La décadence de l’industrie phonographique

par Charles Bwele
vendredi 7 juillet 2006

À moins d’une drastique et douloureuse réinvention d’elles-mêmes, les majors de la musique échoueront inéluctablement dans les sables mouvants de « l’ère du temps ».

Au nom du peer

Selon une étude du CREDOC datant de 2005 (1), un bon tiers des adolescents et une solide moitié des jeunes adultes avouent télécharger régulièrement de la musique gratuite sur les plates-formes peer-to-peer (Kazaa, eMule, Shareaza, BitTorrent, etc.), le verrouillage électronique de la plupart des titres commerciaux y étant pour beaucoup. Par ailleurs, notre système économique n’est-il pas mu par la recherche du moindre coût ? Des études similaires dans plusieurs pays de l’OCDE ont abouti à des conclusions très voisines.

Endiguer le peer-to-peer relèvera d’une mission hautement impossible. Cette technologie a permis aux cybernautes d’engendrer, sans la moindre intervention d’une firme du loisir numérique, une médiathèque en ligne aux essors infinis. Un bond technico-sociétal comparable à l’invention de l’imprimerie. Le P2P suscite également l’adhésion croissante des FAI, des câblo-opérateurs, des éditeurs de logiciels et de jeux vidéo. Dans le secteur scientifique et médical, c’est une solution distributive viable pour le stockage et le téléchargement de volumes colossaux de données. Les réseaux cryptés P2P ad hoc intéressent hautement les laboratoires militaires d’informatique et de robotique. Les dérivations et les synergies de cette icône du distributed computing & networking n’en sont donc qu’à un stade embryonnaire.

Pour les pays du tiers-monde, la combinaison logiciels libres-P2P est une véritable aubaine tous azimuts. Dans les sillages d’un Empire du Milieu diversifiant ses approvisionnements énergétiques intercontinentaux et des entreprenantes diasporas commerçantes chinoises, la firme Huawei inonde les marchés du Sud de téléphones fixes/mobiles compatibles WiFi-Wimax. Corollairement, elle conclut des partenariats technico-commerciaux avec des opérateurs télécoms-FAI locaux afin de développer des réseaux hertziens d’Internet rapide, beaucoup plus économiques et efficaces dans des pays où les infrastructures filaires sont très souvent vétustes, voire inexistantes. À Douala, le joint-venture anglo-franco-singapourien Kolam Partnership installe des bornes WiFi-Wimax à énergie solaire dans les lampadaires stratégiques (axes les plus fréquentés, quartiers densément peuplés, zones commerciales) afin de mailler la métropole portuaire camerounaise en noeuds de connexion Internet sans fil. La Chine, l’Espagne, le Nigéria, la Jordanie et le Qatar ont manifesté un vif intérêt pour cet ingénieux dispositif.

Les bazars d’électronique proposant PC clonés ou recyclés à 200 euros pièce et accessoires informatiques made in China/India, sont pris d’assaut par les classes moyennes urbaines d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie centrale-septentrionale, qui découvrent l’informatique domestique et l’Internet haut débit à peu de frais. Des quartiers entiers de Caracas, de Lagos ou de Djakarta manquent d’eau courante, mais on y trouve les derniers photophones à la mode et des Wintel de troisième main USB-connectés à des mobiles Wimax de manufacture chinoise, mettant à jour leurs versions de Firefox, d’OpenOffice, de eMule, de BitTorrent. Après avoir pris le train de la téléphonie mobile en marche à la fin des 90’s, les nations en développement rejouent apparemment le même scénario avec l’Internet haut débit.

Les consomnauteurs : ces moutons qui chient de l’herbe (2)

L’ère du consomnauteur est aussi celle d’une e-conomie du don et de la réciprocité où la valeur d’usage d’une oeuvre numérique l’emporte sur sa valeur marchande. Pour le programmeur-développeur, le freeware au code source ouvert autorise plus de modifications et d’améliorations [versions personnalisées, patchs, add-on, plug-in] qu’un logiciel propriétaire ; d’où la fantastique adaptabilité du système Linux et le remarquable attrait des logiciels open source. Plutôt qu’un titre commercial verrouillé, l’audionaute préfère nettement le MP3 du podcast/P2P, transférable à volonté sur son PC et sur son téléphone-baladeur 3G. Aux yeux et aux oreilles du virtual DJ, la vraie liberté artistique réside dans des morceaux libres de droits réutilisés, retransformés puis uploadés. Liberté d’autant plus importante que le DJing (turntablisme, sampling, remixage), berceau des musiques électroniques, irradie fortement notre culture instrumentale depuis les 80’s. Ces propensions, quasi inconcevables ou marginales sous le royaume du offline, entrent en éruption dans l’empire du online.

