L’addiction au sexe
par Vincent Delaury
mardi 13 décembre 2011
« La honte n’a pas pour fondement une faute que nous aurions commise, mais l’humiliation que nous éprouvons à être ce que nous sommes sans l’avoir choisi, et la sensation insupportable que cette humiliation est visible de partout. », écrit Milan Kundera dans L’Immortalité (1990). Une étude de l’Inserm dévoile qu’entre 3 et 6 % de la population sexuellement active, dont des hommes dans 80 % des cas, serait concernée par l’addiction au sexe. Addiction comportementale, de l’ordre de l’absorption complète du sujet vers son objet (le plaisir sexuel), qui n’est pas à confondre – nous précisent les sexologues cliniciens - avec la perversion (où l’autre est consciemment utilisé comme objet) ou avec la séduction (jeu dans lequel l’individu cherche essentiellement à se rassurer ; l’accroc au sexe, lui, est avant tout centré sur lui-même, étant en permanente relation avec sa jouissance).
Au cinéma, avant Shame, film de Steve McQueen II se voulant « coup de poing » sur le sujet (c’est l’histoire d’un métrosexuel trentenaire à l’ultramoderne solitude, qui comble son vide existentiel en multipliant les rendez-vous boulimiques avec le sexe), il y a eu un précédent : Patrick Bateman. Le héros créé par Bret Easton Ellis dans son best-seller controversé American Psycho (1991), golden boy le jour serial killer la nuit, a été assez paresseusement – hélas - mis en images sur grand écran en 2000 par Mary Harron, via un film au titre éponyme. Au cœur des années Reagan, ce jeune yuppie au sourire carnassier et aux costumes chics multiplie, sans scrupules, les soirées-cocktails de pauses cocaïne, entrecoupées d’aventures sexuelles borderline. Jeune loup ambitieux de Wall Street, il cache sous ses apparences dorées quelque chose d’innommable : c’est un psychopathe. Victime d’obsessions maladives (fixation sur les vêtements de marque, les relations enviables, les adresses sélectes), il ne ressent jamais rien, hormis une simple contrariété lorsque ses scénarii déviants, que ce soit avec des clochards ou avec des femmes, ne se passent pas comme prévu. C’est un drogué invétéré du sexe, un sex addict, doublé d’un serial killer en puissance ; ce pur produit de la réussite américaine cherche vainement à se trouver une identité dans une société du spectacle régie par la mythologie hollywoodienne : il baigne moins dans la réalité que dans la recherche frénétique de scènes au quotidien qui puissent rappeler des images dérivées d’images, notamment pornographiques ; soit dit en passant, de nos jours, on le sait bien, moult adolescents font leur éducation sexuelle uniquement avec les films porno. Dans une société du zapping, où l’on recherche le plaisir immédiat sans laisser place au désir, on veut tout, tout de suite, pour assouvir ses pulsions. Bateman barre la route aux relations humaines, sentimentales, il ne s’intéresse qu’à lui. Au lit, via des miroirs et des vidéos qui renvoient, en la démultipliant, son image, il se regarde constamment en train de faire l’amour - ses partenaires sexuelles n’étant pour lui, monstre d’égoïsme, qu’accessoires au service de son propre trip extatique. Ce Bateman sulfureux est entré dans l’inconscient collectif, à tel point qu’il n’est pas rare que la presse féminine le cite ouvertement comme contre-exemple dans ses dossiers sur la sexualité ; un exemple, dans Glamour n°93 (décembre 2011), dans le cadre d’un Grand Bêtisier du Sexe, on peut lire ceci, de la part de Zora, 24 ans, sur les 10 gestes qui énervent les filles : « Le syndrome American Psycho, c’est-à-dire le regard plein d’autosatisfaction du mec qui se mate dans la glace, comme s’il allait coucher avec lui-même. »
Bref, il y a du Bateman dans le personnage principal (Brandon, comme Brando ?) de Shame (film interdit aux moins de 12 ans en France et accompagné d’une classification NC-17 aux Etats-Unis). A la différence près que ce Brandon (remarquablement campé par un puissant Michael Fassbender), trader à New York, ne viole pas, ne torture pas et ne tue pas. Il n’est pas psychopathe. Néanmoins, comme Bateman, il est victime d’une « vitrification des sentiments » (il ne ressent rien) et il a un mal fou à contrôler ses pulsions sexuelles. On retrouve le thème de l’individu isolé perdu dans une mégalopole qui anesthésie les cœurs, d’où une lumière froide bleu cendré et un nombre impressionnant de vitrages qui isolent et mettent en scène - on les voit de la fenêtre - les ébats compulsifs dans des appartements-aquariums que l’on dirait tout droit sortis de l’avant-gardiste Playtime signé Tati. « New York est la ville du présent, frénétique, excitante, qui bouillonne 24 heures sur 24. La ville qui ne dort jamais. L’environnement idéal pour le personnage de Brandon. C’est la ville où tout est accessible, où tout est excessif. », précise McQueen II. Mais, selon moi, la froideur de l’image renvoyant au cœur en hiver du « héros » : ce n’est pas le meilleur du film car on a déjà vu ça au ciné dans American Psycho de Mary Harron donc, dans The Social Network (2010, Fincher), mais aussi dans des fictions troublantes centrées sur le commerce sexuel et la marchandisation des corps (de call-girls), tels Claire Dolan ((2002) de Lodge Kerrigan et Girlfriend Experience (2009) de Steven Soderbergh.
