La fête, au Palais des Beaux-Arts de Lille, comme si vous y étiez !

par Vincent Delaury
vendredi 27 juin 2025

Grosse fête à Lille, au Palais des Beaux-Arts (dans le cadre de la 7ᵉ édition de Lille3000, dont le mot d'ordre est justement «  Fiesta  » cette année), avec l’expo collective et patrimoniale, reconnue «  d’intérêt national  », «  Fêtes et célébrations flamandes (Brueghel, Rubens, Jordaens…)  », et ce jusqu’au 1er septembre prochain. En prime, on a un solo show du grand contemporain, expert en vertiges optiques (Éclats en Échos), Felice Varini. Vous pouvez y aller les yeux fermés  ! Enfin, les yeux grands ouverts, ainsi que les oreilles : c’est pas mal non plus.

Commissariat général  : Juliette Singer, directrice de l’institution, à qui l'on doit, à l’hiver 2023, l’expo chorale formidable «  Le Paris de la modernité (1905‑1925)  », qui nous plongeait, avec gourmandise et précision, dans la Belle Époque et les Années folles. Elle retraçait la frénésie créative et technique de Paname - entre ready‑mades, costumes flamboyants, aéroplanes et cafés dansants - et faisait écho à l’âme festive et cosmopolite de Paris, toujours en effervescence. Ici, de la même manière - sauf que l'on change de cadre géographique, de populations et de repères temporels -, on s’y régale tout autant, comme si on entrait, nous aussi, dans la ronde des sentiments et la danse tous azimuts, dans toutes ses formes, entre le XVIᵉ et le XVIIᵉ siècle  ; beaucoup de fêtes champêtres, de froufrous coquins et de farandoles fantasques. On pense souvent à l’expo récente des fous au Louvre, «  Figures du fou  : du Moyen Âge aux Romantiques  », du 16 octobre 2024 au 3 février 2025, avec les multiples tableaux, minuscules ou majestueux, accrochés, allant de la France aux Flandres (Belgique + Pays‑Bas, sachant qu'une partie de l'Hexagone, à l'époque, en faisait également partie), en passant par l’Allemagne, l’Autriche et la Suisse, choisis avec une précision d’orfèvre. Digne de… Wim Delvoye  ! Mais où sont les cochons tatoués, pardi ? Je blague. 

Malgré, en ce temps-là, les guerres multiples et leurs corollaires inévitables (famines, estropiés, etc.) - bien sûr, les échos avec la période contemporaine fort troublée sont légion -, la fête, faisant battre les cœurs et souvent se croiser citadins et villageois, petites gens et Géants, jeunes et vieux, riches et pauvres, était très présente dans la vie de tous les jours. Elle servait de soupape pour continuer à vivre, pour mieux défier, sourire aux lèvres (l’humour comme politesse du désespoir), le fatalisme de rigueur et la tragédie rugueuse du réel.

Géant ! Vue d’ensemble de l’exposition «  Fêtes et célébrations flamandes (Brueghel, Rubens, Jordaens…)  » au Palais des Beaux-Arts de Lille

Quel curieux paradoxe, me direz-vous, de fêter les fêtes d'antan, tour à tour spontanées et sophistiquées, éruptives et diplomatiques, alors que l'on vit actuellement dans un contexte international des plus tendus, voire profondément alarmant, avec des conflits meurtriers aux quatre coins du monde et la menace potentielle d'une Troisième Guerre mondiale. En fait, pas tant que ça, et c’est ce que montre cette expo‑somme, en nous rappelant que ces «  Pays‑Bas du Sud  », auxquels la cité de Lille appartenait alors, n’étaient épargnés par aucun cataclysme (n’oublions pas que c'était une époque où l'on mourait jeune, la médecine était loin d’accomplir des prouesses, et il fallait donc profiter au maximum de la vie)  : la guerre y a fait rage pendant plus d’un siècle – la guerre de Quatre‑Vingt Ans (1568‑1648), marquée par une succession de guerres civiles, révoltes et campagnes militaires entrecoupées de trêves –, à cela s’ajoutent les conflits religieux profondément meurtriers et les épidémies, partout, des villes aux campagnes.

