L’art de conduire en datacratie

par lephénix
samedi 12 juin 2021

L’automobile est-elle encore une machine qui nous transporte ou un smartphone sur roues qui siphonne nos données personnelles ? Le philosophe-mécanicien Matthew B. Crawford vit la conduite comme un acte de philosophie politique et nous alerte sur la marche forcée du « progrès » : notre addiction à une automatisation aliénante supposée nous décharger de pratiques élémentaires comme la navigation ou la locomotion pourrait bien nous valoir une sortie de route...

La technologie nous embarque dans une «  expérimentation sociale qui n’a rien d’anodin » alerte Matthew B. Crawford, chercheur à l’université de Virginie. Le philosophe avait oeuvré dans l’« économie du savoir » en dirigeant un think thank conservateur à Washington avant... d’ouvrir un atelier de réparation de motos. Une expérience relatée dans un premier essai célébrant le « faire », best-seller dès sa parution outre-Atlantique en 2009 – traduit l’année suivante aux éditions de La Découverte. Il rappelle des fondamentaux bien oubliés : alors que l’individu techno-zombifié se laisse griser par une fuite en avant technologique vécue comme une extension de sa volonté de puissance infantile, le métier de réparateur, en revanche, consiste à se mettre au service de ses semblables et à restaurer le fonctionnement des objets dont tous dépendent. Prendre soin des choses, n’est-ce pas aussi s’inscrire dans une communauté véritable se nourrissant et s’irriguant de ses solidarités ?

De même, la route n’est-elle pas un « espace de confiance mutuelle » et de bonnes pratiques ? « Le plaisir de conduire, rappelle Crawford, c’est le plaisir de faire quelque chose ; de sentir toutes nos facultés activement engagées dans un réel qui nous résiste ».

 

Obsolescence programmée et « faux environnementalisme »

 

Le réparateur de machines à rouler constate que les incitations gouvernementales (« primes à la casse », etc.) à se débarrasser de son vieux véhicule pourtant encore parfaitement utilisable sous prétexte de « responsabilité écologique » génère de démentiels coûts environnementaux cachés. D'ores et déjà, la facture s’annonce abyssale... Les « vieux tacots » seraient-ils une « épine dans le pied » vacillant d’un futur sans avenir ? Loin de traduire une nostalgie du passé, l’attachement à sa voiture manifeste un « rapport affectueux au présent qui fait que l’on chérit ce qui existe réellement parce que l’on en apprécie la valeur  » - à commencer par sa valeur d’usage...

Ainsi, les « artistes de l’improvisation automobile » qui fréquentent les casses sont à la source tant d’une véritable économie de la récupération que d’une économie morale. En refusant de passer au laminoir de la «  logique obligatoire du Nouveau  » ou, au choix, de l'injonction du Toujours-Plus-Neuf, alors que leur vieille voiture est décrétée « nuisance publique », se feraient-ils les défenseurs d’une « forme de richesse intergénérationnelle, à caractère à la fois matériel et sentimental  » ? Manifestement, le « faire » par soi-même, en réparant les objets du quotidien comme nos automobiles, permettrait d’être en prise avec le monde. Tout comme l’acte de rouler à bord d’un véhicule non gadgétisé mais toujours vaillant permettrait encore d’exercer son interaction avec le monde ainsi que son autodétermination.

Mais l’exercice de cette caractéristique fondamentale de l’agir humain ne poserait-elle pas aussi la question de la « gouvernance démocratique » ? Et donc celle de « savoir qui a le droit de décider de notre régime de mobilité » ?

Le consommateur d’aujourd’hui, rendu autiste dans sa bulle technologique, ne serait-il pas exproprié de toute capacité de production comme de jugement ? Voire de ses ressources attentionnelles ? Que peut-il encore faire par lui-même dans un environnement prédéterminé ? Le fardeau qui pèse sur lui n’en finit pas de s’alourdir d’addictions et d’injonctions supplémentaires, de dispersions et d’émiettements suscités par tant de sollicitations automatisées dévorant son « temps de cerveau disponible » …

Matthew B. Crawford entend « inscrire la problématique de l’art de conduire dans la tradition libérale républicaine de la pensée politique  ». L’être humain éprouve particulièrement la fragilité de sa condition dans le fait de se déplacer, jamais exempt de risque. Justement, les « autorités les plus éminentes de l’univers du marché et de la technologie » n’entendraient-elles pas remplacer les aléas de l’existence par des « certitudes robotisées » ? Donc « se débarrasser de la faillibilité humaine » en dépossédant les humains de leur « puissance d’agir » voire de leur mode de vie ? S’agit-il de soumettre l’homo automobilis à une obsession de contrôle permanent en le considérant comme des « consommateurs d’expériences fabriquées » ? Ou bien avons-nous encore le choix de nous vivre en créateurs de nos vies, capables d’ « affronter le monde sans filtre » ?

