La chanson française à la Belle Époque

par Fergus
mercredi 9 mai 2012

En cette période très chargée en actualité politique, les moments de détente sont les bienvenus. C’est l’objet de ce petit voyage en musique au cœur de la Belle Époque par le biais d’un modeste florilège. Encore faut-il, préalablement, le replacer dans le contexte du temps...

 

La France est alors gouvernée par un personnel politique de la IIIe République parfois pittoresque, à l’image de Félix Faure, mort d’épectase alors que sa maîtresse, Mme Steinheil, lui prodigue une fellation ; un événement rendu célèbre par la fameuse phrase de Clémenceau : « Il a voulu vivre César, il est mort Pompée ! » Quant à Mme Steinheil, elle y gagne le surnom de « Pompe funèbre ».

Une période au cours de laquelle se développent les idées de gauche sous l’influence de Jules Guesde, Jean Jaurès et Rosa Luxembourg. Premier socialiste entré au gouvernement en 1899 contre l’avis de ses amis, Alexandre Millerand y côtoie le général Gallifet, l’un des massacreurs de la Commune, sous la Présidence du Conseil de Pierre Waldeck-Rousseau, l’homme qui, après avoir fait voter en 1884 la Loi d’autorisation des syndicats, fait promulguer en 1901 la fameuse Loi sur les Associations encore en vigueur de nos jours.

Une France secouée, durant des années, par l’Affaire Dreyfus. Née en 1894, mais seulement portée en 1898 à la connaissance du public par le fameux « J’accuse » de Zola à la Une de l’Aurore, cette pénible affaire judiciaire, dont les relents antisémites se propagent dans des pans entiers de la société, ne s’achève qu’en 1906 en laissant à beaucoup une sacrée gueule de bois.

Aux querelles opposant les dreyfusards aux anti-dreyfusards s’ajoutent celles, parfois violentes, qui enflamment calotins et anticléricaux dans la foulée de l’affaire des Congrégations en 1902. Sous la houlette frustrée du « Petit père Combes » – un ancien séminariste tonsuré mais refusé dans les ordres ! – l’idéal républicain de la France se radicalise, au point de faire naître le long conflit qui débouche, en 1905, sur la Loi de séparation des Églises et de l’État.

Un terreau d’agitation où prospèrent également les idées anarchistes, les revendications royalistes, et l’activisme des ligues nationalistes. Le procès en révision de Dreyfus est d’ailleurs à l’origine de l’un des épisodes les plus cocasses de cette période si riche en faits étonnants : le siège du 51 rue de Chabrol à Paris, où se sont retranchés dans les locaux du Grand Occident de France une douzaine d’individus emmenés par Jules Guérin, chef de file de la Ligue Antisémite et rédacteur en chef de L’Antijuif. Un épisode à l’origine de l’expression « Fort Chabrol ».

Cette France en mutation met en lumière les progrès de la science et des techniques lors de l’ Exposition Universelle de 1900. On s’y presse pour découvrir les merveilles de l’électricité, et des inventions qui vont peu à peu bouleverser les habitudes. Parmi elles, le téléphone, le cinématographe et le phonographe.

Une chambre de bordel à l’Expo universelle

1900 : une année faste car, en marge de l’Expo, sont organisés les Jeux Olympiques de Paris. Absentes d’Athènes quatre ans plus tôt, les femmes sont admises pour la première fois dans la compétition : les Déesses rejoignent les Dieux du stade sur la piste du Pré Catelan. Jamais la France n’obtiendra un meilleur résultat aux JO : avec 101 médailles, dont 26 en or (3 au croquet !), elle écrase Américains et Britanniques devant des affluences record de... 2 à 3 000 spectateurs ! 

Outre-mer, la France est ambitieuse et poursuit ses conquêtes coloniales. Non sans difficultés parfois comme le montre le camouflet de Fachoda (1898) qui ruine, au profit des Britanniques, les ambitions de la France au Soudan. Qu’à cela ne tienne, l’expansion coloniale peut se poursuivre en Asie, et notamment dans les territoires du Tonkin et de l’Annam mis en valeur, à Vincennes, lors de l’Exposition coloniale de 1907 où la foule se presse en nombre pour découvrir le cadre de vie de la « petite Tonkinoise ».

On connaît le goût de Toulouse-Lautrec pour les « bordels », et de fait il a ses habitudes à la Fleur Blanche, un établissement plutôt chic. Les princes et les intellectuels se retrouvent, quant à eux, chez Mme Kelly au Chabanais, la plus luxueuse des maisons closes de la capitale. La « chambre japonaise » du célèbre lupanar fait même l’objet d’une présentation à l’Exposition Universelle ! Mais la vie est loin d’être aussi belle pour toutes ces « dames » qui, dans des dizaines de maisons d’abattage, se livrent le plus souvent à une prostitution sordide imposée par la misère de leur condition.