Côté artistes, le podcasting n’est pas seulement le triomphe de la mise en scène de soi (egocasting), il a conféré des caractères de spontanéité et de gratuité à la création-diffusion musicale (democasting) qu’interdisaient les technologies analogiques ou semi-numériques [AAD, ADD]. Les home studios, la musique assistée par ordinateur et les gratuiciels d’édition audio, autrefois confinés à un public professionnel et aujourd’hui utilisés par tous les i-musiciens, accélèrent et fluidifient la chaîne master digital-MP3-Web. Côté audionautes, c’est une féroce addiction au média musical mobile à la carte, qu’on fabrique soi-même grâce au flux RSS. Par bien des aspects, P2P et podcasting, foyers incandescents de l’e-conomie du don et de la réciprocité, ont réhabilité troc, nomadisme, tribus et clans. L’i-génération serait-elle une lointaine fille des âges farouches ?

Réponse : oui. Car, lentement et sûrement, elle a instauré la gratuité généralisée : 2% de titres commerciaux sur 1 milliard de fichiers audio téléchargés dans l’hexagone en 2005 !...Et ceci malgré les succès réels des plates-formes payantes iTunes et Napster (3). Illégale ou pas, il faudra bien qu’Etats et industries du divertissement composent avec cette incontournable réalité. Le marché des baladeurs numériques, des mobiles multimédia 3G et des disques durs externes s’en accommodent fort bien. Jusqu’aux fabricants de chaînes HiFi qui intègrent de plus en plus des entrées USB dans leurs modèles...

Guerre froide

Un immense fossé philosophique sépare infomédiaires et consomnauteurs d’une part, majors de la musique d’autre part.

Les infomédiaires [GYM : Google, Yahoo !, Microsoft, et bientôt Myspace] n’ont qu’une mission : générer autant de trafic que possible sur leurs portails. Raison pour laquelle ils se muent en agrégateurs de contenus (e-mails, actualités, musique, vidéo, voyages, finances, géo-cartographie, weboffice, mobile, etc.) et en métarégies publicitaires. 24 heures de Web sans les GYM, c’est comme une journée de finance mondiale sans Wall Street.

Le podcaster est en quête perpétuelle de métamusique instantanée, collectionnant des flux ultra-personnalisés d’actualisation. L’i-musicien qui vise un horizon plus large que l’égocasting, doit optimiser sa visibilité électronique et/ou la téléchargeabilité de ses oeuvres numériques en mixant habilement les outils du média participatif et du P2P. D’ores et déjà, quelques plates-formes peuvent largement combler leurs attentes : BNflowers repose entièrement sur un e-marketing viral à base de RSS podcast, Jamendo sur le P2P, et Myspace sur le média participatif complet (blog, vlog, podcast, réseau social). D’où la ruée des jeunes talents vers ces ruches pour abeilles i-musicales, parfois rampes de lancement vers le grand public [the Arctic Monkeys, Sandi Thom et Mélanie Pain, pour ne citer qu’eux]. Preuve que gratuité et création artistique font très bon ménage.

Bien avant l’apparition du disque vinyl et de la cassette, l’industrie phonographique réalisait déjà de juteux profits grâce aux spectacles et à la radiodiffusion. De leur apogée à la fin de leur vie, Marlène Dietrich, Louis Armstrong et Tino Rossi vécurent très confortablement. Leurs producteurs et leurs managers aussi. L’hiver dernier, des concerts historiques des Rolling Stones à Rio de Janeiro et à Shangaï, financés par les municipalités et des chaînes TV locales, ont rassemblé plus d’un million de spectateurs. Les auditeurs sont prêts à faire des kilomètres et à payer cher pour « voir en vrai » leurs artistes préférés. La publicité, les subventions étatiques, les contributions des fans et les donations permettront de financer des représentations publiques, dont les bénéfices seront prioritairement destinés aux i-musiciens. La gratuité cyberculturelle ne signe donc point la fin de la culture marchande, camarades. Au contraire, ce n’est qu’un éternel recommencement.

