L’apocalypse des petits bourgeois

par Monolecte
mercredi 25 juin 2014

Cela faisait longtemps que je n’avais pas parlé cinéma par ici. Il faut dire que si l’on cherche de l’audace ou des thématiques adultes, on est bien mieux servis par les séries TV dont certaines enterrent depuis pas mal de temps la platitude narrative de l’industrie du cinéma, qui en est réduite à s’autoparodier dans des remakes et des reboots sans fin.

Avant toute chose, il convient de préciser que je suis très bonne cliente du film catastrophe comme genre à part entière. Je me souviens encore avec émotion de l’Aventure du Poseidon, de cette incroyable épopée où il fallait progresser vers la coque dans un paquebot à l’envers pour atteindre la surface et donc survivre. Le film catastrophe emprunte beaucoup à la tragédie grecque, avec sa tendance naturelle à l’unité intense de lieux et de temps. La structure est toujours à peu près identique : un groupe de personnes assez hétéroclites se retrouve subitement poussé dans ses retranchements par des circonstances exceptionnelles qui serviront de révélateurs quant à la nature réelle et profonde de chacun des protagonistes. Il y a bien sûr les règles immuables du jeu de massacre inhérent au genre. Dès la scène d’exposition, parfois très longue, on commence à parier sur qui va décaniller en premier et qui se révèlera être un héros dans l’adversité. Les chiens et les gosses sont généralement hors concours, ce qui fait qu’on éprouve toujours une jouissance purement jubilatoire quand un scénariste décide de trucider quand même les mouflets à raie sur le côté et les Lassie, chiens fidèles. Mais ce genre de déviance extrême, généralement sanctionné par un déclassement du film, reste exceptionnel.

Dans la foulée du film catastrophe, il y a un sous-genre qui prétend régulièrement à la place de genre à part entière : le film de fin du monde. Le film de fin du monde utilise exactement les mêmes recettes et ressorts que le film catastrophe dont il tente pourtant d’oublier la filiation. Ce qui le distingue profondément, c’est l’échelle de la destruction. Même si l’on tend à suivre un petit groupe soumis au chaos et que l’enjeu se limite souvent à sauver sa peau, le théâtre des opérations est à la dimension planétaire. Il ne faut d’ailleurs pas confondre le film de fin du monde avec le film postapocalyptique, ce dernier commençant généralement là où s’arrête le premier.

Ces dernières années ont été fastes pour les amateurs de films de fin du monde, tous surfant sur la vague postmillénariste de 2012. Notre civilisation boursoufflée par sa propre importance était quelque peu fâchée d’avoir changé de millénaire avec l’aisance de la rivière en crue quand elle reprend son cours naturel. Il y avait là quelque chose de très frustrant que de se rendre compte que les chiffres n’ont que le sens que nous voulons bien leur donner et que, malgré notre acharnement délétère, notre espèce entière se réduit à une anecdote microscopique dans l’histoire de notre planète.

Nous jouons à nous faire peur pour oublier notre grande terreur intime : à savoir qu’après nous, ce n’est pas la fin du monde et que l’univers se s’effondre pas à la seconde même où notre petit cœur vaillant cessera de battre la mesure.
À l’échelle d’une vie humaine, la mort est bien la fin d’un univers entier, mais la minute d’après continuera tout de même à retentir du rire des enfants et du brouhaha foisonnant de la vie.

Après eux, la fin du monde

Le 2012 de Roland Emmerich avait déjà bien planté le décor de la fin du monde dans une société ultralibérale où les plus riches monopolisent les ressources pour se préparer un ticket de sortie aux dépens de tous les autres humains de la planète. Une métaphore à peine filée de notre triste réalité.

Je ne vais pas faire la liste des nombreux films de fin de monde de ces dernières années, parce qu’en fait, ce n’est pas du tout mon propos ici. Mais quand même, si vous avez une ou deux soirées à tuer, je vous conseille en passant de tenter le très sensible et original Perfect Sense de David MacKenzy ou le complètement déjanté This is the End de Seth Rogen. Et au milieu, pour faire bonne mesure, le très « cinéma français », mais néanmoins très regardable Les derniers jours du monde des Larrieu.

Donc, hier soir, c’est sans aucun préjugé que je m’installe devant 4 h 44 Dernier jour sur Terre d’Abel Ferrara.

