« Kigali, des images contre un massacre » : pouvoir des images, puissance du cinéma ?

par Vincent Delaury
mardi 3 juillet 2007

Alors qu’on a appris récemment, dans la presse, que Jean-Christophe Klotz (le frère de Nicolas qui, lui, vient de réaliser La Question humaine, sélectionné à Cannes 2007 pour la Quinzaine des réalisateurs) tournera bel et bien une fiction sur le Rwanda après son excellent documentaire, diffusé sur Arte en novembre dernier, Kigali, des images contre un massacre, j’ai eu envie, ici, de revenir justement sur ce film, labellisé "cinéma du réel", nous montrant, entre autres, le cinéma dans sa vérité nue.

Ce qui m’a frappé dans le documentaire de Jean-Christophe Klotz, Kigali, des images contre un massacre (2006), diffusé sur Arte le 13 novembre à 22 h 15 et en salles aussi, après, au cinéma, c’est la volonté du journaliste de s’interroger sur le détournement sémantique des images, sur le pouvoir (ou non) de celles-ci et sur les puissances symboliques du cinéma. Que montrer ? Comment filmer ? A quoi ça sert d’informer ? Ce qui est frappant, c’est la présence manifeste du hors-champ, on ne voit pas le massacre des Tutsi en 1994 par les extrémistes Hutu (et, pour cause, puisqu’il y a une pénurie d’images d’archives du génocide lui-même, moult journalistes et mainstream mass media sont arrivés après "la bataille") mais cela apparaît rapidement comme un choix d’auteur. Plutôt que l’entreprise d’une plus-value visuelle et le choc des photos à l’appui (qui peut tourner fissa au voyeurisme et au commerce), on affronte - loin des vices de la surenchère de l’information télévisée - le poids des mots / maux, la puissance de la parole, des témoignages, et c’est encore plus fort, plus effrayant, plus pénétrant. On le sait, le danger, c’est la fascination du spectacle de la guerre, de la violence. Bien loin du tout-spectaculaire à la Spielberg/> (La Liste/> de Schindler, Il faut sauver le soldat Ryan), ici, Klotz est bien plus proche du Resnais de Nuit et brouillard ou du Jean-Luc Godard de For ever Mozart (évocation dans ce poème-récit godardien de la guerre en Bosnie et non pas (dé)monstration à tout prix - on s’en souvient, dans ce Godard, la guerre se réduit quasi à trois chars, au grondement off des avions et à quelques explosions). Le fait que J-C Klotz incorpore à son matériau filmique le hors-champ (il filme notamment une porte fermée tout au long du doc) fait revivre les lieux - notamment la paroisse d’un prêtre français servant de refuge pour des enfants Tutsi - habités de milliers de "fantômes" et... de quelques survivants qui, apparaissent, eux aussi, bientôt, comme des fantômes tant ils ont laissé une partie de leur âme, de leurs illusions, de leur foi, dans cette folie guerrière qui dépasse, et de loin, l’entendement. On ne vit pas après cela - car il ne s’agit pas de simples affrontements ethniques comme l’Etat français, pernicieux, a longtemps voulu le faire croire mais d’une purification ethnique, de crimes contre l’humanité -, on survit. Et Klotz, lui aussi,... survit.

Son film est un cri du cœur mais c’est aussi et surtout un regard désenchanté, quasi aquoiboniste, sur le métier de gouverner (des politiques) et sur son métier d’informer. Au départ, l’information, c’est un geste politique mais le travail de l’info, comme le montre Kigali..., n’a eu aucun impact (politique) sur le cours des choses. Silence de l’opinion internationale. Ni Bill Clinton ni Mitterrand, malgré le cri d’alarme de certains - notamment d’un Kouchner, poignant, qui raconte tout cela, la gorge serrée -, n’ont bougé le petit doigt ou alors quand c’était trop tard. Dans le film, on apprend que plus de 800 000 personnes, avant le début de l’opération Turquoise de l’armée française, sont déjà mortes. Et pourquoi ? Parce qu’il y aurait des images plus bankables, plus divertissantes que d’autres, hélas. Pour de grosses chaînes de TV, un reporter occidental amoché (Klotz a vécu dans l’objectif de sa caméra mais aussi dans sa propre chair le génocide rwandais), c’est plus "vendeur" qu’un Envoyé spécial (annonciateur) sur le drame... à venir. En France, ce n’est qu’à partir de l’opération Turquoise qu’on a montré des images du Rwanda. Eh oui, des troupes françaises qui "paradent", en vue de protéger les civils et de distribuer l’aide humanitaire, c’est, pour la une des JT, cinégénique (!) et ainsi, on fait bonne figure, on se donne bonne conscience mais c’est trop tard, le massacre où l’on s’entretue à coups de machettes, de marteaux et de clés à molette a déjà eu lieu. Or la France, manifestement,/> est trempée jusqu’au cou dans cette sale histoire... L’horreur, l’horreur, l’horreur... In fine, ce qui fait la force de ce reportage/journal intime, ce sont ses nombreux "Pourquoi ?", Klotz se fait témoin et passeur. Ici, le film work in progress (blessé ? malade ?) se déploie au service d’une mission critique, voire éducative, cette "proposition de cinéma" est conçue comme une révolte permanente contre les logiques d’assujettissement. Sans cesse, ce reporter-cinéaste s’interroge. Sur la nature humaine, sur l’absurdité du mal et sur son médium - le cinéma. Comprendre pourquoi un plan commence et pourquoi il finit, ce qui se passe entre deux images, entre deux sons, pourquoi il faut ou non faire un plan, à quoi sert une image dans le monde. "Le cinéma est expansif, il est extensif au monde, il est le langage du monde" ( Jean-Luc Godard, 2005 ). Ainsi, ce qui fait la puissance filmique de Kigali, des images contre un massacre, c’est la pudeur de son hors-champ qui sait révéler la part d’invisible et d’indicible tapie dans et - surtout - au-delà de l’image brute (de décoffrage). On n’est pas dans l’image Canada Dry (l’image dérivée d’image),on n’est pas dans la simple reconstitution (figurative), davantage dans le creux de l’image, dans la suggestion (pudique) qui fait signe et sens par-delà la monstration tous azimuts : less is more, selon la devise des minimalistes américains. Parfois, oui, il faut savoir rester derrière la porte, ce que fait admirablement Jean-Christophe Klotz.


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