La mort d’Amy Winehouse, femme dandy aux couleurs du crépuscule

par Daniel Salvatore Schiffer
mardi 26 juillet 2011

 C’est donc une autre icône de la musique pop-rock, Amy Winehouse, qui, deux ans à peine après le décès de Michal Jackson, vient de disparaître ce 23 juillet 2011. Et, qui plus est, en des circonstances, quasi similaires, non moins tragiques : « sex, drug and rock’n roll » diront ceux qui voudront expliquer ainsi, non sans raison, cette attitude extrême, défiant jusqu’à la mort bien plus que la vie elle-même, de ces nouveaux maudits, à l’instar autrefois d’un Rimbaud ou d’un Baudelaire, d’un Lord Byron ou d’un Oscar Wilde, des temps modernes.
 
Et, de fait, la dramatique et misérable fin de ces écrivains d’hier - mémorables auteurs d’Une saison en enfer, des Fleurs du Mal, de Don Juan et du Portrait de Dorian Gray - n’est-elle pas sans rappeler celle, tout aussi douloureuse et solitaire, de quelques-unes des rock stars d’aujourd’hui, dont Jim Morrison, Janis Joplin, Jimmy Hendrix, Kurt Cobain et Brian Jones : tous morts, comme n’auront pas manqué de le faire remarquer les plus attentifs de nos chroniqueurs, au même âge (vingt-sept ans) qu’Amy Winehouse ! Et, certes, la liste de ces musiciens contemporains disparus précocement pourrait-elle s’allonger, depuis des rocker pur jus du style Elvis Presley, Eddie Cochran ou Gene Vincent, jusqu’à ces plus récents « suicidés la société », pour reprendre la juste expression d’Antonin Artaud à propos de Van Gogh, que furent Joe Strummer, chanteur des Clash, Sid Vicious, guitariste des Sex Pistols, Ian Curtis, chanteur de Joy Division, ou Jeff Buckley : Rock ‘N’ Roll Suicide chantait, à ce propos, David Bowie dans le légendaire Rise and Fall of Ziggy Stardust.
 
« Rise and Fall », justement ! C’est bien là - littéralement, en français, « montée et chute » - que réside, au niveau de leur vécu, la fulgurante mais tragique dynamique, de leur irrésistible ascension à la célébrité à leur plus encore incompressible descente en enfer, de ces artistes pour lesquels « l’être et le néant », pour s’en référer au chef d’œuvre philosophique de Sartre, constitue comme les deux indissociables faces d’une même médaille existentielle. 
 
Baudelaire, le dandy le plus flamboyant de son temps avant qu’une terrible déchéance ne l’emportât jusque dans sa tombe, parlait, pour expliquer ce paradoxe comportemental, véritable oxymore vivant, de « double postulation simultanée » : « Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan. L’invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade ; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre. », établit-il dans Mon cœur mis à nu. Quant à Wilde, autre dandy à la fin tout aussi dramatique, il ne disait pas autre chose lorsque, quelques mois avant de s’éteindre en une détresse absolue, il écrivait ces mots : « Pourquoi chacun court-il à sa ruine ? Pourquoi la destruction exerce-t-elle cette fascination ? Pourquoi, lorsqu'on se tient sur un Pinacle, doit-on se jeter en bas ? (…). Je suis fait pour la destruction. (…). Dans la fange, seulement, je peux trouver la paix. ». 
 
Splendeur et misère du dandysme ! Mais, surtout, un dandysme pour lequel la décadence, forme la plus sophistiquée de ce qu’on appelle le « romantisme noir », se révèle l’un des axes majeurs, paradoxalement, de son esthétique même, fût-elle, comme en ces emblématiques cas, une esthétique aux couleurs crépusculaires, à la fois sombres et lumineuses, tel le plus fascinant et bouleversant, à la fois, des clairs-obscurs !
 
Et, en effet, c’est bien, à travers ce type de dandysme, un très singulier être du clair-obscur, bien plus encore que cet inéluctable « être-pour-la-mort » que Heidegger inscrivit au cœur de sa métaphysique, qu’Amy Winehouse incarnait, à l’instar de ces autres rock stars que nous évoquions, au plus haut point.
 
Albert Camus, dans un des chapitres (significativement intitulé la révolte des dandys ») de L’Homme révolté, se montre, pour décrire ce genre d’attitude existentielle, particulièrement perspicace sur le plan psychologique. De fait, y observe-t-il : « Le dandy crée sa propre unité par des moyens esthétiques. Mais c’est une esthétique de la singularité et de la négation. (…). Le dandy est par fonction un oppositionnel. Il ne se maintient que dans le défi. (…). Le dandy se rassemble, se forge une unité, par la force même du refus. Dissipé en tant que personne privée de règle, il sera cohérent en tant que personnage. Mais un personnage suppose un public ; le dandy ne peut se poser qu'en s'opposant. Il ne peut s'assurer de son existence qu'en la retrouvant dans le visage des autres. Les autres sont le miroir. Miroir vite obscurci, il est vrai, car la capacité d'attention de l'homme est limitée. Elle doit être réveillée sans cesse, éperonnée par la provocation. Le dandy est donc forcé d'étonner toujours. Sa vocation est dans la singularité, son perfectionnement dans la surenchère. Toujours en rupture, en marge, il force les autres à le créer lui-même, en niant leurs valeurs. Il joue sa vie, faute de pouvoir la vivre. Il la joue jusqu'à la mort (…). ».
 