En gros, tout le monde va mourir en même temps à 4 h 44, heure de New York, parce que, comme d’hab’, la fin du monde s’apprécie toujours mieux du sol américain. Pas de soucis, ça me va, on fera avec. En plus, c’est une bonne occasion de revoir Willem Dafoe, super acteur qui se maintient en bonne forme malgré sa soixantaine galopante. On plante le décor dans un appartement vaguement bohème, mais probablement pas bon marché que le personnage principal partage avec sa… fille ? Petite-fille ? Ah ben non, sa copine… mais ce n’est pas grave. Elle jette de la peinture sur des toiles collées au sol, c’est donc qu’elle est artiste un peu gérontophile… pas de soucis. Un peu cliché, mais pas de soucis.

Donc, la fin du monde commence par une scène de cul un peu longue et appuyée… mais pourquoi pas ? C’est la fin du monde, c’est vrai qu’il vaut mieux faire l’amour que les magasins. Là-dessus papy fait une sieste, parce que le cul, c’est fatigant et pendant ce temps, sa copine a recommencé à jeter de la peinture. Why fucking not ?!

C’est ensuite que je commence à un peu à m’agacer. Donc, le gars, c’est la fin du monde grave, il vient de baiser et là… il regarde la télé. Ouaich. Tout le monde connait l’heure de la fin du monde et personne ne trouve mieux à faire que de faire comme d’hab’, même si, à moment donné, le présentateur explique que c’est un jour férié. Trop sympa, le MEDEF local : on te donne un petit congé pour mieux apprécier la fin du monde en direct.

Comme la télé, c’est aussi chiant le jour de la fin du monde que les autres jours, Willem Dafoe… se jette sur Skype entre deux déambulations sur sa terrasse pour bien vérifier que dehors, il ne se passe rien de remarquable. Du coin de l’œil, tu notes que les rues ne sont ni vides ni pleines et que les gens respectent les feux de signalisation… À la limite, je veux bien admettre tout ça. C’est la fin du monde totale, il ne sert donc à rien de voler des télés à écrans plats ou de courir dehors en gueulant et oui, t’es pas plus mal à passer tes dernières heures avec les gens que tu aimes. D’ailleurs, on est tous bien d’accord : on ne devrait jamais fréquenter des gens à côté desquels on ne supporterait pas de crever !

L’idée était bonne (et bien exploitée par Lars von Trier dans « Melancholia »), le lieu propice à la narration, les acteurs (habituellement) corrects. Mais ce film est d’une nullité sans nom. Abel Ferrara accumule les scènes et les propos ridicules, ainsi que les clichés, conjuguant — rare prouesse — la vanité d’un bobo parisien à la finesse d’un droitard de la France rurale (qu’il n’est pourtant pas puisqu’il est Américain). Allez-y si vous avez envie de rire. D’ailleurs, dans la salle les spectateurs riaient, gênés non pas par les scènes de sexe que certains croient encore pouvoir utiliser à des fins de provocation (or, quoi de plus commun en 2013 ?), mais par le ridicule absolu des dialogues et du propos général. Je n’oublierai jamais Willem Dafoe s’écrier (à peu près) « Oh, mais pourquoi les méchants capitalistes ont-ils saccagé l’environnement ? Maintenant nous allons tous mourir ! » et sa petite copine (âgée de 70 ans de moins que lui) remercier un Asiatique d’exister parce qu’il s’est connecté à Skype chez elle. Ce même livreur de pizza grâce auquel nous avons droit à une leçon d’humanité aussi profonde que l’intelligence de Ferrara (c’est dire) puisque Cisco (Dafoe) réalise qu’il ne connait même pas le prénom dudit Asiatique alors que celui-ci lui a livré tant de pizzas… Une belle leçon de vie à la Dany Boon. Navrant. Pathétique. J’espère que c’était le dernier film d’Abel Ferrara sur terre.

Par Mr Massacre

En gros tout est dit sur la colère qui a fini par monter en moi, particulièrement pendant la scène du livreur vietnamien (qui livrait de la bouffe asiatique en fait et non des pizzas, mais on comprend qu’on se mélange les pinceaux sous le coup de l’émotion !).

Parce que, bon !

