exhibent à demi-nues dans des postures lascives ; beaucoup sont sujettes à des convulsions d’origine... diabolique.

Car c’est une évidence aux yeux de Pierre Mignon, ces comportements sont le fait du Diable qui, par ses envoyés, a pris possession des corps. Le confesseur des Ursulines avertit sa hiérarchie des graves désordres qui règnent au couvent et fait appel à des exorcistes conduits par un chanoine de Chinon, le fanatique Pierre Barré. Les séances d’exorcisme – conduites par Mignon et Barré – commencent, dans le secret d’abord, puis pour édifier les fidèles de la malignité du démon, devant un public de plus en plus horrifié par ces dérèglements blasphématoires et érotiques, mais qui ne voudrait pour rien au monde rater le spectacle.

Pour les deux chanoines, la persistance – malgré la répétition des rituels d’exorcisme – de ces actes pornographiques, de ces insultes à Dieu, de ces rires démoniaques, est une preuve indubitable de la possession diabolique des malheureuses moniales. Les deux prêtres voient dans ces abominables désordres, ici l’emprise d’Asmodée, là celle d’Astaroth, quand ce n’est pas l’œuvre de Balam ou de Belzébuth. Encore faut-il trouver le responsable de cette possession, celui par qui les diables ont pu avoir accès aux corps de ces religieuses, autrement dit celui qui a pactisé avec Satan.

Or, Jeanne des Anges n’a jamais digéré l’humiliation du refus de Grandier. Elle sait en outre que le curé de Saint-Pïerre est désormais la cible de nombreux ennemis jusqu’au sommet de l’État. C’est elle qui, sous les objurgations manipulatrices de Mignon et Barré, cite la première le nom de Grandier le 11 octobre 1632, bientôt suivie par d’autres moniales. Toutes affirment avoir été visitées de nuit par le curé qui leur aurait tenu des propos graveleux et se serait livré sur elles à des attouchements obscènes avant de les ensorceler.

Les charges sont graves. Suffisamment pour que l’évêque de Poitiers, monseigneur de La Roche-Posay – encore un ennemi de Grandier ! –, suspende le curé de Saint-Pierre du droit d’administrer les sacrements. Du côté des autorités royales, une enquête est ordonnée. Elle est confiée au baron de Laubardemont. Nul doute que celui-ci aurait souhaité en finir au plus vite avec ce curé dévoyé qui, par malheur pour lui, s’est attiré la vindicte de Richelieu. Malheureusement pour le lieutenant-général, il est avéré que jamais Grandier n’a rencontré les Ursulines.

Cela n’arrête pas les investigations. On fouille le logement de Grandier à la recherche du fameux pacte avec le Diable qui l’enverrait au bûcher. Sans succès : les hommes de Laubardemont doivent se contenter du traité sur le célibat. Mais la machine est enclenchée, et le 6 décembre 1633, Grandier est arrêté, et une instruction à charge est conduite par le chanoine Mignon sans qu’elle aboutisse à des faits probants. En haut lieu, l’on s’impatiente, et deux nouveaux exorcistes sont nommés, le chanoine Lactance, de Limoges, et le chanoine Tranquille, de La Rochelle.

Grandier n’avoue rien de la prétendue magie dont il est accusé, pas même lorsque ses ennemis produisent des faux qui l’accablent. Tous les moyens sont pourtant bons pour étayer l’accusation : En 1632, près d’un quart de la population de Loudun est mort d’une épidémie de peste. Or, Grandier a fait preuve en cette occasion d’un dévouement remarquable au contact des malades. Le fait qu’il ait échappé à la mort est encore une preuve de diablerie !

Le temps passe, et l’impatience gagne le pouvoir : il faut en finir. Durant l’été 1634, tout s’accélère, et malgré la rétractation des Ursulines concernant Grandier, celui-ci est soumis à des traitements de plus en plus durs. Rasé sur tout le corps, on lui enfonce un peu partout des aiguilles pour trouver les points d’insensibilité révélateurs de lieux d’entrée des diables dans le corps du prêtre. Sans succès là encore : Grandier endure un martyre. En août, la dernière étape de l’investigation est franchie : le père Lactance inflige au prêtre la « question extraordinaire » en allant jusqu’à lui briser les os des jambes dans les brodequins. Malgré ce terrible supplice, l’ex-curé de Saint-Pierre refuse d’avouer. Le 18 août 1634, Urbain Grandier périt sur le bûcher dressé devant l’église Sainte-Croix. Les crises d’hystérie des Ursulines ne cessent pas pour autant : elles dureront jusqu’en 1637, après quoi Jeanne des Anges deviendra un modèle de piété. 

C’est cette terrible histoire, aux confins de la politique, de la religion et de l’obscurantisme qui nous est racontée par Frédéric Gros dans son foisonnant roman. Contrairement au film de tourné par Ken Russell en 1971, « The Devils »***, « Possédées » est un livre qui colle au plus près à la réalité historique et aux mœurs de l’époque. Le superbe premier opus d’un auteur talentueux !

 

Philippe, comme Anne, était alors un prénom mixte.

** La ville de Richelieu (Indre-et-Loire) a été voulue comme une « cité idéale ». Elle compte de nos jours deux fois moins d’habitants qu’au 18e siècle.

*** Bande annonce du film de Ken Russel.

 

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