 

Compétence et confiance

 

Conduire ne serait-ce pas précisément « exercer notre aptitude à être libres » ? D’ores et déjà, les « voitures autonomes » laissent augurer d’un « futur sans conducteurs » dans une datacratie qui entend tout contrôler. Mais qui donc a intérêt à imposer sa « propre définition de ce qu’est une automobile, une route, une ville » voire la mobilité elle-même ? Le « complexe industriel-sécuritaire » ? Et s’il poursuivait d’autres objectifs que la sécurité des usagers du volant ? Et si la logique d’automatisation qui s’étend était un « état d’esprit politique tout autant qu’un projet d’ingénierie  » ?

Heureux possesseur d’une Coccinelle Volkswagen (modèle 1975) et d’un coupé Karman Ghia, le philosophe-mécanicien poursuit sa réflexion sur l’avenir de « notre régime fondamental de mobilité », aujourd’hui dicté par des intérêts prétendant « détenir une plus grande autorité du fait de leur pouvoir économique, de leur influence politique ou de leur soi-disant supériorité morale ». Pourquoi « livrer notre mobilité à un cartel d’entreprises de la Big Tech » ? interroge t-il : « est-ce que nous voulons vraiment, afin d’aller d’un point A à un point B, ne plus utiliser une voiture mais un appareil, c’est-à-dire un portail qui débouche sur des couches superposées de bureaucratie ? »

Car il s’agit bien de ça, en parlant de « technologie » : ce terme n’est pas utilisé à propos d’un marteau ou d’une brosse à dents, mais réservé à des « appareils faits de puces et de machins en silicium » : « Ce qui fait qu’un appareil est « de la tech », c’est qu’il sert de portail à une bureaucratie. Il est impossible de s’en servir sans avoir à s’impliquer soi-même dans une vaste organisation qui jouit d’un quasi-monopole dans son domaine ». Cet « appareil » ne nous transforme pas seulement en « bureaucrate non rémunéré  » à chaque « téléchargement » de ses conseils techniques et conditions d’utilisation. Il ne dépossède pas seulement de notre autodétermination mais aussi de nos données personnelles, cette « ressource gratuite » puisque non protégée par la loi.

L’auteur voit se préciser derrière la révolution sans conducteur rien moins que « l’avènement du capitalisme de surveillance  » analysé par l’universitaire Soshanna Zuboff : « il ne suffit plus d’automatiser les flux d’information sur nous : l’objectif est maintenant de nous automatiser  ».

La saturation de nos univers de vie par des appareils numériques pose, au-delà de la question de notre « souveraineté au volant », celle de la « viabilité de la démocratie » : consentirions-nous à une dystopie régressive où nous serions dépossédés de notre disposition à nous « accorder mutuellement une présomption de compétence individuelle » ?

« Compétence et confiance constituent les réquisits minimaux d’un peuple libre, responsable et pleinement conscient » rappelle le philosophe-réparateur. Consentirions-nous à ce que notre trajet domicile-travail, jusqu’alors une « activité réelle effectuée dans le monde tangible et demandant toute notre attention », soit silicolonisé par une implacable logique de surveillance et de profit ? Consentirions-nous à une contre-société qui nous obligerait à « acheter des produits que nous ne pourrons jamais posséder, pendant que nos paiements financent notre propre surveillance et notre propre coercition  » ?

L’automobile « inintelligente » d’antan, sans gadgets électroniques incorporés, était vécue comme un refuge et un outil de liberté. N’est-elle pas en voie désormais de devenir un « article de luxe » grâce précisément à cet espace de liberté qu’elle préserve du calculable, du traçable et du prédictible ? Ce qui est en jeu dans cette emprise de la prise de décision algorithmique, rappelle Matthew B. Crawford, c’est «  la qualité même de l’autorité institutionnelle et la façon dont nous la vivons  ». Précisément, « les infrastructures qui reposent sur un idéal de contrôle trop rigide font obstacle à l’exercice de nos capacités humaines, nous empêchent d’exploiter au mieux les formes d’efficacité sociale qu’elles engendrent et entraînent au contraire l’atrophie de notre humanité ».

Lorsque le conducteur n’aura plus sa place au volant de son automobile ni dans sa ville ultraconnectée (smart city) ni même le contrôle de sa vie tout aussi connectée, sera-t-il arrivé au bout d’un « héritage libéral » supposé acquis ? Et l’espèce présumée humaine au bout de son histoire comme de sa route ?

Matthew Crawford, Prendre la route, La Découverte, collection « Cahiers libres », 368 p., 23 €


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