La mort de Tabary is no good

par Vincent Delaury
lundi 22 août 2011

Le monde du neuvième art est en deuil après le décès de Jean Tabary (1930-2011), auteur de la célébrissime bande dessinée Iznogoud. On reconnaît la force de pénétration d’une œuvre dans les consciences collectives à la façon dont certains de ses leitmotivs imprègnent la vie de tous les jours. Sans être forcément lecteur de BD, qui n’a pas entendu, au moins une fois dans sa vie, la fameuse expression « Je veux être Calife à la place du Calife !! » ? Maxime passée dans le langage courant depuis un certain nombre d’années. Jean Tabary, mort jeudi dernier à l’âge de 81 ans dans sa maison de Pont-l’Abbé-d’Arnoult (Charente Maritime), pensait, certainement à raison, qu’« en chaque homme, il y a un Iznogoud qui sommeille. » Le Grand Vizir Iznogoud, qui veut devenir « Calife à la place du Calife » (Haroun El Poussah), est un petit vizir grimaçant qui symbolise à merveille l’homme politique avide de pouvoir et les défauts de la nature humaine : la vanité, la cruauté, la colère, l’égoïsme et l’avarice. Louis de Funès aurait fait à coup sûr un très bon Iznogoud (mais la mort du comédien avait hélas empêché la réalisation de ce projet). Par contre, on oubliera au plus vite l’adaptation cinématographique ratée signée en 2004 par Patrick Braoudé (Iznogoud), avec Michael Youn et Jacques Villeret dans les rôles principaux. Michael Youn… is no good là-dedans, c’est le moins qu’on puisse dire ! Précisons d’ailleurs que les jeux de mots sur les noms des personnages sont l’une des caractéristiques majeures de cette fameuse bande dessinée : on doit un certain nombre de ses irrésistibles calembours à son scénariste génial, hélas trop tôt disparu, René Goscinny (1926-1977) ; Iznogoud est la francisation de l’expression anglophone « He’s no good », qu’on peut traduire par « Il n’est pas bon ».

Il n’est jamais facile d’adapter une bande dessinée au cinéma. Si ces deux arts-là possèdent de toute évidence de nombreuses choses en commun (le séquençage de l’histoire, les notions de plans, de cadres, d’ellipses…), la bande dessinée, dite 9e art, a aussi son langage spécifique – on lui reconnaîtra, par exemple, cette caractéristique qui lui est propre : gérer l’espace d’une planche de BD en créant un ensemble de signes qui, graphiquement et conceptuellement, fasse un tout cohérent. Ainsi, on imagine mal comment des Gotlib ou des Fred (l’auteur de la très fine série Philémon) pourraient être adaptés au cinéma sans perdre au passage leur puissante singularité graphique et sémantique. Pour autant, des adaptations réussies de BD au cinéma, ça existe : on retiendra par exemple le très bon Dick Tracy (1990) de Warren Beatty (admirable travail des couleurs signé par le grand chef opérateur Vittorio Storaro), l’enlevé Astérix n°2 par Alain Chabat (Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre, 2002, avec un humour décalé bien dans l’esprit de Goscinny) et la propre adaptation de sa BD Persépolis (2007) par Marjane Satrapi. En attendant ce que donnera Tintin au cinéma par Steven Spielberg (cf. Les Aventures de Tintin : Le Secret de la Licorne, date de sortie : 26 octobre 2011), on pourrait espérer que la BD Iznogoud, en vue d’une adaptation possible au cinéma, ne tombe plus entre les mains d’un énième tâcheron mais d’un cinéaste à l’aise pour manier les codes de la BD (case, planche, récit) ; en ce sens Alain Chabat, qui s’apprête à sortir son Marsupilami (en salles en 2012), ferait certainement un bon adaptateur d’Iznogoud. Ou bien comme de nombreux auteurs de BD passent allègrement de la case de BD au grand écran (Bilal bien sûr, mais également Marjane Satrapi, Riad Sattouf, Pascal Rabaté et tant d’autres), on pourrait demander à l’un d’eux, qui connaît la BD de l’intérieur, de s’en occuper. 