A mon avis, le meilleur de Shame, film selon moi inégal, c’est lorsque son cinéaste montre que le héros, perdu dans sa course folle de satisfactions sexuelles tous azimuts, voit ses plans dérailler : lorsque sa sœur dépressive, venue s’installer inopinément chez lui, débarque dans sa salle de bains alors qu’il s’y masturbe ; lorsqu’il est troublé par cette même frangine, Sissy (jouée par la charmante Carey Mulligan), interprétant dans un bar lounge un frémissant New York, New York ; ou encore lorsque Brandon n’arrive pas à… bander au lit avec la jolie black de son bureau, Marianne, parce qu’il commence à développer des sentiments pour elle et que cela finit par contrarier ses plans purement sexuels. Là, Steve McQueen touche magnifiquement à l’os de son sujet : retrouver l’humain derrière le masque de la machine sexuelle et, par la même occasion, la… shame, autrement dit la honte, la culpabilité, la dépression, le dégoût, la douleur de l’humiliation d’être soi : ne pas contrôler son sexe, c’est ne pas maîtriser ses instincts animaux, c’est très mal vécu en société. Brandon souffre. L’inflation de sa sexualité l’isole. Très forte est d’ailleurs la scène où l’on voit un Brandon déboussolé jeter tout ce qui le rend victime de son addiction sexuelle : son ordinateur portable contenant du matériel pornographique propice à maintes sexcapades sans fin (escapades sexuelles sur Internet), revues porno, films X et autres ; McQueen II : « C’est un film politique parce qu’il montre comment la sexualité a évolué par le biais d’Internet et des nouvelles technologies. Il montre comment nos comportements et nos relations s’en trouvent modifiés. »
Pour autant, avec un tel film traversé par quelques scènes remarquables (la montée du désir dans le métro newyorkais avec une fille sublime (Lucy Walters) ; le plan drague dans un restaurant branché contrarié par un serveur pédagogue collant), on s’étonne qu’il ne soit pas plus puissant sur le sujet et ne cherche pas à s’écarter ouvertement d’une certaine bien-pensance judéo-chrétienne. Bizarrement, McQueen met toutes les « déviances » sexuelles dans le même panier. Par exemple, on dirait que, pour lui, la masturbation, c’est forcément sale. Un peu plus, et on se croirait chez le père Fouettard du Ruban blanc, Michael Haneke, aïe ! Ici, pour prendre un peu l’air, on aimerait davantage lorgner du coté du Woody Allen seventies d’Annie Hall : « Ne critiquez pas la masturbation, c’est faire l’amour avec quelqu’un que j’aime » ! Shame, je l’aurais aimé par moments moins sentencieux, moins grandiloquent. Je me serais bien passé de la bondieuserie finale (le sex addict trempé par une pluie qui vient laver ses péchés, amen). Autre écueil : l’escapade rougeoyante dans une boîte échangiste gay cherchant à faire basculer le film dans le poisseux ; un peu plus, et on s’attend à voir DSQ débouler dans le plan ! Or, au rayon du crapoteux, McQueen, contrairement au Gaspar Noé de Seul contre tous et d’Irréversible, a bien du mal à nous faire croire qu’il connaîtrait de l’intérieur cet univers hors limites qu’il tente, assez platement, de nous montrer à l’écran à cran. Bref, Shame est un film ambitieux et courageux, sur un sujet sociétal majeur (l’addiction au sexe) – du 3 sur 5 pour moi -, mais il aurait pu être plus fort pour démontrer la prison mentale qu'est la sex addiction et le phénomène d’envahissement psychique du malade. Et il ne retrouve que trop peu l’éclat et la puissance symbolique du précédent film du même auteur, Hunger (2008*). Hormis cela, Steve McQueen II, vidéaste plasticien britannique venu au 7e art, a un talent de filmeur manifeste et on est pressé de voir la suite - Ah oui, un soupçon d’humour dans son cinéma, victime d’une certaine pose auteuriste, donnerait, me semble-t-il, un peu plus de respiration à ses films-dossiers.
* Hunger, un cinéma de résistance : http://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/hunger-un-cinema-de-resistance-48740