L’or du Rhin à l’Opéra Bastille : le Roi est nu

par Mickaël Mithra
jeudi 31 janvier 2013

Quand le vulgaire camoufle le médiocre.

Lorsque le rideau s'abaisse, ce 26 janvier 2013, à l'issue de cette répétition générale de L'Or du Rhin, on se dit trois choses : que le texte et la musique sont l'oeuvre d'un esprit supérieur, que les musiciens ont fait leur travail, mais que le reste, mise en scène, décors, costumes, fait regretter d'être venu : une version pour orchestre eut été plus supportable, et pour tout dire, plus honnête.

Plus honnête, car lorsqu'on est médiocre, on ne cherche pas à prévenir les critiques en prétendant qu'on a voulu "choquer le bourgeois". La ficelle est grosse. Et ancienne. Quand on est peu de chose devant un Wagner, on se met humblement à son service, en secondant son oeuvre par un visuel au moins fidèle à l'esprit du Maître, à défaut d'être digne de son génie.

Après tout, on peut pardonner à l'Opéra de Paris de n'avoir pas su embaucher des surdoués à la tête de sa direction artistique. On ne peut lui pardonner d'avoir choisi des imbéciles mégalomanes incapables de comprendre le sens même du travail qu'ils doivent exécuter. On ne peut lui pardonner d'avoir confié une telle mission à des brutes opérantes.

Malheureusement, victimes du terrorisme intellectuel, nombreux sont ceux qui se sentiront obligés d'applaudir à cette escroquerie, et il faut ici leur donner le courage de protester.

CE QU'EST UN OPERA.

Un opéra est une oeuvre d'art total, dans l'esprit de Wagner surtout. Plusieurs formes d'art participent de l'oeuvre et c'est ce qui en fait justement un opéra.

Cela implique d'incontournables exigences, pour chacun des arts représentés, que nous pouvons résumer ainsi :

1. La manifestation artistique et esthétique

2. La complémentarité dans la cohérence.

 

Aucun de ces objectifs n'est atteint par cette mise en scène.

 

1. LA MANIFESTATION ARTISTIQUE

Dans un opéra, chaque expression artistique, musique, littérature, costumes, décor, etc. est présente, non pas symboliquement, mais effectivement et pleinement : chacune doit frapper nos sens.

La musique, tout d'abord : elle n'est ni décrite, ni suggérée, ni représentée autrement que par elle-même : elle est jouée effectivement et constitue un tout autonome extractible de l'ensemble.

Le théâtre ou la littérature, ensuite. Le texte du livret est effectivement chanté ou parlé intégralement. Il peut être lu séparément car il a un sens par lui-même.

Il devrait en être de même pour l'art du costume et du décor, seule mission en définitive, de l'Opéra de Paris, qui ne peut (jusqu'à quand ?) toucher au livret et à la musique.

Et c'est ce que nous n'avons pas.

Ce que nous voyons à la place, ce sont des représentations imagées de thèmes et symboles exprimés dans le livret. Des illustrations, d'ailleurs plates et triviales, dénuées de toute vie, de toute beauté, de tout sens autonome.

De sorte que les costumes et les décors ne sont ni des costumes ni des décors : ce ne sont que des accessoires destinés à une répétition strupide de ce que le livret nous dit déjà.

Prenons l'exemple de la femme objet de désir. Ce thème est présent dès le premier acte : il en résulte des "filles du Rhin" attifées d'un costume boursouflé figurant explicitement la nudité totale, poils pubiens compris.

Passons sur l'esthétique : l'effet est désastreux, car dans un contexte public la figuration de la nudité crue (évoquée par les poils) est désagréable, surtout quand les corps présentés sont difformes. C'est uniquement dans l'intimité que ce spectacle est tolérable et même désirable. Telle est la psychologie humaine, et c'est ce que n'ont pas compris les brutes opérantes.

Passons aussi sur la banalité affligeante du procédé : il est usé jusqu'à la corde, au moins depuis "L'origine du Monde" de Courbet. Quand on débourse 100 ou 150 euros et qu'on se déplace le soir dans le froid, ce n'est pas pour voir des poils. Rue Saint-Denis, on les voit pour moins cher, et de plus près.

Mais il y a plus grave que la laideur et la banalité : c'est la redondance avec le texte. La femme est un objet de désir, le texte le mentionne assez par lui-même, et il n'est nullement besoin de la représenter visuellement comme tel. Cela fait double emploi. Il est superflu et par conséquent obscène de la représenter nue pour asséner qu'il s'agit d'un objet de désir. On ne demande pas aux costumes de paraphraser le texte du livret : le public n'est pas constitué d'attardés mentaux incapables de lire les surtitres et à qui seules parlent les images.