 

La réification du travailleur comme subordination au désir immédiat

Comprendre concrètement pourquoi la narration égocentrique de Ferrara m’a vraiment énervée hier soir a été brillamment expliqué par l’inénarrable Frédéric Lordon ce matin (typiquement le genre de gars qui devrait te rendre la fin du monde éminemment intéressante !)

Voici une troisième vidéo de notre série Épandage médiatique, ayant pour titre « Les zélés du désir ». L’économiste Frédéric Lordon repère, au travers de la figure du consommateur-roi véhiculée par la publicité, l’impact de la propagande ultralibérale sur le salariat.

Voilà ce qui m’a profondément choquée dans l’attitude du personnage principal, attitude qui, je le pense, doit sembler totalement naturelle à l’auteur : le fait que ce qui fait société, que ce qui crée son environnement quotidien, est devenu quelque chose d’abstrait, de désincarné, d’invisible et de dû. Le confort du personnage de Cisco est assuré par une armée de personnes invisibles qui n’existent plus en tant que personnes. Les travailleurs de la Grande Pomme, ceux qui assurent la circulation, la sécurité, la logistique de la nourriture, les approvisionnements en énergie ou en information, tous ces gens n’ont plus de vie propre, de désirs, d’émotions, de but, de projets, ils sont seulement assujettis à leur statut de larbins au service du confort de quelques-uns.

La superposition entre le film chichiteux, prétentieux et vide de Ferrara et les publicités déshumanisantes dont les ressorts sont démontés avec talent par Frédéric Lordon est saisissante. Les deux illustrent le pouvoir illusoire des hommes riches connectés sur la foule des péquins qui n’ont d’autre substance, d’autres justifications à leur simple existence que de les servir. Et cela n’est même pas ressenti comme une violence sociale absolue.

Dans le film de Ferrara, tout comme dans les publicités analysées par Lordon, s’exprime une domination sociale implacable entre ceux dont les besoins et les désirs sont des ordres et l’armée immense, anonyme, et voire même invisible de ceux qui les servent directement ou leur assurent indirectement et de loin les conditions optimales de réalisation de leurs conditions d’existence. Et Internet accentue cette domination, l’écran renvoyant l’exploité vers un lointain abstrait et intouchable alors même que le principe interactif en temps réel permet de commander l’armée des ombres au doigt et à l’œil sur le mode ludique.

La négation de l’homme, processus au long cours, prend ici sa pleine mesure puisque, tel l’enfant capricieux, le consommateur pressé assouvit son désir ici et maintenant en escamotant totalement de son univers pensé les besoins fondamentaux de ceux qui doivent le satisfaire à tout prix. Les multiples disparitions des métiers de l’espace public ont rendu invisible l’armée de l’ombre des larbins. La distanciation technologique réifie le travailleur, le ravalant à un état de chose, d’automate anonyme, voire de lointain concept tant les actes et ceux qui les produisent sont en voie de totale dissociation, de la même manière que l’infantilisation du consommateur lui fait oublier qu’il est lui-même un travailleur assujetti, une marionnette désincarnée qu’un autre lui-même inconscient agira comme le manipulateur le fait avec le pantin.

Ainsi, tout en se plaignant de la violence des échanges en milieu professionnel, le salarié-consommateur va lui-même durcir ses conditions de travail d’un simple glisser-déplacer sur la surface lisse et froide de son dernier joujou technologique, en exigeant toujours plus de services, toujours plus vite et toujours moins cher.

Mais cette participation ne vaut pas pour émancipation. Il reste des strates bien figées entre les pantins et les marionnettistes, entre ceux qui ne conçoivent même pas le nombre de personnes mobilisées chaque jour pour perpétuer la satisfaction optimale de leur besoin et ceux qui peinent à survivre, qui sont contraints chaque jour à s’oublier, se renier, pour grappiller de quoi tenir jusqu’à la fin du mois, leur horizon indépassable.

Quand j’y repense, il est remarquable dans le film d’Emmerich que le récit suggère l’effort continu d’une armée de travailleurs chinois pour construire les arches des riches, sans pratiquement ne jamais en montrer un seul. Il est fascinant d’entrevoir que dans l’esprit même des scénaristes, une armée de travailleurs chinois n’est pas capable de penser la finalité de son œuvre et qu’à aucun moment, les ouvriers et ingénieurs n’ont eu même l’idée de se retourner contre leurs commanditaires pour sauver leur propre peau.

