L’Europe des Trois Cultures, vue depuis l’Espagne (Ortega y Gasset)
par Florian Mazé
lundi 27 mai 2019
C’est l’un des mérites du Cercle Aristote de publier des traductions originales de philosophes étrangers. L’une des dernières en date est le livre d’Ortega y Gasset – Autour de Galilée (1933) – un essai grandiose, quoique ramassé, d’abord centré sur le thème du rationalisme scientifique moderne, mais dont les analyses finissent par couvrir plus de deux millénaires d’histoire de la pensée européenne. La prose altière du grand libéral-conservateur espagnol José Ortega y Gasset (1883-1955), nous fait découvrir une Europe façonnée par trois grandes aventures culturelles, qui se sont empilées les uns sur les autres à la manière de strates archéologiques.
La notion de « crise culturelle » chez Ortega y Gasset
Selon Ortega y Gasset, toute culture connaît une phase où elle est « calée sur elle-même », autrement dit en ordre, « normale » comme disent les philosophes des sciences, offrant un répertoire de convictions stables aux hommes qu’elle structure, des plus grands savants jusqu’aux plus simples. Cette sécurité culturelle n’exclut ni guerres, ni invasions, ni maladies, ni souffrance ou misère. Mais elle permet à tous les hommes de réfléchir, de raisonner, de s’orienter dans leur monde, fût-il austère et dangereux. C’est ce que Ortega y Gasset nomme la « raison vitale ». Une culture stable, ferme (peu importe si elle comporte des erreurs), offre un plan d’orientation à tous les hommes pour traverser le maquis des circonstances ; on dirait aujourd’hui : une sorte de GPS !
Mais ces phases de sécurité culturelle – qui peuvent durer un millénaire ou plus – se trouvent tôt ou tard confrontées à la crise, qui est une crise de la croyance, une crise des convictions fondamentales. Pour Ortega y Gasset, c’est un processus d’usure mécanique de la raison vitale, une phase d’agonie intellectuelle et spirituelle. Ortega ne cherche pas vraiment à trouver des causes précises à ce phénomène, lesquelles sont multiples, innombrables, en partie indétectables. Mais ce phénomène de rouille, de vermoulure, d’effritement puis d’écroulement culturel est inévitable.
Ces phases de crise peuvent durer quelques siècles, avant que l’ancienne culture ne soit remplacée par la nouvelle, qui, malgré tout, n’abolit pas l’ancienne, mais la surmonte comme une maison neuve qui se construit sur les fondations cachées d’un vieux bâtiment tombé par terre.
Ortega y Gasset distingue trois crises majeures de l’Occident :
1 — La grande crise du paganisme gréco-latin : du 1er siècle av. J.-C. jusqu’au début du 4° siècle de notre ère, où il est définitivement remplacé par le christianisme.
Le paganisme entre en crise avant même la naissance du Christ, à peu près à l’époque de Cicéron (qui ne croit plus guère aux dieux païens et qui s’en émeut dans ses ouvrages).
Le consul-pontife Cicéron est un peu le premier grand homme désorienté, voire désespéré, du monde antique. Davantage encore que les dieux païens, ce sont toutes les valeurs gréco-latines (le cosmos, la sagesse, le militarisme, l’État) qui commencent à s’effondrer.
On remarquera que cette toute première phase de doute culturel intervient sous la République romaine, alors même que ce régime impérialiste et autoritaire enregistre d’immenses succès militaires. Une apogée matérielle correspond ainsi au début de la phase de désordre mental.
Un peu plus tard, les chrétiens, mais aussi d’autres spiritualités, installent un immense chaos culturel dans l’empire romain. Celui-ci ne se stabilise que sous Constantin, où le christianisme devient l’horizon spirituel incontournable.
2 — La crise dite « de la Renaissance » : de la fin du Moyen Âge, c’est-à-dire le 14° siècle, jusqu’au début du 17° siècle, lorsque la Foi, sans disparaître, s’efface au profit du rationalisme scientifique moderne.