Juliette Singer, Directrice du Palais des Beaux-Arts de Lille et commissaire générale de l’exposition «  Fêtes et célébrations flamandes », juin 2025, ©photo in situ VD

Pour autant, en préface du catalogue, Martine Aubry, ex-mairesse socialiste de Lille, démissionnaire depuis quelques mois, précise que la fête, dans le passé mais aussi aujourd’hui (la programmation s'étend de la gare Saint‑Sauveur au musée de l’Hospice Comtesse, tout en passant par son cœur battant, la très riche exposition «  Fêtes et célébrations flamandes  » au Palais des Beaux-Arts), «  a été l'expression d'une résilience collective, une façon de conjurer la peur en célébrant ensemble la joie de vivre  ». La fête, en battant manifestement son plein, s'est faite, poursuit-elle, «  réponse vitale à la noirceur du quotidien. (…) Cette exposition est un voyage à travers le temps  : elle nous rappelle combien nos traditions festives sont ancrées dans l'histoire et combien elles continuent de nourrir notre présent. Voilà sans doute pourquoi les kermesses campagnardes de Brueghel, les fêtes mises en scène par Rubens et les joyeuses tablées de Jordaens nous semblent si proches et si vivantes. Ces scènes animées résonnent en nous aujourd'hui comme un écho à notre propre besoin de nous retrouver, de rire, de danser et de partager.  » Et lorsque l'on interroge sur place Juliette Singer, elle confirme  : «  La sélection que nous présentons, fruit d’une coopération avec les musées belges, hollandais et français, révèle le sens profond de la fête dans les anciennes Flandres. Celui d’être un exutoire aux nombreuses vicissitudes.  » La fête, précise-t-elle, sur fond de résilience et de célébration de la danse, passant outre l’insouciance de prime abord afin d’affirmer face aux temps anciens ou présents que nous vivons la volonté de ne pas plier, «  constitue un moment crucial pour relâcher les tensions et renforcer le tissu social.  » Nous voilà prévenus  ! 

Une expo-somme pour vivre et célébrer la fête

Au sein d’une étonnante scénographie, conçue par Nathalie Crinière, qui s’inspire malicieusement des maisons à pignons - marqueur de l’espace public dans ce bassin culturel -, le parcours offre aux visiteurs, sans oublier de les accompagner pédagogiquement pendant toute la visite via un petit plan très clair et un livret Parcours Enfants gorgé de clins d’œil (où les fêtes historiques sont racontées aux enfants), un ensemble d’une richesse exceptionnelle à savourer, avec plus d’une centaine de pièces qui se donnent à voir : des peintures bien sûr, mais également des gravures, des dessins et des realia - ce ne sont pas des représentations ou des imitations, mais les objets eux-mêmes - tels que des instruments de musique, pichets pour servir le vin et céramiques, provenant majoritairement d’institutions belges et françaises, parmi lesquelles les Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique et le musée du Louvre, et d’autres musées internationaux. Franchement, on ne sait plus où donner de la tête tant c’est foisonnant, à s’en mettre la tête à l’envers !

Vue d’ensemble de l’expo «  Fêtes et célébrations flamandes » avec, à gauche, une arbalète de confrérie du Nord de la France, XVIIe - XVIIIe siècle, bois, acier, laiton. Wervik, Collection Jan Soetaert