Tout n’est effectivement pas rose durant cette Belle Époque dont on retient surtout l’insouciance de nos jours : le travail des enfants – parfois très jeunes – y est encore une courante réalité, et il n’existe ni congés ni protection sociale pour les populations laborieuses. La vie est incontestablement très dure et la pauvreté omniprésente. Pire, une menace grandit insidieusement, année après année : dès 1905 les tensions, à la fois politiques et économiques, s’accroissent entre la France et l’Allemagne et font craindre un conflit que certains pressentent inévitable.

En forme d’exutoire face à cette dureté de l’existence et aux nuages qui s’amoncellent sur une paix fragile, nombre de Français prennent le parti de s’amuser. On se divertit devant les prouesses des saltimbanques dans les rues. On se presse, de La Scala de Paris à L’Alcazar de Marseille, dans les cabarets où se produisent les vedettes. On s’entasse dans les travées des music halls – souvent envahies par la fumée des cigarettes – pour applaudir, entre deux chansons, les antipodistes, les ventriloques, les contorsionnistes et même les pétomanes. On chasse les soucis en musique dans les cafés-concerts, les mythiques caf’ conc’, où se succèdent les valeurs montantes de la chanson, ainsi que celles et ceux qui aspirent à le devenir pour sortir des beuglants peu reluisants où l’on ne chante parfois qu’en échange d’un repas.

Dès 1877, Cros et Edison ont déposé les brevets de leurs phonographes et des phonogrammes qui permettent l’enregistrement. Mais il faut attendre 1887 pour que Berliner, le fondateur de la mythique Deutsche Grammophon, remplace la fragile cire par un rouleau de zinc. Quelques années plus tard, en 1895, naît la non moins mythique maison Pathé. Ce n’est véritablement qu’à ce moment que, des années après le pionnier Bruant, les artistes acceptent d’enregistrer. Mais tous ne font pas la démarche, et c’est ainsi que l’on ne connaîtra jamais la voix de deux immenses vedettes de la Belle Époque : Ouvrard et Paulus. Mais il est temps d’écouter ces artistes, enregistrés pour certains il y a plus de... 130 ans !

Elle tortille son koff

Et tout d’abord, comme Mayol en 1902 dans Viens Poupoule, « direction les galeries à 20 sous », en se dépêchant « pour être bien placé car il faut [...] entendre tous les cabots ». Un Mayol que l’on retrouve avec plaisir dans « une danse nouvelle », La Matchiche, espagnolade coquine de 1905.

L’exotisme est d’ailleurs très apprécié, et l’on cherche l’inspiration beaucoup plus loin que dans la péninsule ibérique. En Asie notamment, comme le montre La petite Tonkinoise enregistrée par Polin en 1906 ; une Tonkinoise qui est en réalité « une Anna, une Annana, une Annamite » répondant au nom évocateur de... Melaoli. Mayol, encore lui, préfère se tourner vers l’Afrique, dans une manière petit nègre Banania qui choquerait aujourd’hui : écrite dans l’air du temps sur un ton comique, A la cabane bambou (1905) est avant tout une chanson nostalgique. Retour en Asie en 1911 avec Charlus ; La Baya (ici chantée par Riquita) sait attirer l’attention : « Viens voir comme en Chine on sait aimer au pays bleu, Chin’ chin’ chin’ je serai câline » ; comment résister ? Reste le charme slave : avec La Malakoff, enregistrée en 1911, Charlus fait dans le grivois comique délibérément lourdingue, mais il plait incontestablement au public que cette jeune étudiante en chimie « tortille son koff sur un air de moujik ! ».

L’humour est d’ailleurs omniprésent dans la chanson de la Belle Époque. Pas toujours très fin – mais le public est là pour rire sans retenue –, il aborde tous les sujets sur des airs souvent très séduisants. Écoutons Paul Lack dans Il a tout du ballot (1912), qui met en boîte ceux qui ont des « asticots dans l’ ciboulot », ou dans La jambe de bois (1909), dont est équipée cette pauvre Suzanne de Nanterre. Un Paul Lack que l’on retrouve, sur l’air de La Paimpolaise, dans Le jardin des plantes aquatiques (1910), une désopilante visite du zoo, submergé par la crue de la Seine en 1910, où l’on assiste à un « fauve qui peut » tandis que les zèbres, ayant déteint, se plaignent « en langage zébreux ». Humour encore avec les déboires fiscaux : écoutons Paul Lack dans La polka des pauvres contribuables (1910) plaindre, sur des paroles d’Aristide Bruant, les « pauv’ con, pauv’ contribuables » essorés pour garnir « l’assiette au beurre ».

L’humour militaire est également très présent, notamment dans le répertoire d’Ouvrard, le chanteur qui popularisera le genre comique troupier entre les deux-guerres. Mais avant 1914, d’autres que lui tiennent la vedette dans ce registre, et notamment Polin, parfaitement idiot dans L’anatomie du conscrit (1905), de même que Paul Lack dans la bavarde Ah, je l’attends (1907) « celle que mon cœur aime tant ».

