L’indispensable Marc-Edouard Nabe

par LM
mercredi 5 avril 2006

Incisif, cinglant et indomptable, Marc-Edouard Nabe joue du stylo comme Django Reinhardt de la guitare. L’époque n’y entend rien, mais le grand écrivain est bien là, toujours bavard et souvent génial. Les éditions Leo Scheer publient en avril les « Morceaux choisis » d’une œuvre spectaculaire et majeure.

A son entrée en littérature, Marc-Edoaurd Nabe ressemblait à Harold Lloyd. Mêmes petites lunettes rondes, même chapeau, même air de s’accrocher à quelques grandes aiguilles du temps pour ne pas tomber, même élégance de ne pas être le moins du monde égratigné par toute maison qui s’écroulerait autour de lui. A son entrée en littérature, Marc-Edoaurd Nabe avait tout d’un comique, visuellement. Pourtant, ledit comique n’hésitait pas à citer Brasillach, Céline ou Rebatet parmi ses plus fortes influences, au nez et à la barbe des penseurs d’alors, déjà vasouilleux, très Bernard Pivotés, qui virent en ce petit et frêle énergumène à l’accent des calanques un sinistre fasciste. Carrément. L’air était entonné sur tous les tons, d’une même et grosse voix : Nabe était sans aucun doute un extrême, un de ceux qui portaient des chemises noires, qui n’hésitaient pas à tendre haut la main, etc. D’entrée de jeu, donc, le petit Marc-Edouard était mal barré. Puis barré tout court, du coup, par les médias, messieurs les censeurs, tous prompts, très prompts à empêcher qu’on lise le (ou même qu’on parle du) jeune homme, aussi brillant fût-il. Cachez ce Nabe qu’on ne saurait lire sans faire partie à son tour de ceux qu’on n’appelait pas encore, mais ça n’allait pas tarder, des « nouveaux réactionnaires. » C’est qu’avec le zèle tout vichyste que mettent certains journaux bien pensants (Le Monde par ici, Les Inrocks par là, Télérama ailleurs) à dresser des listes de ceux qu’on peut tolérer d’un côté, et des autres qu’il faut éviter de ranger dans sa bibliothèque de l’autre, à dénoncer l’ivraie pour nous réserver le bon grain, les gens ont tous fini par lire les mêmes Levy (Marc) ou les mêmes Dan Brown, les mêmes Delerm, j’en passe et des Gavalda, et des Ruffin. Donc, exit Nabe, personnage indésirable, infréquentable, voire carrément inadmissible. Dangereux, oseront certains. Ce qui est faux. Nabe n’est pas un écrivain dangereux, c’est un écrivain spectaculaire, comme on le dirait d’un sport, la F1 par exemple. C’est spectaculaire, donc peut-être, par conséquence, est-ce dangereux. Nabe c’est pareil. Parce que c’est un écrivain spectaculaire, il est parfois dangereux. Pour lui-même. Son côté « spectaculaire » ne plaît ni à Josiane Savigneau, qui lui balança au moins deux fois son verre de champagne en pleine poire au salon du livre à Paris, ni à Nelly Kapriélian, bonne âme des Inrockuptibles, qui voit de la littérature souvent là où il n’y en a pas, et des réactionnaires dans tout excessif qui se respecte. Ca n’a l’air de rien, comme ça, mais quand on se coupe de Savigneau, c’est du Monde des livres qu’on s’exclut, c’est-à-dire du supplément littéraire hebdomadaire qui influe le plus sur les ventes des libraires. Et ça n’a l’air de rien, mais se mettre Les Inrocks à dos, c’est perdre le soutien, éventuel, de toute une jeunesse bobo qui ne pense pas grand-chose et qui le pense mal, mais qui est confortée dans sa bêtise par des papiers vite écrits qui récupèrent tout mouvement à peu près social pour en faire une lutte quasi révolutionnaire. Donc, les pseudo intellos de gauche et les jeunes bobos sans emploi (parce que sans CPE ?) ne lisent pas Marc-Edouard Nabe. Dommage pour eux. Ils sont passés à côté d’un pamphlet drôle et méchant, subtil et caustique (Au régal des vermines) d’un portrait pointilliste de Billie Holiday (L’âme de Billie Holiday, paru chez Denoël, à mon avis épuisé) d’une première communion plus émouvante que l’ascension de tous les Golgotha du monde (L’âge du Christ, aux éditions du Rocher), j’en passe et des souvenirs stambouliotes à pleurer (Visage de Turc en pleurs), deux romans construits comme des cathédrales et bourrés comme l’Arche (Le bonheur, chez Denoël et Alain Zannini aux éditions du Rocher), j’en passe et des « petits » livres parus au Dilettante (Chacun mes goûts, recueil d’aphorismes en rafales, La marseillaise, hommage à la marseillaise d’Albert Ayler, Nuage, petit livre qui ferait pianoter de joie les doigts manquants de Django Reinhardt), j’en passe encore, des petits riens, des presque tout, des oui des non, des rideaux...