Et que ça boit, et que ça ripaille, et que ça trucide, et que ça fornique à tout-va, et on en passe. Une cohue informe et bigarrée, brassant princes et populace (le moindre cul-de-jatte n’est jamais oublié), se présente devant nous, à coups de carnavals, de petits théâtres urbains éphémères avec Arlequin et Colombine de circonstance, de mardis gras, de fêtes des rois, de kermesses et de joyeuses entrées avec arcs de triomphe et géants gargantuesques ou banquets princiers auxquels chacun est convié, du riche guindé au cou serré par une fraise digne de La Folie des grandeurs au pauvre sbire, à queue de renard pendant dans son dos, sans le moindre sou (d’autant plus que la dîme est déjà passée par là), et le moindre détail, avec notamment la précision chirurgicale de la peinture flamande d’antan, se distingue par une précision vériste remarquable, où chaque élément, aussi infime soit-il, est rendu avec une minutie quasi tactile, révélant une quête de vérité sensible et matérielle. Et on imagine vite quel défi ce fut pour les artistes que de rendre, la plupart du temps avec maestria, ce chaos apparent, grouillant et grondant, au bord de l’anarchisme débridé (néanmoins l’Église veillait souvent au grain et, soit dit en passant, la vigilance n’en demeurait pas moins : des hommes en armes veillaient sur les grandes manifestations).

Une nature morte qui met bigrement en appétit ! Attribuée à Hans Francken (1581-1624), « Nature morte aux crêpes, gaufres et cougnole », huile sur bois, Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique

Heureusement, formidablement bien conçue, cette expo, constituée en quatre parties distinctes, annoncées par des couleurs de cimaises différentes (respectivement bleu nuit, rouge terre, vert et rouge vif), ayant pour titres génériques « Introduction : Guerre et fête », « Fêtes et cérémonies urbaines », « Kermesses, noces et fêtes villageoises » et « Fêtes de cour, fêtes des rois  », permet d’y voir, dans tout ce tintouin (la toute dernière pièce nous plonge dans un bain sonore adéquat, nous faisant presque croire que nous partageons la table avec les joyeux fêtards s’éclairant en peinture), bien plus clair. Car il y avait certes la fête, vue à travers son pur prisme de divertissement (il s’agit de vivre la fête comme exutoire et de célébrer la vie en cédant à tous ses caprices et plaisirs), mais, au-delà de l’imagerie festive proposée par séquences euphorisantes, le circuit nous invite à soulever bientôt le bord de l’image, peinte, tissée ou gravée, pour découvrir ce qui se trame dessous.

Pays-Bas méridionaux, gobelet à surprise appelé aussi gobelet à moulin ou en néerlandais « Molenbeker », XVIIe siècle. Argent, or et verre. Lille, Musée de l’Hospice Comtesse, Achat Edmond Lagille

Sans nul doute, à travers l’explosion collective des fêtes flamandes aux XVIe et XVIIe siècles, prenant place dans une société hyper hiérarchisée et corporative, la fête s’avère un fort moteur moral et politique : aux Pays-Bas, les riches princes et rois multiplient les fêtes pharaoniques afin d’asseoir leur réputation et d’en mettre plein la vue (c’est bon pour leur image de marque et pour signaler, aux yeux de tous et notamment des cours étrangères, leur grande richesse d’apparat ; par ailleurs, l’État-spectacle puise abondamment dans les coutumes locales, faisant des solennités un moyen de négociation entre les différents niveaux d’autorité). En outre, les multiples représentations de ces célébrations montrent aussi comment l’État et l’Église tentent, à l’époque, de réguler les excès festifs. Alors, dans le hors-série de Connaissance des Arts, « Fêtes et célébrations flamandes », quand on demande aux deux commissaires scientifiques de cette expo, Blaise Ducos et Sabine van Sprang, ce qu’il faut retenir de cette expo, en termes de qualité d’œuvres et d’aspect inédit de la chose… festive, ils répondent, de concert (en page 13) : « Des chefs-d’œuvre des plus grands maîtres y sont présentés : Pierre Bruegel l’Ancien, Pierre et Jan Brueghel, Jacques Jordaens, Rubens... Mais nous avons aussi réuni des pièces inattendues. Comme l’immense tapisserie d’après Bernard van Orley, somptueuse, qui représente la légende de Notre-Dame du Sablon, qui serait à l’origine de l’Ommegang de Bruxelles. Mais aussi deux têtes de géant, de deux mètres de hauteur chacune. Ou encore un magnifique gobelet à surprise, certainement la propriété d’un homme aisé, sur lequel est représenté un meunier pourchassant un soldat. Seules les contributions d’institutions comme le musée du Prado à Madrid, le Kunsthistorisches Museum à Vienne, les différents musées d’Anvers, la Bibliothèque royale de Belgique et le musée d’Art et d’Histoire à Bruxelles, et bien d’autres encore, pouvaient permettre la réalisation de ce projet à la dimension européenne. »

À table !