Superbe tableau du dandy que celui esquissé ici par Camus. Mais où, surtout, l’on aura reconnu, en filigrane, quelques-uns des traits distinctifs d’Amy Winehouse elle-même !
 
Michel Butor, dans ses Histoires extraordinaires - Essai sur un rêve de Baudelaire, ne fut pas moins fin en son analyse : « Le dandysme, forme moderne du stoïcisme, est finalement une religion dont le seul sacrement est le suicide. », y affirme-t-il. Et Sartre, dans son propre Baudelaire, de renchérir : « Le suicide est le suprême sacrement du dandysme. ». Avant d’y préciser que le dandysme s’avère un « club de suicidés » dont « la vie de chacun de ses membres n'est que l'exercice d'un suicide permanent. ».
 
Et, de fait, c’est à ce que nous nommerons ici une « esthétique de la disparition », bien plus qu’à une « esthétique du paraître », que ce dandysme crépusculaire reconduit, paradoxalement encore, à travers cet acte suprêmement subversif qu’est la progressive suppression de soi : cette forme lente mais certaine du suicide. C’est là ce qu’a compris Bruno Blum dans le remarquable portrait qu’il brosse dans sa biographie, intitulée Electric Dandy, de Lou Reed, fondateur du Velvet Underground et inventeur de l’art rock, toxicomane au point de produire, dans un album ayant pour titre Rock & Roll Animal, un très endiablé hymne à l’héroïne, et désenchanté au point de réaliser, avec Berlin, l’un des disques les plus désespérément « dark » de l’histoire du rock : « Reed incarne la transgression des tabous qu’il traite dans ses chansons (…). Sa rupture avec le rock ‘classique’ indique depuis longtemps une démarche romantique initiale. Mais ce romantisme est devenu ultra-romantique : il est incarné par la vie extrême de Lou Reed, et perçu comme tel. Poète maudit, mal compris, son image romantique extrême devient symbolique d’un ‘nouveau’ romantisme, le romantisme noir, celui des années 70. Un romantisme d’esthète où même la mort peut être romantique. Cette attitude défiante redéfinit le rock & roll avec une arrogance absurde, transcendante, comprise comme sublime par une partie de son public, comme un absolu qui peut être vécu avec panache, quitte, au pire - ou au mieux - à en crever. Le dandysme ultime, suicide à petit feu, est le triomphe de l’apparence et du moi. ».
 
La psychanalyste François Dolto se montre encore plus radicale, mais non moins lucide, lorsqu’elle conclut, en son Dandy, solitaire et singulier, par ces mots prodigieux de sensibilité tout autant que d’intelligence : « Aux yeux ébahis de son entourage soumis, le dandy naît d’une seule option. Il quitte son propre passé solitaire dont il ne retient rien, comme la flèche quitte l’arc aux formes de lèvres dans un jet décisif. Tous les porteurs de toge, tous les visages construits, toutes les valeurs composées et défendues par des hommes sont pour lui frappés de mort et, dans son arraché iconoclaste, il risque sa face d’archange dans l’horreur démoniaque. ». Puis elle ajoute, plus incisive encore : « Après la très intense souffrance du ‘passé-flamme’ purificateur, il entre dans une dimension nouvelle où, toujours solitaire, il mène sa vie d’artiste, de poète, d’adorateur de beauté froide dans un engagement total. Il incarne pour son temps la figure de proue insensible aux tempêtes, et trace en un style de vie servant d’exemple, son orgueilleux chemin vers l’horizon de sa mort, indifférent aux dires et aux faires de qui se targue de le suivre. ».
 
Point n’est besoin d’autre commentaire : c’est de cette crépusculaire « fraternité stellaire », pour reprendre la belle formule de Nietzsche, où se côtoient ses pairs défunts, qu’Amy Winehouse, écorchée vive dont l’âme tourmentée vient de lui ôter sa fragile vie, participe désormais, elle aussi, pour l’éternité.
 
Bien plus : c’est bien parce qu’elle s’est vue foudroyée en pleine gloire et jeunesse qu’Amy demeurera, pour les générations à venir, un mythe… pareil, ainsi que le clama Baudelaire, dans Le Peintre de la vie moderne, pour définir le dandysme, à un « soleil couchant ».
 
DANIEL SALVATORE SCHIFFER*
 
Philosophe, auteur de « Philosophie du dandysme - Une esthétique de l’âme et du corps » et « Le dandysme, dernier éclat d’héroïsme » (essais publiés aux PUF), ainsi que de « Oscar Wilde » (Gallimard - Folio Biographies). A paraître : « Histoire du dandysme - La création de soi » (Bourin Editeur).
 

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