La musique concrète de Pierre Henry toujours à l’honneur de l’été parisien

par Sylvain Rakotoarison
vendredi 11 juillet 2014

« Les compositeurs travaillent avec des sons à tout faire, l’équivalent des notes de musique. Moi, je n’ai pas de notes. Je n’ai jamais aimé les notes. Il me faut des qualités, des rapports, des formes, des actions, des personnages, des matières, des unités, des mouvements. (…) C’est insuffisant, les notes. Ca n’est rien. Ca se perd. C’est bête. On ne peut pas travailler avec les notes. Les notes, c’est bon pour les compositeurs. » (Pierre Henry)



Malgré ses 86 ans et une évidente difficulté à se déplacer, le compositeur Pierre Henry fera une septième fois une série de six concerts du 14 au 19 juillet 2014 (à 20h30) dans le nouveau temple de la vie culturelle "branchée" de Paris, à savoir au "Carreau du Temple", une salle inaugurée le 24 avril dernier basée juste en face de la mairie du 3e arrondissement, dans l’ancienne halle du marché qui a failli devenir un simple parking il y a quelques temps.

Ces concerts font partie du vingt-cinquième festival "Paris Quartier d’été" qui, chaque été, permet d’écouter ou de voir des artistes dans des salles peu ordinaires. Pierre Henry en est l’invité "pour toujours" et "par décret solennel et sentimental", comme l’indiquent régulièrement les organisateurs.

J’étais allé écouter Pierre Henry le 30 juillet 2011 à l’église Saint-Eustache, en plein centre de Paris, près des anciennes halles. C’était aussi dans le cadre de "Paris Quartier d’été" et il était à l’affiche dans la grande église tous les soirs du 26 juillet au 1er août 2011.

Il me semble qu’on ne connaît pas Pierre Henry innocemment. J’étais déjà allé à un concert quelques années auparavant un peu par hasard et c’était à la fois étonnant et émouvant. D’où ma présence en été 2011 et cette annonce pour cet été 2014.



Pierre Henry n’est pas un compositeur de musique comme les autres. Ses concerts étonnent car il n’y a pas de musicien, pas de chanteur, pas d’instrument, pas de partition, du moins classique. Il n’est pas même là, devant. La scène est principalement encombrée de baffles, de haut-parleurs, d’appareils acoustiques particulièrement perfectionnés, de technologie que l’artiste exploite au mieux même s’il craint qu’il perde une partie de sa créativité mentale avec ces compléments très performants. Aucune personne. Pierre Henry est derrière, au fond ou au milieu du public, aux manettes d’une grande table de mixage, un peu comme un disc jockey.

C’est une sorte de patchwork des autres morceaux du temps. Un art acoustique mêlant les sons fixés les uns avec les autres, indissociable des enregistrements sonores et de leur répercussion à travers les haut-parleurs.

Comme dans beaucoup de manifestations d’art contemporain, on pourrait penser que ce n’est qu’une escroquerie sonore. Ou une aimable plaisanterie. On pourrait le penser et ceux qui ne sont pas allés encore l’écouter auraient le droit de le penser en voyant, de loin, ce musicien assez original.

Mais la réalité, c’est que cette combinaison de sons peut devenir, elle aussi, un art à part entière. Peut parler. Donner sens. Émouvoir. Ce fut mon cas, malgré mon scepticisme initial, mes préjugés, mes préventions, mes réticences, j’ai pu ressentir une identification à mes propres instants en l’écoutant, une signification que moi-même je peux donner, très personnelle, qui ne sera sans doute pas celle de mon voisin. Une expérience personnelle très particulière. Donc, non, bien sûr, ce n’est pas de l’escroquerie, mais avec le temps, avec plus de soixante-cinq ans d’expérience, on le savait déjà.

D’ailleurs, il suffit de voir les "fans". Il y a toujours des queues pour prendre les billets au guichet. Dans la foule, on comprend tout de suite qu’on a affaire à des connaisseurs, à des fidèles, à des adorateurs. Un peu plus et on croirait même que Pierre Henry est un gourou, le gourou de la musique électroacoustique. Assez cabotin, il aime bien être aimé, c’est sûr, mais il aime avant tout son public.