Ce qu'on attend du visuel, c'est de représenter des éléments de l'oeuvre de Wagner qui ne peuvent figurer dans le livret ou la partition parce qu'ils ne sont exprimables ni par la langue ni par la musique. Il s'agit de compléter, pas de redire. La redite ne demande aucun talent, elle nuit à l'oeuvre en l'alourdissant et il en résulte ce sentiment de médiocrité qu'éprouve tout spectateur mentalement libre. La représentation de la nudité sur scène, puisqu'elle ne sert ici à rien, est déplacée. Elle dénote une incapacité à compléter le livret et la musique, une incompréhension de la mission à accomplir, ce qui est véritablement le signe de la brutalité : une brute est quelqu'un qui emploie de manière improductive ou destructrice des matériaux précieux.

Il eut été plus simple d'inscrire carrément en lettres géantes, au dessus de la scène : "Femme = Objet de Désir = Pouffiasse à poils ". C'eut été comique, au moins.

Et tout est à l'avenant. Mentionnons au hasard les bannières qui encombrent le deuxième acte de leur inscription géante : "Germanja". Est-ce pour nous rappeler que Wagner était Allemand et qu'il célébrait la grandeur de son pays, au cas où certains eussent cru qu'il était Turc et qu'il chantait la splendeur du Pérou ? Ou peut-être pour indiquer qu'en dépit des apparences (un fatras de smokings, de bustes en plastique couverts de faux seins, de policiers en uniformes, de passerelles métalliques, de néons verts, etc...) nous sommes bien en train d'ouïr l'Or du Rhin, ce dont on peut effectivement douter ? Face au n'importe quoi, il faut à un moment donné cesser de se poser des questions. Sauf une : quel cerveau primitif a pu pondre une lourdeur, une trivialité pareilles ?

 

2. LA COMPLEMENTARITE DANS LA COHERENCE.

La seconde fonction des décors et des costumes n'est pas la moindre : c'est de montrer ce que la musique et le livret ne suffisent pas à exprimer. Nous l'avons brièvement mentionné , mais il faut y revenir.

Lorsque les décors et les costumes ne font que paraphraser le livret, ils sont inutiles ; Lorsqu'en plus ils sont laids, ils sont nuisibles.

Mais comment les qualifier lorsqu'enfin, au lieu de remplir leur troisième fonction, qui est d'enrichir la compréhension de l'oeuvre en lui ajoutant la dimension visuelle, ils en brouillent au contraire la compréhension, par leur caractère incohérent et arbitraire ?

Car ici, au lieu d'éclairer, le visuel obscurcit la compréhension de l'intrigue par son anachronisme, son décalage systématique par rapport à ce que disent et vivent les personnages.

 

Wagner nous a laissé la musique et le texte, en confiant à la postérité le soin de ce qu'il n'a pu faire lui-même. C'est donc dans la continuité de la musique et du texte qu'il faut créer le reste, en essayant de se mettre à la place du Maître. Il s'agit de la mise en scène de la musique et du texte de Wagner, et non pas d'une mise en scène "en l'air" chargée de symboles grossiers, superficiels ou faussement subversifs, tout droit issus de la subjectivité personnelle, même pas originale d'ailleurs, d'une pseudo-direction artistique.

Lorsque au dernier acte, Freia doit être couverte d'or par les géants (qui sont ici des flics, vas savoir pourquoi), à quoi rime de la faire assoir tranquillement comme une spectatrice, à l'écart du lieu où elle est censée se trouver ? Que doit-on comprendre ? Rien, manifestement.

Le reste est tout aussi bête : les costumes et les décors sont même incompatibles entre eux. Les brutes opérantes ont sans doute dévalisé au hasard le marché au puces la veille de la représentation.

 

Et puis, bien entendu, on enchaîne anachronisme sur anachronisme.

Faut-il le rappeler, L'Or du Rhin est le récit d'un mythe fondateur qui s'inscrit nécessairement dans un passé révolu. Les hommes en smoking blanc ou en tenue de commando du GIGN, ou encore les échafaudages démesurés qui pullulent sur la scène ne sont donc pas seulement plats et laids : ils sont ineptes.

