La merde, la pisse et la Résurrection

par Gualtiero
vendredi 6 mai 2011

Dans « La prostitution du néant », j’écrivais à propos de la « machine à produire de la merde » de Wim Delvoye :

« CLOACA est une éloquente métaphore de notre époque fascinée non plus par la Pâque, le Passage, mais par le transit, la putréfaction, la transformation perpétuelle d'une chose en une autre. L'art [...] ne donne plus ni vie ni sens, il prostitue l'informe et l'insensé ; il ne fixe plus l'éphémère, il enregistre l'altération : il a cessé d'in-former pour per-former. »

Qu'est-ce que PISS-CHRIST de Serrano révèle de notre rapport au coeur de la foi chrétienne qu'est la Résurrection ?

PISS-CHRIST, photographie de l’Américain Andres Serrano, réalisée en 1987, récemment défoncée à coups de masse par de jeunes artistes iconoclastes avignonnais (un peu de vie quoi, dans le supermarché de l’AC), confirme magnifiquement cette petite réflexion.

Piss-Christ se hisse au rang de chef-d’œuvre ultime de notre époque (peut-elle mieux ?), en parvenant à révéler crument une obsession contemporaine : notre fascination, morbide ou scatologique, pour le transit et la digestion, conséquence de notre «  impuissance, pour ainsi dire physique, à concevoir la résurrection » (dixit l’agnostique de Bernanos).

Dans un entretien à Libération, notre témoin – « je suis un artiste profondément chrétien de mon temps » - explique : « J’ai pris un crucifix, car c’est un objet banal [...], un objet auquel on ne prête plus attention, un objet minimal. Si en faisant appel au sang, à l’urine, aux larmes [ou au sperme : ceci est capital], ma représentation déclenche des réactions, c’est aussi un moyen de rappeler à tout le monde par quelle horreur le Christ est passé. »

Imbécile ou imposteur, Serrano ne mesure pas la portée de son acte (qui serait subversif s’il était original). Plonger un Crucifix dans un bocal d’urine, c’est symboliquement énorme. C’est faire à rebours le chemin de la Passion : la Croix ne s’élève plus, sanglante et triomphante, entre Ciel et Terre, elle pourrit dans l’urine. Elle n’est plus purgation mais déjection, expiation mais excrétion, rédemption mais défection.

Dans un article provocateur, Sébastien Lapaque écrit : « Le Christ et la pisse : ce sont les deux extrémités entre lesquelles l’humanité se débat, plus prompte à se noyer dans celle-ci qu’à se jeter aux pieds de celui-là. Un chrétien ne peut pas s’effrayer de la coexistence des opposés : c’est le grand mystère. L’œuvre présentée à Avignon nous rappelle qu’entre le Christ et l’Ordure, il n’y a pas de milieu » (TC). L’analyse est certes séduisante, mais me semble négliger la dimension de la PLONGEE : plongé dans l'eau baptismale, le chrétien revit l'Incarnation du Christ, sa mort et sa Résurrection (Rom 6, 3), c'est une « nouvelle créature » (2 Cor 5, 17) : « Vous avez été dépouillés du vieil homme avec ses agissements, vous avez revêtu l’homme nouveau » (Col 3, 9). Or, l'urine n'est pas image de l'Incarnation, elle est image de la perdition. Elle n’est pas le corps qui pro-crée, elle est le corps qui se dé-crée.

Baigner le crucifix dans la pisse, c’est inverser le geste de Véronique durant le Chemin de Croix : au miracle du visage souffrant du Christ qui s’imprime sur le linge répond l’artifice photographique qui reproduit un montage.

On passe de l’unité spirituelle de la Passion et de la Résurrection à la confusion visuelle de la Passion et de la défécation. Le Christ ne foule plus les eaux de la mort, il patauge dans la fange. Il n’enlève plus le péché du monde, il se vide les tripes.

Céline décrit ainsi le baptistère du monde moderne, « caverne fécale » où s’enferment les catéchumènes sans Dieu : « En marbre aussi la salle où se passait la chose. Une espèce de piscine, mais alors vidée de toute son eau, une piscine infecte, remplie seulement d’un jour filtré, mourant, qui venait finir là sur les hommes déboutonnés au milieu de leurs odeurs » (Voyage au bout de la nuit).

Notre époque nous enferme dans une corporéité sans fécondité : le contraire de l'Incarnation. L’auteur de Piss-Christ enferme le bois de la Croix dans le cloaque de sa propre sécrétion. Il refuse de laisser l’altérité du Christ le transformer pour immobiliser le mouvement métaphysique de la renaissance. A travers ce contre-baptême, en multipliant l’or (régénération) par l’ordure (putréfaction), il neutralise, il annule, le sens de la Résurrection.

Quand le Grand Condé jetait un crucifix dans le feu (cf. Bossuet), il savait qu’il tentait Dieu. Serrano, grenouille « arti-statique » saillie par le crapaud financier, ne sait même pas, poverracio, qu’il blasphème.


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