Toujours dans le registre militaire, mais beaucoup plus sérieux et nettement plus lyriques, les accents de Bérard. Dans Le rêve passe (1907), c’est aux soldats napoléoniens opposés à « l’hydre au casque pointu  » qui, « sournoisement s’avance » qu’il rend un vibrant hommage. Dans Chargez ! (1907 également), c’est le courage « des dragons, l’œil en feu » qu’il met en valeur : « sabrez sans pitié, sans quartier, malgré les balles, la mitraille, cet ennemi qui, trop altier, nous raille » lance-t-il de sa voix de stentor. Succès garanti dans un pays encore marqué par l’humiliation de 1870. Hommage d’un autre genre, celui que Montéhus rend en 1907 au 17e de ligne dont les soldats, envoyés mater une révolte des vignerons du Midi, refusent les ordres et mettent la crosse en l’air.

L’odeur de rousse qui donne le frisson

Impossible de passer sous silence les chansons grivoises, très prisées du public de la Belle Époque. Parmi elles, La levrette de la marquise, enregistrée par Gabin père en 1903, où le toutou « la salue d’élégante manière, d’abord par devant, ensuite par derrière », Chandelle est morte par Adeline Lanthenay (1909), au titre si évocateur, ou bien encore la superbe Suite d’ascension de Miller (1910), ou comment s’envoyer en l’air au propre comme au figuré.

La Machtagouine, « chansonnette auvergnate » gravée par Ouvrard en 1897, appartient quant à elle à la tradition régionaliste, tout comme La Paimpolaise (ici chantée par Maréchal), enregistrée en 1906 par un Botrel pas très respectueux de la réalité topographique : il n’y a jamais eu de falaise à Paimpol ! Autre célèbre chanson du temps, encore très prisée dans le nord de la France : Le P’tit Quinquin, créée en ch’timi par Desrousseaux en 1903 (pas de lien).

La Belle Époque ne faisant pas exception à la règle, la chanson romantique y tient une large place, notamment en cette année reine de 1909 qui voit graver quelques-uns des plus beaux titres du romantisme musical. Tandis que Le cœur tzigane « s’exalte appassionata », affirme Bérard, Le cœur de Ninon, si l’on en croit Adeline Lanthenay, « à tout venant se prête, mais ne se donne pas ». Affaire de cœur toujours, mais dans un registre bucolique pour Melgati qui reprend un succès de 1882 : « Quand le vent soufflera sur la verte bruyère, nous irons écouter... » La chanson des blés d’or. « Pour vous obliger de penser à moi, d’y penser souvent, d’y penser encore », chante de son côté Perval dans le magnifique Envoi de fleurs.

1909 voit aussi un débutante graver deux titres chez Odéon : C’est une gosse et Fenfant d’amour. Cette jeune Bretonne chante sous un bien joli pseudonyme, Pervenche, qui ne l’empêche malheureusement pas de sombrer**. Revenue de l’enfer dans les années 20, elle fera carrière sous le nom de... Fréhel.

Autre géant et pionnier de l’enregistrement, immortalisé par Toulouse-Lautrec : Aristide Bruant. « Tas d’cochons, tâchez de brailler en mesure ! » lance-t-il aux spectateurs venus l’entendre. Un Bruant à qui l’on doit de nombreuses histoires – notamment de julots, de gagneuses et d’apaches –, toutes placées dans des quartiers différents. Á la Bastille par exemple dans Nini peau d’chien (1890), une femme « à l’odeur de rousse qui donne un frisson ». Ou Á Montmertre, fatal à un père, emporté par le « trois-six » et « la verte »***, et suivi par la mère qui « se laisse choir » sur le boulevard Rochechouart. Un Bruant repris par d’autres artistes comme Yvette Guilbert qui nous conte en 1907 l’histoire et la triste fin d’un gars Á La Villette  : « La dernière fois que je l’ai vu, il avait le torse à moitié nu et le cou dans la lunette... »

1914. On fredonne encore Frou-frou, créée par Lucile Panis en 1908, Si tu veux... Marguerite, gravée par Fragson en 1913, ou La valse brune enregistrée en 1911 par Resca, et reprise ici, bien des années plus tard, par Georgette Plana. Mais la tension monte de part et d’autre du Rhin. Soudain, l’orage est là : Henries, sur un ton martial, chante « le cri que l’on vient de lancer » : C’est la guerre  ! Aussitôt, les prix flambent, « chez l’ charcutier, chez l’bougnat » et même chez la grande cocotte qui, « au lieu d’quinze sous, vous prend un franc ». On reste malgré tout léger : l’ennemi est encore loin, les champs de Verdun sont encore verts, et les talus du Chemin des Dames parsemés de fleurs...

* Futur auteur de La Butte rouge (1919)

** Cf. Splendeur et déchéance : Fréhel, 60 ans déjà !

*** Le « trois-six » était un alcool de Normandie, et « la verte » le surnom de l’absinthe

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