Pour ma part, je suivrai modestement, n’étant pas — je le reconnais aisément — un expert de cette période-là, le fil du parcours proposé en distinguant, à chaque fois, par section, une ou deux œuvres caractéristiques, permettant d’entrer, me semble-t-il, de plain-pied dans ces fêtes historiques, à travers certes tout leur faste grandiose, tout en nous permettant, par la même occasion (ou faire d’une pierre deux coups), d’en saisir la substantifique moelle, car, comme le rappelle Juliette Singer, au sein de la préface du hors-série CdesA précédemment cité, ces « fiestas », nourries de valeurs précieuses telles que la mixité et le sens du collectif, « résonnent encore aujourd’hui et sont finalement universelles, à travers les valeurs humaines qu’elles incarnent.  »

Faire bombance malgré les horreurs de la guerre

École des Pays-Bas méridionaux, « La Furie espagnole à Anvers en 1576 », 1576-1585, huile sur toile, Anvers, Collectie MAS / Museum aan de Stroom

Le tout début de l'expo est stupéfiant. On découvre pêle-mêle, dans une vaste composition picturale, un amoncellement de corps morts et abandonnés ; cela représenterait un massacre de masse avec, au premier plan, des corps nus de femmes et d’enfants ; plus loin, des tueurs achèvent un homme. Dans la rue (cela se passerait vraisemblablement à Anvers, une ville que l’on rencontrera de nouveau plus tard dans le chapitre deux du parcours), la tuerie, comme à perte de vue, façon all-over avant l’heure, se déroule devant un horizon de flammes. Le tableau porte d’ailleurs bien son nom : il s’intitule La furie espagnole à Anvers en 1576 ; du 3 au 7 novembre de cette année-là, une partie de la soldatesque d’occupation a mis la cité à sac, faisant sans doute plus de 8 000 morts. Les bâtiments de la Grand-Place, l’hôtel de ville sont incendiés. Aucun détail du massacre n’est épargné au spectateur. L’artiste peintre (anonyme — cette toile appartient à l’École des Pays-Bas méridionaux), se faisant, et il est loin d’être le seul, le témoin de son temps : on découvre une scène nocturne littéralement jonchée de cadavres ; les soldats (espagnols, qui se mutinent faute d’être payés) entrent chez les habitants pour tuer, piller, violer, ripailler. Jetés dehors dans leur sommeil ou défenestrés, certains se réfugient sur les toits. Une horreur au-delà de toute mesure ! Quelle singulière entrée en matière, alors qu’on attendrait, au vu du thème annoncé (fêtes flamandes et compagnie), à voir de la joie partout.

Pierre Bruegel l’Ancien (1525/30 - 1569), « Les Mendiants », dit aussi « Les Culs-de-jatte », 1568, huile sur bois, Paris, musée du Louvre

Cette toile, avec également la bien connue Les Mendiants, en provenance du Louvre, dite aussi Les Culs-de-jatte (1568), par Pierre Bruegel l’Ancien, montrant de pauvres invalides - conséquence de la guerre ? - portant une étrange veste à queues de renard, faisant l’aumône, inaugure la partie « Guerre et fête », au sein de laquelle les peintres choisis, tels des journalistes sur le terrain documentant le réel afin de se souvenir des atrocités commises, montrent cette douloureuse réalité chaotique à travers des tableaux savamment composés, multipliant scènes de pillage, épouvantables sacs de villes, brigandage, batailles rangées, villages ou églises en jeu, de jour comme de nuit, et déplacements de populations. En fait, l’espoir de la paix, tant attendue, ressurgit avec la représentation de la fête.