Nabe n’a pas tout écrit, mais déjà pas mal. Déjà une bonne partie du monde, de son monde, un royal bazar de musique, de jazz, de soul, de soul dans le jazz, de jazz dans l’âme, de mysticisme swinguant, d’athéisme tranchant, d’intégrisme fondamentaliste, de sexe, d’amour, de femmes, de sodomie, de tout, ou presque. Nabe n’a pas tout écrit, mais il l’a déjà beaucoup mieux fait que les autres. Les autres, quels autres, dirait-il ? Quels autres, oui, en effet, tant il semble ardu de lui trouver un confrère acceptable. Houellebecq ? Ils étaient voisins, puis l’un est devenu une star controversée, l’autre est resté un paria pas lu. Enfin, pas lu ou si peu. Ou si mal. C’est peut-être ça, le drame de Nabe. Ne pas être lu. Pas suffisamment, pas bien. Toujours biaisé, toujours de travers. Lui qui sonne si juste, dans ses phrases, ses flèches, son jeu de scène adroit et original (« Quand j’entends le mot revolver, je sors. », « Plus on connaîtra ma vie dans les moindres détails, plus je serai libre »), il a beau en manier de l’élégance comme d’autres paraissent écrire à la truelle, rien n’y fait, il demeure un cas à part, un chien dont on a si souvent dit qu’il avait la rage que plus personne n’en doute.

Malgré tout, Marc-Edouard Nabe a aussi fait œuvre d’historien. Avec les quatre tomes imposants et inébranlables de son Journal intime (tous parus aux éditions du Rocher), il a dessiné, peint, sculpté, ce que vous voulez, comme personne notre fin de vingtième siècle politique et people, sexy et glauque, amoureuse et partouzarde, craintive et barbare, vide et creuse, il l’a saisie comme on saisirait n’importe quel steak, comme si ces temps-là n’étaient rien d’autre, d’ailleurs, qu’un morceau de viande, de barbaque, bon, ou tout juste, à rassasier quelques faims, ou à ouvrir quelques appétits. Carnassier du quotidien, du détail, lieu de Dieu comme chacun sait, celui qu’on pourrait appeler le Nabe a reproduit le plus fidèlement possible sa vie, son existence, toute banale, toute plate, toute vertigineuse aussi, sa vie et toutes les nôtres du coup, plates également, pareillement banales, identiquement vertigineuses. Dans cent ans, peut-être moins, le temps d’une guerre, peut-être deux, le Journal intime de Marc-Edouard Nabe prendra la seule place qu’il mérite, tout en haut du classement, près du sommet, œuvre majeure pour comprendre ce qui s’est passé. Parce qu’un jour, et Nabe le sait bien, comme tous les écrivains, comme les lecteurs aussi, il faudra bien essayer de comprendre ce qui s’est passé.

Aujourd’hui, en attendant les statues, Nabe n’a quasiment plus d’éditeur : son mécène, Jean Paul Bertrand, a vendu les éditions du Rocher à un pharmacien du Sud-Ouest, riche et... riche, qui s’est empressé séance tenante de mettre un terme au financement de l’œuvre à perte de Nabe. Qu’à cela ne tienne, les vrais amis sont toujours là, et Le Dilettante a choisi de saluer les 20 ans du Régal des vermines par une réédition enrichie d’une préface épitaphe de Marc-Edouard, tandis que les éditions Leo Scheer vont bientôt publier des Morceaux choisis du fils d’Alain Zanini. Et Nabe rebondira, encore, comme il l’a déjà fait, parce qu’il ne peut pas ne pas écrire. Il est son œuvre. Il n’existe pas dans notre pays d’écrivain plus drôle, plus juste, plus cultivé que lui. Ca ne se discute même pas. « Ecrire ce qu’on pense demande une ivre audace qui ne peut-être comparée qu’à celle qu’exige le geste d’embrasser une femme. Il ne faudrait vivre que pour ces moments-là : où tout bascule. » Et encore : « La mission des raisonnables qui crèvent d’envie de jouir c’est de faire passer les extatiques pour des rigolos. Toute passion ne doit pas être prise au sérieux. Les extrémistes de la littérature ne sont que des clowns pour les adversaires du lyrisme. C’est tellement facile de ne jamais se mouiller. » Ou encore, et surtout : « Le feeling, c’est la capacité à transmettre l’émotion. » Alors, oui, on peut se foutre comme de sa dernière manif de Marc-Edouard Nabe, l’ignorer, voire en rire, ne jamais avoir lu un de ces livres, mais le qualifier de salopard, l’injurier, le censurer, enfoncer tous les clous qu’on veut sur toutes les croix dressées, rien n’y fera. L’Homme existe, plus cinglant que toutes les fanfares, plus entêtant que tous les refrains, plus intolérant que tous les intolérants, plus honnêtes que tous les imposteurs qui trônent, provisoirement, et qui, plus tard, seront déchus.

Rumeurs, réputations et rancoeurs n’y changeront rien. Dieu vomit les tièdes : pas demain qu’il rendra Nabe...

Lilian Massoulier


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