L’Aghja : vingt ans de résistance culturelle en Corse

par Jean-Pierre Lovichi
jeudi 19 octobre 2006

 

Né en 1986 de la volonté de quelques amateurs de jazz, souvent musiciens, regroupés au sein d’une association, l’Aghja (du nom de l’aire où l’on battait le blé en Corse, lieu de vie, de travail mais aussi de création puisque dans la tradition orale corse, l’aghja donnait lieu aux fameux chjama e risponde, appels et réponses en chanson, d’un bout à l’autre de la zone de travail), petite salle située à la sortie d’Ajaccio, a fêté pendant deux jours, vendredi 13 et samedi 14 octobre, ses vingt ans.

Vingt ans d’ouverture sur toutes les musiques, même s’il est vrai que le jazz y a tenu une place privilégiée (outre André Jaume et Paolo Fresu, on citera notamment Henri Texier, Dewey Redman, David Murray, Laurent De-Wilde...), mais également sur d’autres arts comme le théâtre ou la poésie et la littérature.

Vingt ans de lutte contre l’adversité, le désengagement progressif des pouvoirs publics nationaux insuffisamment compensé par les collectivités locales contraintes de réduire leur budget du fait d’une décentralisation des pouvoirs non accompagnée d’un transfert des moyens financiers.

Vingt années d’efforts qui ont permis au public de la région de venir découvrir chaque semaine des artistes, des créations culturelles modernes, de tous les pays, des univers décalés ou traditionnels comme les polyphonies lesquelles ont régulièrement occupé la scène. Une continuité qui relève presque du miracle dans le contexte souvent sinistré d’une région où pourtant, le mouvement de « reaquista » des années 1970 a redonné de l’élan à la culture par la réappropriation de chants, de textes, de traditions, venue rapidement se confronter à d’autres styles, d’autres traditions (le groupe A Filetta témoigne par ses créations de cette tradition réinventée chaque jour). Francis Aïqui, le directeur artistique actuel, homme de théâtre, a insisté, dans son discours introductif, sur ce point afin d’en souligner l’importance et surtout, la non-évidence.

Pour qu’une petite salle de province comme l’Aghja (280 places debout, 140 places assises, 120 places en gradin) perdure, il faut la convergence de plusieurs facteurs qui relèvent finalement d’une mystérieuse alchimie. En premier lieu, l’audace et la volonté des fondateurs, puis la persévérance des successeurs, la participation des artistes et le succès auprès du public. Et ce dernier point n’est jamais acquis à ceux qui marchent sur les chemins de traverses, hors des grosses machineries de la culture de masse, en dehors des circuits de promotion et de distribution quasi monopolistiques de ce que l’on nomme les majors.

A l’Aghja, on découvre, on s’y heurte parfois, des musiques, des groupes, des spectacles non diffusés sur les grandes stations de radio, les émissions de variété, les programmes de télévision. Aussi la réussite de ce projet montre-t-elle que la culture reste encore vivante dans ce qu’elle présente de diversité, de richesses, d’authenticité autour d’artistes qui vivent leur passion comme une réelle voie de développement personnel et qui la donnent en partage au public. Qu’elle résiste à l’uniformisation ambiante !

A ce titre, comme à tant d’autres, les soirées d’anniversaire proposées par l’Aghja pour son vingtième anniversaire ont résonné de toute la force des symboles. L’Aghja avait choisi de provoquer la rencontre improbable entre la polyphonie d’A Filetta, le free jazz d’André Jaume, le lyrisme subtile de Paolo Fresu et la mélancolie joyeuse du bandonéon de Daniele Di Bonaventura, sans oublier l’ouverture sur l’avenir avec la participation, aux côtés de ces artistes de renommée internationale, d’un jeune percussionniste local, professeur à l’école de musique d’Ajaccio Philippe Biondi. Une semaine en résidence. On les imagine se retrouver entre les murs noirs de l’Aghja avec sept jours pour se découvrir et trouver les passerelles, les ponts, les sentiers qui les amèneraient les uns au plus près des autres. Francis Aïqui avait annoncé de la magie, ce fut une apothéose.

La soirée débutait par un pater nostrem chanté par A Filetta. Jean-Claude Acquaviva, leader charismatique du groupe, au timbre de voix si particulier qu’il vous transporte immédiatement au-delà des mots, qu’ils soient chantés ou parlés, enchaînait avec une pointe d’humour en espérant que ce chant religieux, s’il ne s’élevait pas jusqu’à Dieu, parviendrait jusqu’aux oreilles de ceux qui nous dirigent afin qu’ils prennent conscience de l’importance de lieux de culture comme l’Aghja, des lieux de curiosité où le chemin mène toujours vers l’autre et donc vers soi-même.

Puis A filetta laissa la place aux trois grands solistes, à la fois interprètes et compositeurs : André Jaume qui alternera clarinette basse, saxo ténor et flûte traversière, Paolo Fresu et ses trompettes associées à un ampli qui lui permettra de jouer sur les sonorités et les effets, et Danièle Di Bonaventura et son bandonéon, comme prolongement d’un corps qui se contorsionne, respire, s’étire, se détend, soupire à la Keith Jarret. Ils jouèrent trois compositions, une par compositeur. Vinrent s’y mêler les percussions de Philippe Biondi pour le dernier morceau, un rex, celui qui devait faire le lien entre les deux univers. Les notes restèrent un instant en suspens à la seconde apparition du groupe vêtu de noir quand les musiciens avaient choisi le blanc. Noir et blanc. Les couleurs de la musique. La synthèse pouvait s’opérer. Et les notes reprirent dans le souffle des hommes, dans ce chant profond venu du cœur. Alors, la magie opère et les univers, suffisamment riches et sûrs de leurs racines, de leur force, fusionnent sans peur de se perdre et avec la certitude de se transcender vers quelque chose de supérieur qui touche à la grâce.

Le public était attentif, les applaudissements intenses à la fin de chaque morceau vécu dans sa singularité et la conscience qu’ils ne sera jamais rejoué de la sorte, fruit de la rencontre de l’inspiration, de l’imagination et de l’improvisation de musiciens de talent.

Du reste, le concert dura plus longtemps que prévu lors des répétitions. Deux rappels plus loin, la soirée s’achevait sur la reprise du morceau Le lac, extrait de la bande-son du film Himalaya, l’enfance d’un chef à laquelle le groupe A Filetta a participé. Quand des hommes de montagne touchent à l’universalité de leur condition par delà les distances et les continents...

Incontestablement, des soirs comme celui-là, la musique transporte. Loin, très loin. Incontestablement, des soirs comme celui-là restent gravés dans les mémoires, longtemps, très longtemps. Ils témoignent par delà la soirée que les peuples, les traditions, les styles atteignent leur quintessence dans le partage, comme un message d’espoir écho d’un vers récité en début de spectacle par Jean-Claude Acquaviva : « Quandu un ce piu lume, a luce se tu. »[1]

Cette lumière, cet espoir, résident en chacun des membres de ces équipes qui, à travers le monde, par leur engagement quotidien dans des structures fragiles et souvent vacillantes, luttent pour que la culture vive, voire survive. A tous en général, et à l’équipe de l’Aghja en particulier, pour des soirs comme ceux-là, disons tout simplement merci.



[1] « Quand il n’y a plus de lumière, l’espoir (la lueur) c’est toi »


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