Et, comme le précise finement la conservatrice Juliette Singer : « Les noceurs des XVIe et XVIIe siècles représentés par les peintres - et qui sont même à l’occasion des autoportraits - ont presque tous connu la famine, la misère ou les épidémies. En ces temps troublés, ces fêtes relèvent donc d’un élan vital : exutoire face aux violences et à la morbidité ambiantes, elles témoignent d’un besoin d’autant plus pressant de profiter de la vie que celle-ci était souvent courte. La force de cette exposition est d’aborder les fêtes sous un angle endogène et de révéler leur sens profond : en permettant de se retrouver tous ensemble et de s’unir, le temps d’un moment partagé, elles jouent un rôle essentiel au sein de la communauté. » Voilà qui est dit, et bien dit.

David Teniers le Jeune (1610-1690), « L’archiduc Léopold Guillaume tire l’oiseau au concours des arbalétriers de Saint-Georges à Bruxelles en 1651 », 1652, huile sur toile, Vienne, Kunsthistorisches Museum, Gemäldegalerie

« Fêtes et cérémonies urbaines ». Partie deux (c’est la section la plus étoffée de l’exposition, et pour cause : la fête s’en donne à cœur joie, en diversifiant au maximum ses représentations on ne peut plus fastueuses). On peut en distinguer au moins trois, en ce qui concerne ces fêtes et ces cérémonies urbaines des Pays-Bas méridionaux aux Temps modernes : les Joyeuses Entrées et réceptions princières ; les fêtes religieuses ; l’Ommegang (ou grande procession religieuse et civique mêlant dévotion, folklore et faste, organisée en l’honneur d’un saint patron ou d’un événement important) ; et le concours de tir à l’oiseau des corporations dites militaires, auquel le prince ou son représentant était régulièrement invité, formant alors, dans un curieux mélange entre le sacré et le profane, le solennel et le pur divertissement, le prétexte à des célébrations grandioses.

Alexander van Bredael (1663-1720), « L’Ommegang avec le géant Druon Antigone sur le Meir », 1697, huile sur toile, Lille, Musée de l’Hospice Comtesse

C’était vraiment le Grand Barnum de l’époque, avec des moyens dignes de Disneyland ou de Cecil B. DeMille ! Ainsi, au cœur de l’expo, on découvre les têtes de deux géants, qui ont servi pour des parades urbaines (des tableaux les jouxtant, affichés sur les cimaises, en témoignent), et qui étaient assurément des figures importantes du folklore du Nord de la France et de la Belgique (encore aujourd’hui, ces derniers sont rattachés à une ville, en allant voir du côté non seulement de Lille mais aussi en direction de Douai et de Cassel — et il en existe des centaines). Ils représentaient en fait, pour dire les choses simplement, des personnages historiques ou légendaires, et même des animaux. Portés par des hommes ou tirés sur un chariot (la plupart des géants, hier comme aujourd’hui, ont une structure en osier et bois — il faut qu’elle soit légère pour faciliter le travail des porteurs, mais aussi robuste), ils sortent et dansent dans les rues les jours de fête. Comme nous, ces géants naissent, peuvent se marier, ont des enfants. Certains meurent, d’autres même ressuscitent.

Dans l’expo, disposés côte à côte, l’on rencontre la tête du géant Druon Antigone - il fait d’ailleurs, avouons-le, avec sa barbe noire hirsute, un peu peur -, et, à ses côtés, celle, plus olympienne, de la gentille géante Pallas Athéna. Elle est également en papier mâché, bois, métal et… vrais cheveux ! Pour la petite histoire, selon une légende remontant à l’époque romaine, ce géant réclamait de l’argent aux marins qui voulaient naviguer sur le fleuve de l’Escaut et, sacré bougre !, il tranchait fissa la main de ceux qui ne voulaient pas payer. Il finit par être tué par un soldat romain qui lui coupa la main et la jeta dans le fleuve. Cette légende serait même — mais le débat n’est toujours pas tranché — aux origines du nom de la ville d'Anvers, en Belgique. Eh oui, Anvers se dit Antwerpen en flamand : ça ressemble à Hand werpen, qui veut dire « jeter la main » (et hand werp signifie « le jet de la main »).