La force émancipatrice du revenu

Il y a quelque chose d’à la fois naïf et touchant dans cette foi inébranlable en l’infériorité intrinsèque des autres qui garantirait à coup sûr l’impunité des profiteurs. Nos récits collectifs mettent toujours en scène cette armée des ombres et des humbles qui n’ont d’autre gloire que de se sacrifier pour permettre à leurs exploiteurs de sauver leur peau. C’est un peu comme s’ils avaient fini par croire à leur propre mythologie de la prédestination sociale, du fait que chacun est à sa place et que par la force inéluctable du conditionnement génétique et familial, tous les opprimés participent activement à leur propre domination.

C’est oublier un peu vite les ressources — elles aussi colossales — consacrées en permanence à la reproduction et au maintien des hiérarchies sociales. C’est faire fi de la violence concrète et pas uniquement symbolique des inégalités d’accès aux besoins fondamentaux, de la manière dont les cloisonnements de notre société sont chaque jour renforcés par le creusement des inégalités et par la somme des forces politiques mises en jeu pour consolider ce système.

Je m’intéresse ainsi beaucoup à tout le mouvement qui entoure l’idée du Revenu de Base ou du Revenu Universel. L’idée première est de revenir à une redistribution un peu plus équitable des revenus et, par là même, à plus de justice sociale. In fine, cela est perçu comme une bonne manière d’en finir avec la pauvreté.

Mais la réalité est plus crue et plus immense que cela. Un Revenu de Base Universel garanti à tous, à vie et sans condition en finirait avec l’état de nécessité. Brutalement, tout le monde aurait réellement le choix et ne serait pas uniquement contraint par la survie et la subsistance. Sans l’injonction violente du « marche ou crève », nombre de ces postes indispensables à la périnité du confort de certains seraient désertés sur le champ. Un peu comme le livreur de nouilles sautées du film d’Abel Ferrara, qui aurait brutalement plus important à faire que de demander un pourboire pour sa peine.

Ce serait d’ailleurs très précisément la fin de l’économie du pourboire.

« Quand on y pense, il est étrange que, dans une grande ville moderne, des centaines de personnes doivent passer leurs journées dans des sous-sols étriqués et étouffants à laver de la vaisselle. C’est à se demander pourquoi cette vie continue – quels objectifs elle sert et qui veut que cela continue… » George Orwell

À bas les restaurants, traduction française d’une production de prole.info

Quand j’ai lu ce texte important et que je vous invite à (re)découvrir, j’ai compris qu’il fallait faire la peau à toutes les évidences et que la plus persistante de toutes est celle qui consiste à penser qu’il est naturel et normal de se faire servir en échange d’argent. Qu’il y a des gens qui ont pour vocation de servir les autres en s’oubliant eux-mêmes.

Un restaurant est un endroit misérable.

Même les restaurants qui font des pubs branchées dans le journal, qui servent uniquement de la nourriture biologique, sans gras ou végétalienne, qui proposent une ambiance cool avec de beaux dessins sur les murs ; tous ces restaurants ont des cuisiniers, des serveuses et des plongeurs qui croulent sous le stress, la déprime et l’ennui et qui ont envie d’autre chose.

Idem

Et voilà ce principe d’exploitation pure qui se heurte au concept foncièrement humain de la fin du monde : qu’est-ce qui est réellement important pour toi ? Qu’est-ce que tu voudrais faire si tu n’avais plus que quelques heures à vivre et que plus rien ne pouvait porter à conséquence ?

Je ne pense pas que la réponse serait : livrer des putains de nouilles sautées à un pauvre type qui me considère comme un meuble depuis des années et qui n’a pas la moindre idée de mon nom, de ma vie et qui s’en tape royalement.

En fait, ce qui est intéressant de savoir, c’est quels sont les boulots qui continueraient à exister si plus personne n’était guidé par le principe de nécessité. Et quelle tronche aurait la nouvelle société qui naitrait de cette profonde révolution.

Je pense que ce serait quelque chose que personne n’est actuellement capable de prévoir. Même si sa vie en dépendait.


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