C’est une phase de désordre colossal, où la civilisation chrétienne européenne, d’abord chimiquement pure, se met à douter d’elle-même, avec les scolastiques franciscains non-thomistes (Duns Scot, Occam), les humanistes qui oscillent en permanence entre leur foi chrétienne et le retour aux antiques, puis les réformateurs protestants, le doute de Descartes, l’affaire Galilée en 1633… Du reste, Autour de Galilée est une série de conférences commémoratives prononcées par Ortega y Gasset à Madrid en 1933.
Après les dernières secousses de la Guerre de Trente Ans (1618-1648), un conflit effroyable pourtant accompagné d’un bouillonnement scientifique intense, l’Europe se stabilise à nouveau en promouvant le rationalisme moderne, qui, du reste, n’exclut pas la pratique religieuse chrétienne, mais change considérablement le rapport de l’homme au monde. Notamment : la science, figée, de saint Thomas d’Aquin (1224-1274), qui reprend des erreurs d’Aristote comme le géocentrisme, apparaît définitivement comme dérisoire. On continue d’apprécier Thomas pour sa théologie, mais plus du tout pour sa physique. Comme l’écrit Ortega y Gasset (lui-même de culture, sinon de foi catholique), Dieu est toujours présent, mais à l’arrière-plan, un peu comme une chaîne de montagne qu’on aperçoit au loin.
À noter : le philosophe espagnol ne cite que très peu la découverte des Amériques (1492) : pour lui, les succès matériels ne font que masquer le désarroi culturel, et ils accompagnent souvent le début de l’effondrement. Du reste, les tenants du turbo-capitalisme contemporain devrait relire Ortega y Gasset…
3 — La crise du monde contemporain, à partir du début du 20° siècle, lorsque la Science et les techniques elles-mêmes s’abîment dans une phase de doute et d’angoisse irrémédiables.
C’est la version espagnole de ce que les Français appelleront plus tard la crise de la post-modernité. En France, on situe la post-modernité vers 1950, dans l’après-guerre, voire, chez certains gauchistes, après la « révolution » de Mai 1968.
En réalité, dès le début du 20° siècle, les premières catastrophes technologiques, les guerres mondiales et leurs industries de destruction, vont réintroduire une phase de désordre et donc de doute, sur la science elle-même, et particulièrement sur les techniques qui en découlent. La Science commence à tomber de son piédestal comme, au moment de la Renaissance et de la Réforme, l’Église vacillait sur ses bases.
Ortega y Gasset ne s’exprime pas trop sur cette « post-modernité », dont il ignore d’ailleurs l’expression. Il est mort avant de connaître d’autres catastrophes, celle de la fin du 20° siècle, et l’écologisme, plus ou moins hystérique ou hypocrite, qui a servi et sert encore de contestation à la technoscience omniprésente.
Mais le jugement du philosophe espagnol est sans appel : le rationalisme scientifique nous a permis de « camper dans le monde durant quelques siècles », mais, aujourd’hui, nous devons penser à lever le camp. Et il écrit cela dès 1933 !
Cette phase de désordre, pas encore fondateur, mais ne perdons pas espoir, c’est notre phase à nous tous, les post-modernes. Je gage – mais c’est un jugement, strictement personnel, qui sort du cadre de cette étude – que la « post-post-modernité » sera une civilisation plus simple, moins technique et plus survivaliste.
Conclusion
Aujourd’hui, en tout cas, une chose est certaine. L’homme qui vit dans le désordre, par exemple le post-moderne, ne doit pas oublier qu’il est façonné par les ordres antérieurs. Le post-moderne est donc AUSSI un païen, un chrétien et un rationaliste. Pour Ortega y Gasset, les strates culturelles s’empilent les unes sur les autres, sans s’annuler entre elles. Au contraire, c’est un cumul. Et un enrichissement.
Autour de Galilée est en vente sur le site de Perspectives Libres :
http://cerclearistote.com/2018/04/parution-de-louvrage-dortega-y-gasset-autour-de-galilee/