Ainsi, dans plusieurs tableaux remarquables du circuit, dont le spectaculaire (on pourrait presque penser à un décor en carton-pâte (numérique !) de Gladiator II de Ridley Scott, lorsqu’on y voit des requins dans une arène antique remplie d’eau de mer !) Fête traditionnelle à Anvers avec le géant Druon Antigon, par Alexander van Bredael (1697) — petite précision : on pourrait passer des heures devant ce tableau (à tel point qu'une visiteuse passionnée, le jour de ma visite, gourmande de mots et d'images, me glissait qu'elle venait voir cette expo pour la cinquième fois tant elle la trouve ludique et encyclopédique !) —, on découvre que l’Ommegang, qui était à l’origine une procession religieuse dans les Pays-Bas, va progressivement s’enrichir de chars portant de véritables scènes théâtrales, mais aussi de figures de géants. Encore une fois, ici, la scène se passe à Anvers, la grande ville de Belgique que l’on connaît : il y a des gerbes d’eau, ça déborde de vitalité, il y a beaucoup de monde : riches, pauvres, enfants et parents, petits et grands… Tout le monde se mélange pour faire la fête, alléluia !

Entre saynètes risibles et bizarreries picturales confinant à l'absurde, de quoi se bidonner

Nous arrivons peu après dans la section III, nommée « Kermesses, noces et fêtes villageoises  » (je vous rassure, le parcours est long mais pas tant que ça non plus ; en outre, de nombreux bancs, pour le confort des visiteurs, notamment des personnes âgées ou des spectateurs à mobilité réduite, sont à disposition dans le dispositif expositionnel). Après avoir rencontré, dans la deuxième section, des fiestas de haute volée, avec notamment des toiles particulièrement imposantes nous montrant, ou plutôt nous racontant, le tir à l'arbalète de l'infante Isabelle au concours — on apprend plein de choses ! — du Grand Serment des arbalétriers à Bruxelles (selon l'historienne médiéviste Claire Billen, si l'on suit ses propos dans son essai consacré aux fêtes princières dans le catalogue, l'en-jeu est clair, il s’agit de « présenter les festivités comme l'incarnation visible d'une unité sociale recouvrée sous l'action pacificatrice garantie par l'infante Isabelle, dont la victoire au tir prouve la légitimité à gouverner »), nous découvrons des kermesses de village qui sont à mille lieues de ces cérémonies savamment orchestrées. Et si le terme « kermesse » vient étymologiquement du mot flamand kermisse, qui signifie littéralement « messe d'église », ici le motif religieux passe tout de même au second plan face aux joyeuses, et parfois délirantes, bamboches ! On passe de la ville au village, via la monstration de tableaux - dont certains monumentaux - tout à fait dans la tradition bruegélienne, et des peintures dans la veine de Teniers (celui-ci étant présent à travers quatre peintures exceptionnelles). Si ces tableaux en sont venus à former un genre en soi (« la fête au village  », quoi), ils dévoilent aussi, ni plus ni moins, un processus d'apprivoisement, par l'autorité locale, des saturnales paysannes. Les puissants - souvenez-vous, comme l'un de nos présidents dans les années 1970 (plus précisément en 1975, un an après son élection en 1974, Valéry Giscard d'Estaing, le chasseur coincé d’éléphants, s’invitait chez les prolos, c’était un peu comme si un homard débarquait à la cantine : élégant, hors-sujet, et vaguement embarrassant !) - se mêlent aux villageois au cours de la fête.