Pour déterminer quels décors et quels costumes sont adaptés, il faut se rapporter à l'époque à laquelle ces mythes constituaient sinon la religion, du moins la culture d'un peuple. Ou bien s'intéresser à l'idée que Wagner lui-même s'en faisait. Le livret fournit toutes les indications voulues. Par exemple, Wotan a une lance : l'action se situe donc avant l'invention des armes à feu. Tout cela n'est pas si difficile à comprendre. Un travail de recherche est toutefois nécessaire, et certes, exigeant.

Les brutes opérantes n'ont ni la patience ni l'humilité nécessaires à ce travail, et se contentent donc, ici, d'aligner bêtement sur la scène les objets quotidiens de l'homme de la rue : des flics, des échafaudages, des maffieux de séries télévisées, des ouvriers en jean, des lampes frontales, des actrices de vieux films porno, etc. Quelle imagination !

Si on veut représenter Wotan en smoking, les géants en commando et Alberich en ouvrier, si on veut transposer l'action dans une autre époque, dans un autre contexte, c'est possible. Mais il faut du génie pour qu'une telle tentative coïncide avec la musique et le livret, et ne soit ni vulgaire, ni absurde, ni minable. Il faut être Viollet-le-Duc pour ajouter sa flèche à Notre-Dame de Paris, et non une brute inculte et imbue.

 Bien sûr, ce qui est attendu, au delà de la cohérence du visuel avec le livret et la musique, c'est aussi la nouveauté. Il ne s'agit pas de reprendre tels vieux décors ou vieux costumes, encore que ce serait déjà mieux que ce qui nous est présenté : il faut également innover dans les limites des contraintes de cohérence avec le livret. C'est là tout le défi, l'immense défi de la création artistique authentique, qu'aucune brute inculte ne peut évidemment relever.

Quand Mozart a entendu Vivaldi, il n'a pas reproduit les notes de ses partitions en néon clignotant. Il n'a pas non plus déguisé les musiciens en sacs poubelles ou ajouté des gargouillements et des bruits de pots d'échappements à la partition.

Il se l'est d'abord appropriée, cette musique italienne, entièrement et profondément : il est devenu Vivaldi. Puis il l'a transcendée : il est devenu ce que Vivaldi n'avait pas eu le temps ou le talent d'être. C'est cela le Requiem.

 

La conclusion s'impose : un visuel tantôt ravalé au rang de simple redite du livret, tantôt déplacé et inepte, laid et trivial en permanence et sans aucune originalité, est...mauvais. Tout simplement.

Mais alors, pourquoi ? Pourquoi c'est étalage consternant de médiocrité ?

Si on ne veut pas prolonger et servir l'oeuvre de Wagner, alors on crée une oeuvre personnelle, de toute pièce, dotée d'une musique et d'un livret en ligne avec la vulgarité des costumes et la laideur des décors que l'on veut présenter. C'est cela l'honnêteté, c'est cela le courage, et c'est cela le talent.

Mais peut-être la réponse du public sera-t-elle de déserter les salles.

Loin de prendre le moindre risque, on choisit ici une oeuvre dont on sait que la partie musicale est à elle seule suffisante pour déplacer les foules, et on en profite pour y glisser subrepticement ses petites médiocrités, afin de prétendre ensuite que ces médiocrités-là participent du succès du spectacle. Cette stratégie a nom : parasitisme. Dans l'art aussi, cela existe.

On connaît le procédé du détournement, qui consiste à fixer sur des séquences visuelles de classiques du cinéma, des dialogues sans rapport avec eux. Un bon détournement peut être très drôle. Mais il ne prétend pas être l'oeuvre lui-même. Il est autre chose. Il n'est donc ni malhonnête ni parasite.

Ici, rien de tel : c'est un détournement qui ne dit pas son nom, et qui n'est pas même drôle. Un mots vient à l'esprit à son sujet : minable. Cet Or du Rhin devrait s'intituler "d'après l'Or du Rhin", ou "sur la Musique de L'Or du Rhin". Mais dans ces conditions, il serait sans doute plus difficile de bénéficier des larges subventions qui inondent littéralement l'Opéra de Paris.

Car c'est là le coeur du problème : la subvention appelle la médiocrité. Le vrai talent n'a que faire des subventions, il s'auto suffit et il rayonne.

Du talent, les créateurs de cette mise en scène affligeante n'en ont guère. Ils ne sont pas capables de remplir la mission de création artistique qu'exige une oeuvre de Wagner. Ils se parent des plumes du paon sous prétexte de modernité, mais il faut dire ici leur vrai nom : imposteurs.

Les habits neufs de l'Empereur ont la vie dure.


Lire l'article complet, et les commentaires