Revenons au fossé philosophique dans notre Web 2.0. On l’a vu, infomédiaires et consommauteurs pensent en termes de flux et d’acteurs (trafic, e-pub, RSS, téléchargements, buzz) traitant et recyclant l’information avec une remarquable habileté, récupérant et adaptant toute innovation netware à leur profit, et apprivoisant efficacement la gratuité. Les multinationales phonographiques, structures fondamentalement industrielles, raisonnent en termes de produits, de clients et de marché de masse, figées qu’elles sont dans une culture managériale qui fit ses preuves durant tout le XXe siècle mais obstrue aujourd’hui leurs capacités de prospective et d’adaptation. Par le jeu des DRM, elles espèrent réintroduire dans les oeuvres immatérielles l’effet de rareté inhérent aux supports physiques (disque vinyl, CD) et rétablir leur assise économique et stratégique d’antan.

Surveiller et punir

Mais, plus que décidées à en découdre avec les audionautes, majors et parlementaires décrètent la loi martiale (cf. DADVSI dans le cas français). Objectifs : réprimer toutes les technologies d’échange et de coopération, fidéliser le client par des méthodes coercitives, réglementer les accès aux contenus et contrôler en ligne leurs usages privés. Outils : spywares, encodages et incompatibilités logicielles, représailles judiciaires. En outre, les firmes phonographiques semblent avoir oublié que plaisir et confort sont à la consommation musicale ce que séduction et charme sont à l’aventure érotique. Truffée de mesures de techniques de protection, l’oeuvre numérique commerciale (acquise légalement !) n’offrira à l’utilisateur qu’un usufruit limité. De fait, l’auditeur sera surtout propriétaire d’une bigbrothérienne épée de Damoclès forgée par les PDG du DRM. Quant au musicien, l’époque où il était universellement audible sera complètement révolue. Foucault, Orwell, réveillez-vous : Ubu a été fait roi de la culture et du divertissement ! Musicien et auditeur devront-ils impérativement recourir à une cour de cassation afin d’obtenir satisfaction ? Un modèle kafkaïen du droit d’auteur se mettrait-il en place ?

Toutefois, la virtualisation donnera encore plus de fil à retordre aux majors. Ce merveilleux procédé transformera systèmes d’exploitation, applications logicielles et oeuvres culturelles en flux permanents inondant la toile grâce aux connexions très haut débit par fibre optique. Un phénomène qui renforcerait d’autant les infomédiaires, pénaliserait gravement le marché des mémoires physiques (CD, DVD, disques durs externes) et bouleverserait radicalement les domaines hardware, software et netware. Microsoft, Intel, IBM, Dell, AMD et Cisco sont déjà sur la voie rapide des network computers, ordinateurs sans disque dur fonctionnant très efficacement avec des systèmes d’exploitation en réseau local ou en ligne [OS web]. Alors, pourquoi pas dans un futur proche des tables de mixage en ligne ou des e-labels reposant sur des architectures computationnelles et/ou connectiques massivement distribuées, à l’image du programme SETI@home, du logiciel de netphonie Skype ou des plates-formes P2P ? Qu’adviendront les superforteresses législatives et technologiques type EUCD, DADVSI et DRM dans cet océan binaire ?

À moins d’une douloureuse et profonde réinvention d’elles-mêmes, les divisions blindées de la musique demeureront donc mécaniquement lourdes, difficilement manoeuvrantes, seront constamment devancées par l’évolution technico-sociétale et chroniquement harcelées par de multiples forces de réaction rapide : infomédiaires, P2Pistes, consommauteurs, cyberpunks, développeurs de gratuiciels (audio)...

Les licences Creative Commons, les plates-formes de musique libre et gratuite, l’univers des podcasts : tout cela forme un audiosystème solaire en pleine maturation, où foisonneront des modèles ouverts et inclusifs de la propriété intellectuelle, plus adaptés aux méthodes créatives et aux pratiques consuméristes de l’Homo Digitalus. Le musicien veut d’abord être entendu, l’auditeur veut d’abord l’écouter ; librement et sereinement. Grâce à l’inclusivité des droits, leitmotiv de la conquête cyberculturelle, l’i-génération ne passera pas à côté des choses simples.

(1) Publiée dans Le Monde du 14 octobre 2005

(2) Howard Rheingold, Foules intelligentes. La révolution qui commence, (M2 Éditions, 2005)

(3) Selon l’Institut GFK. Alternatives économiques, numéro 248, juin 2006.


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