Jan Brueghel l’Ancien (1568-1625), « Banquet de noces présidé par les archiducs Albert et Isabelle », 1612-1613, huile sur toile, Madrid, Museo Nacional del Prado

Au cœur de ce chapitre haut en couleur est ainsi exposé l’édifiant Les Noces paysannes en présence des archiducs Albert et Isabelle, œuvre peinte par Jan Brueghel l'Ancien pour la cour d’Espagne et qui appartient aujourd’hui au musée du Prado à Madrid. Et, juste un peu avant, on découvre un autre tableau hallucinant, qui met le cœur en joie, tout en fourmillant de détails décalés nous rendant complices avec le peintre joueur : dans la Danse de noces (vers 1600), peinte également par le très productif Jan Brueghel l'Ancien, on découvre une (surprise) partie de noces champêtre des plus cocasses ! Le mariage pouvait alors être célébré en intérieur (une grange, une auberge) pendant l’hiver, ou dehors, s’il fait beau, comme dans ce tableau de format moyen. Ici, le festin a sans doute déjà eu lieu et on fait maintenant place à la danse. Alors qu’un bon danseur, au bleu soyeux de la manche révélant peut-être un Michael Jackson de l’époque !, fait tourner sa dame, on aperçoit trois hommes urinant discrètement contre le mur de la grange. Pendant ce temps-là, chez ces gens-là, où visiblement ça joue au brave et ça crie encore plus fort que les autres, la mariée, reconnaissable à sa couronne et au rideau d’honneur accroché derrière elle, fait grise mine. Et pour cause ! Elle attend qu’on lui offre de l’argent, mais son assiette, contenant les supposées offrandes, n’est pour l’instant pas très remplie. En Flandre, au XVIe siècle, la mariée, comme chez Truffaut bien plus tard, était souvent vêtue de noir ; en outre, la pauvre, elle ne pouvait ni manger, ni danser. Bref, elle ne devait pas beaucoup s’amuser à son mariage ! Sur la droite du tableau, à l’opposé, un homme immobile, les mains derrière le dos, observe l’agitation ambiante ; ce personnage solitaire et silencieux, c’est peut-être le peintre lui-même, allez savoir, en train de se dire : « J’aime bien me faufiler incognito, déguisé en paysan, dans les fêtes villageoises. Ce sont de riches sources d’inspiration pour mes prochains tableaux ! »

Jan Brueghel l’Ancien (1568-1625), « Danse de noces », vers 1600, huile sur cuivre, Bordeaux, Musée des Beaux-Arts

Enfin, last but not least, la dernière partie, histoire de finir en beauté (on ne sait plus où donner de la tête tant les chefs-d’œuvre et les objets usuels d’époque s’enchaînent), est consacrée aux « Fêtes de cour, fêtes des rois ». L’accent est mis ici sur la fête du roi, au profil définitivement rabelaisien, célébrant l’Épiphanie, et qui mime - de façon parodique - un banquet de cour ; le rapport à l’autorité se retrouve ici, de même que le thème de la fête comme exutoire. Cette section s’organise autour d’un morceau de choix, un véritable chef-d’œuvre de la peinture occidentale, à savoir l’une des versions du Roi boit (vers 1638–1640) de Jacques Jordaens, s’avérant l’une des peintures les plus connues et les plus impressionnantes, profondément parodiques, de l’art flamand du XVIIe siècle. Devant - si l’on a cité Rabelais, telle une évidence - difficile également, face à la dimension carnavalesque et truculente, à la trivialité majestueuse du tableau, de ne pas penser à l’ami belge Brel, vous savez, lorsque celui-ci, en « sociologue de la chanson populaire », chantait, pour Ces gens-là, « Et ça fait des grands slurp », puis, dans Amsterdam, la description au vitriol, ou à l’absinthe, de ces marins soûls qui « dans un bruit de tempête, referment leur braguette et sortent en rotant.  » Ici, nous ne sommes pas encore au XXe siècle, mais au XVIIe ! C’est l’Épiphanie et on fête les Rois mages ! La personne qui trouve la fève (qui est un véritable haricot) devient le roi, comme c’est toujours le cas aujourd’hui. Au centre de la toile, et de cette folie gargantuesque, pas si éloignée d’un dynamiteur des conventions comme le révolutionnaire Sergio Leone, maestro du western spaghetti, l’heureux roi, qui semble être le grand-père, trône à la table, entouré des invités prêts à hurler « Le Roi boit ! » tandis qu’il porte le verre à ses lèvres. Et si on trinquait gaiement avec eux ? Tout en gardant un pas de côté…

