Josse De Pauw : en attendant la camarde

par Sandro Ferretti
samedi 16 janvier 2010

C’est par une affiche dans le métro, moi qui ne prend jamais le métro, que je suis venu à ce bonhomme rare, donc cher. Une affiche où il s’affiche, oui, mais la cigarette à la main, à l’heure où d’autres, en France, luttent pour gommer les volutes de l’objet du délit de mal-pensance. Et puis, au cas où ce ne serait pas encore assez clair, l’affiche annonçant la rétrospective qui lui est dédiée jusqu’à la mi-février à Bruxelles indique : « Josse De Pauw, 1952 - ? » . Autant dire que le personnage, avec sa gueule de Jean Reno en version subtile, m’a intrigué. J’ai fait des fouilles. Il en ressort que ce Monsieur pourrait reprendre à son compte la phrase de Desproges : « il ne faut pas prendre la vie trop au sérieux. Est-ce qu’elle nous prend au sérieux, elle ? ». Il salue sobrement et lucidement cet hommage belge en disant : « Je trouve que c’est un bon début d’année. J’espère y survivre. A l’année comme à l’hommage. Les rétrospectives, d’ordinaire, c’est pour les morts ».

En attendant Godot, la camarde et le reste, le spectacle continue.

Passant qui passait, j’ai été interpellé par cette affiche. Parfois, ces dernières veulent vraiment dire quelque chose, leur image va plus loin que le leurre publicitaire qu’on nous rabâche à l’envie. Parfois, elles montrent une "gueule" qui ne ment pas. Parfois elles servent, en trois mots et un battement de cils, l’authenticité d’un homme, tant qu’il est encore là. Un homme qui fume, et qui se demande s’il finira l’année. Une affiche qui m’a aussitôt fait penser au "Vos luttes partent en fumée" , que chantait Bashung.
 
C’est un acteur, de cinéma et de théâtre, par ailleurs réalisateur, auteur, connu et reconnu en Belgique. Multicarte, multilingue (il en parle et écrit quatre). Même les plus franchouillards d’entre nous trouveront quelque chose sur lui sur Wikipédia ou Evene. Les cinéphiles se souviendront probablement de sa récente prestation dans "Sous le volcan", vainqueur à Paris du Festival d’Automne.
Ou de "Crazy love" ( en français traduit par "L’amour est un chien de l’enfer"), une recherche désespérée de l’amour à travers l’alcool, le sexe et la nécrophilie. Un grand rôle qu’il campait dans ce "Lune froide" à la belge.
Ou bien encore "Ruhe", où un homme et une femme racontent soudainement,en plein concert de Schubert, comment ils ont, de leur plein gré, rejoint la SS.
 
Au total, à 58 ans et 35 de carrière, De Pauw a une trentaine de films à son actif, autant de pièces de théâtre. Il y promène sa dégaine singulière, sa gueule efficace, énigmatique , sa capacité à incarner sans effort "les dingues et les paumés", comme aurait dit HF.Thiéfaine. Le spécialiste des fêlures sous l’armure, le prince des "pas nets".
 
De Pauw est une sorte d’ovni. Il est un des rares acteurs belges d’origine flamande à être connu nationalement, mais surtout à l’étranger. Pour cela, il y a mis du sien, pour dépasser les frontières communautaires et lexicales qui rendent le pays hémiplégique. Né à Asse, en Flandre, il s’installe rapidement à Bruxelles, où il fait le Conservatoire. Il apprécie le caractère multiculturel de la ville : " Toutes les langues sont là. Dans l’immeuble où j’habite avec mon épouse japonaise, on a des Norvégiens, un Marocain et des Siciliens".(1)
 
Il considère que c’est une chance pour son métier : "nous n’avons pas de Shakespeare ou de Molière qui pèsent sur nous. A mes débuts, nous étions libres d’évoluer comme on le voulait. Et puis, nous sommes le pays de l’absurde, de Broodthaers et de Magritte, qui empêche le nationalisme. Le Sud du pays a été trop marqué par le poids culturel français. Je le vois aussi au Nord de l’Europe, où le public attend que l’on fasse toujours de l’Ibsen ou du Strindberg".
 
Pour contourner les blocages linguistiques, il commencera silencieusement sur scène, au début des années 80, avec le collectif Radeis. Le mime et l’expression corporelle comme école de " l’acteur studieux", fuyant les mots qui ne venaient pas, ou qui venaient mal, le piège de ceux qui ne sont ni parfaitement francophones ni bons néerlandophones. Un bon moyen aussi d’exporter ses spectacles et son jeu hors Belgique ;
A cette époque, il n’avait pas encore connu le désastre capillaire, et avait les cheveux longs sur sa gueule d’allumé magnifique et transi. On peut y voir, sur les vieilles bandes de l’époque, un look étonnant à la Javier Bardem dans "No country for the old man".
 
Trente ans après, c’est un rare hommage que lui rend la Belgique, en organisant à Bruxelles une rétrospective conjointe dans les deux théâtres les plus importants des deux communautés, dans un oecuménisme artistique assez rare. 
 
Joueur de saxophone lui-même, la place tenue par la musique dans les spectacles qu’il monte depuis quelques années est importante. "J’aime la concentration nécessaire pour maîtriser un instrument. Alors que chaque mot que j’utilise quand j’écris un texte est lourd, et pèse tel un ballast, la musique est libre. La poésie, d’ailleurs, va des mots vers la musique, et ne reste pas bloquée sur les mots. J’adore la langue, mais je la déteste quand elle me bloque, alors que la musique libère. Cette année, je créerai un spectacle autour d’un texte que j’écris et je serai entouré de 14 musiciens et une chanteuse sur scène. Cela parlera de ce dont je parle toujours : le désir. De temps en temps, on veut que ça s’arrête, mais c’est le désir qui est le moteur et qui fait bouger les choses."(1)
 
 
Quand on lui demande, entre deux cigarettes, s’il est inquiet pour l’avenir, il ajoute :
 
"Dans les années qui viennent, il faudra défendre à nouveau l’individu, car on recommence à pousser le groupe, la meute, les blocs, les spectacles qui attirent les grandes foules. Les gens veulent être en masse au Palais des Sports, ils croient qu’ils sont protégés de se serrer ainsi. Mais la masse est dangereuse, comme on l’a vu dans les années 30. Le théâtre et le jeu peuvent contrecarrer ce danger-là. On aura toujours besoin du théâtre."(1)
 
Il est pertinent que cet hommage rétrospectif ait lieu en janvier/ février, dans le "nuit et brouillard" belge, et son ciel si bas qu’un canal s’est pendu.
 
Si le Godot de Beckett était belge, il s’appellerait Josse De Pauw.
On veut bien attendre un peu avec lui, sur la route.
 
"Les gens m’aiment parce que je meurs à leur place", chantait de façon prémonitoire Mano Solo, le chanteur extra-lucide parti la semaine dernière, dans sa chanson "Janvier". La Belgique a eu la bonne idée de ne pas attendre que De Pauw soit mort ou malade pour lui rendre hommage.
 
 
 
-Crédit photo : Danny Willems
-La rétrospective De Pauw ( pièces de théâtre, films) se tient du 7 au 30 janvier 2010 conjointement au Théâtre National de Bruxelles (www.theatrenational.be)et au KVS ( www. kvs.be), puis du 21 janvier au 28 février 2010 à la Cinematek de Bruxelles ( www. cinematek.be). 
 
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(1) : Interview à la Libre Belgique (Guy Duplat) du 12/12/2009
 

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