René Goscinny, créateur d’Iznogoud mais également d’autres personnages célèbres (le Petit Nicolas, Astérix…), a raconté la naissance du Grand Vizir Iznogoud, antihéros que l’on adore détester : « La série Iznogoud est née d’une façon spéciale : elle est curieusement issue du Petit Nicolas que je faisais avec Sempé. J’avais écrit une histoire où Nicolas était en vacances dans une colonie, avec un moniteur qui racontait des histoires aux enfants. Et il leur avait raconté l’histoire d’un méchant grand vizir qui voulait toujours devenir calife à la place du calife. C’était tout. Et lorsqu’on nous a demandé une série à Tabary et moi pour la revue Record, j’ai pensé faire une parodie des Mille et une nuits, en prenant toujours le thème du vizir qui veut devenir calife et qui n’y arrive pas. Et puis j’ai décidé que là je m’abandonnerais à mon péché mignon de trouver les calembours les plus atroces. » La 1ère apparition d’Iznogoud a lieu le 25 janvier 1962 dans le n°1 de la revue Record. Cette série est commencée sous le nom des Aventures du calife Haroun El Poussah. Mais, très vite, Iznogoud pique la vedette à son « ennemi », jusqu’à devenir le véritable héros de la BD. Iznogoud, c’est une série très agréable à lire, bénéficiant d’un chatoiement des couleurs (on est dans un orientalisme de carton-pâte qui s’assume comme tel) et du trait affûté du dessinateur Jean Tabary ; il faut voir avec quelle délectation celui-ci se plaît à tracer à la plume le nez crochu finissant en pointe acérée du fourbe Iznogoud. A l’inverse, il manie avec brio les pleins et déliés pour tracer les courbes « débonnaires » du Calife Haroun El Poussah, Calife de Bagdad bon, doux et paresseux. Sa grande aisance graphique n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle de son confrère Uderzo. 

Iznogoud, c’est 27 albums vendus à plus de 10 millions d’exemplaires depuis le 1er tome paru en 1962. René Goscinny a collaboré avec Tabary de 1962 à 1977. Après l’arrêt cardiaque du scénariste prolifique, le dessinateur poursuit seul la série : en auto-édition il publiera quinze albums. Marqué par le décès de son épouse, et victime d’un accident vasculaire cérébral en 2004, Jean Tabary ne dessinera plus. Il a confié à ses trois enfants la charge de continuer sa série star. En 2008, est sorti le 28e album des aventures d’Iznogoud : Les Mille et une nuits du calife – à noter que Tabary est également l’auteur des séries (nettement moins connues) Corinne et Jeannot et Totoche. Enfin, lors de séances de dédicaces, à Paname ou ailleurs, le dessinateur, fort affable, se montrait fort sympathique, déployant avec dextérité son trait de crayon pour faire plaisir aux petits et grands venus en nombre le remercier pour avoir régalé des générations de grands enfants. Puisqu’il est aussi et surtout question de BD ici, précisons qu’il y a en ce moment à Paris une très bonne exposition (gratuite !) consacrée à la nouvelle bande dessinée belge, il s’agit de Génération spontanée (jusqu’au 28 août 2011) au Centre Wallonie-Bruxelles. On y retrouve des planches originales signées par les talentueux Michaël Matthys, Renaud De Heyn et autres Maxime de Radiguès (voir ici : http://www.cwb.fr/). Pour ceux qui en douteraient encore, on les invite urgemment à se rendre dans cette exposition foisonnante pour constater à quel point la BD est un art inventif n’ayant rien à envier aux autres : au vu de l’esprit aventureux de moult auteurs-expérimentateurs actuels on peut aisément la classer en tant qu’art… contemporain.

* Photo de l’auteur de l’article (polaroid, portrait de Jean Tabary, Paris, 2001). 

 

 

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