Jacques Jordaens (1593-1678), « Le Roi boit ! », vers 1638-40, inscription en haut (dans le cartouche) : « Où la boisson est gratuite et dans les francs éclats de rire / Il est bon d’être convive », huile sur toile, Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique

Devant, l’on ne cesse de se passionner pour les nombreux détails (c’est bien connu, le diable s’y loge joyeusement !) tels que l’enfant dont on nettoie le derrière, le chien bondissant, l’homme qui regarde vers le spectateur (nous invitant à rentrer dans la peinture, prêt à tomber en arrière), ou encore, en bas à gauche, l’homme qui vomit (ce serait d’ailleurs un autoportrait du peintre). Cette toile « constitue elle-même un cri (tableau bruyant s’il en est) et une revendication : celle de faire vraiment la fête, loin de ces solennités princières et édilitaires qu’elle singe allègrement », nous dit le catalogue. L’ironie sauvage et bramante du Roi boit montre, une nouvelle fois, la vertu disruptive de la fête — sans cesse objet de règlements et de réglages, sans cesse occasion de débordements et de manifestations de vitalité profuse. »

Bref, cette tonitruante exposition « historique », dans tous les sens du terme, Fêtes et célébrations flamandes, agit telle une mystérieuse, roborative et humoristique machine à remonter le temps tout en nous servant de miroir réflexif. Aujourd’hui, malgré les multiples turpitudes et le fracas des armes, et si on se disait, à la Stromae, « Alors on danse ? » Souvenons-nous de ce morceau électro entêtant de 2009, avec ses paroles mémorables qui parlent de la routine, du stress et des difficultés de la vie… mais avec une instru qui donne quand même sacrément envie de danser. Quitte, il est vrai, à danser sur… un volcan. Cette question reste ouverte.

« Mes œuvres invitent le spectateur à entrer dans la peinture », dixit Felice Varini, « Diagonale aux dix-sept triangles », 2025, dans le cadre de l’expo « Éclats en Échos », jusqu’au 9 novembre 2025, Palais des Beaux-Arts de Lille

Enfin, cerise sur le gâteau : ici, le recours à l’art contemporain, comme c’est hélas souvent le cas dans les musées patrimoniaux, n’est pas gratuit ; cela fait sens, agissant, dans ses propositions elliptiques et discrètes, comme autant de pièges à regards, ou de vertiges optiques (au bord de l’ivresse ?!), via trois installations inédites, in situ comme on dit, du Suisse Felice Varini, aux accointances italiennes classieuses bienvenues, nous invitant, de par notre déplacement, à trouver le bon point de vue pour savourer pleinement l’œuvre immersive kaléidoscopique (ce plasticien joueur, assez proche de la démarche du Français Georges Rousse, avec ses « morceaux » de couleur sur les colonnes et les murs du lieu muséal qui se rejoignent en un point de vue précis, forme, comme par magie, une figure, ou dessin, dans l’espace) — allez, puisqu’on est dans la fête, et donc dans le jeu, je n’en dis pas plus, je vous laisse chercher.

« Fêtes et célébrations flamandes (Brueghel, Rubens, Jordaens…) », jusqu’au 1er septembre 2025. Palais des Beaux-Arts de Lille. Place de la République – 59000 Lille. Tél. : 03 20 06 78 00 / pba.lille.fr. Commissariat général : Juliette Singer, directrice du Palais des Beaux-Arts et du musée de l’Hospice Comtesse, Lille. Commissariat scientifique : Sabine van Sprang, conservatrice de la peinture flamande 1550–1650 aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Blaise Ducos, conservateur en chef, responsable des peintures flamandes et hollandaises au musée du Louvre. À lire : Fêtes et célébrations flamandes, catalogue de l’exposition, GrandPalaisRmn éditions, 208 pages, 39 €, 2025. ©Photos in situ VD.


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