Il ne semble pas avoir la grosse tête. Il est assez simple, ne met pas beaucoup de distance, s’approche volontiers de ses spectateurs, accepte de délaisser d’ailleurs son look (sa mobilité est réduite) au profit de sa passion. Je ne sais pas si c’est encore le cas aujourd’hui mais il y a encore quelques années, il invitait son public chez lui, dans sa maison studio dans le 12e arrondissement, qui est devenue une sorte de salle de concert vivante. Je n’ai pas eu la chance d’y entrer mais je n’hésiterais pas si l’occasion se présentait à moi.

Qualifié sur un site web de "moitié Stravinsky, moitié Géo Trouvetout" (universalmusic.fr), Pierre Henry a reçu durant sa longue carrière d’artiste de très nombreuses récompenses académiques qu’il serait fastidieux et inutile d’énumérer.



Pierre Henry a reçu une formation musicale de grande richesse au Conservatoire de Paris. Excellent pianiste, il avait parmi ses maîtres des personnes comme Olivier Messiaen (harmonie) et Nadia Boulanger (composition).


Sa rencontre en 1946 avec l’ingénieur Pierre Schaeffer (1910-1995), qui venait de Nancy, changea son existence. Pierre Schaeffer fut un chercheur et un théoricien musical. Et aussi un expérimentateur. Il a créé en 1951 le Groupe de recherche sur les musiques concrètes qui est devenu en 1958 le Groupe de recherches musicales. Une sorte de laboratoire complètement autonome, sans souci de rentabilité (évidemment), qui n’aurait jamais été financé dans notre époque troublée par la crise économique, qui était statutairement relié à l’ORTF puis (en 1975) à l’INA.

Ce groupe a produit durant ces décennies beaucoup de concerts à la Maison de la Radio et parmi la centaine de compositeurs qui ont collaboré à ce groupe, on retrouve par exemple Jean-Michel Jarre (65 ans) entre 1968 et 1970 et aussi Robert Cohen-Solal (71 ans) entre 1964 et 1973, qui fut l’auteur musical de la fameuse série télévisée "Les Shadoks".

Le 21 avril 1948, Pierre Schaeffer a noté dans son journal : « Si j’ampute les sons de leur attaque, j’obtiens un son différent : d’autre part, si je compense la chute d’intensité, grâce au potentiomètre, j’obtiens un son filé dont je déplace le soufflet à volonté. J’enregistre ainsi une série de notes fabriquées de cette façon, chacune sur un disque. En disposant ces disques sur des pick-up, je puis, grâce au jeu des clefs de contact, jouer de ces notes comme je le désire, successivement ou simultanément. (…) Nous sommes des artisans. Mon violon, ma voix, je les retrouve dans tout ce bazar en bois et en fer blanc, et dans mes trompes à vélos. Je cherche le contact direct avec la matière sonore, sans électrons interposés. » ("À la recherche de la musique concrète", 1952).

Avec Pierre Schaeffer, Pierre Henry a notamment composé "Symphonie pour un homme seul" en 1950. Il quitta le groupe de Pierre Schaeffer en 1958 et installa son propre studio. Parallèlement Pierre Henry a également travaillé avec le chorégraphe Maurice Béjart (1927-2007) pour sa "Symphonie pour un homme seul" et pour sa "Messe pour le temps présent", qu’il a composée en 1967 avec Michel Colombier (1939-2004), qui fut l’auteur de la musique des Bonshommes de Folon (générique de fin de programme sur Antenne 2 entre 1975 et 1983). L’un des mouvements de cette messe, "Psyché rock", est très connu. Il a rendu aussi hommage à Beethoven en lui composant une "Dixième symphonie" en 1979.



 



Lors du concert que j’avais assisté le 30 juillet 2011, le programme était "Voile d’Orphée", "Lumières" (nouvelle version et première audition) et "Messe pour le temps présent". Le concert avait duré environ une heure trente. J’ai pu reconnaître parmi les auditeurs quelques personnalités de la culture. Le cadre religieux était bien adapté à l’œuvre de Pierre Henry. Juste devant moi, sur la rangée de devant, une fillette d’une douzaine d’année semblait beaucoup s’ennuyer. Midinette de sortie accompagnant ses parents, veste blanche, jeans, petit sac à main gris, vernis violet aux ongles, elle se demandait quand tout cela allait s’achever. Peut-être parce qu’il officiait tous les soirs de la semaine, Pierre Henry n’avait pas fait de bis ce soir-là malgré les demandes et ovations.



Le programme de la semaine prochaine au "Carreau du Temple" a l’air très séduisant, pour un concert d’une heure trente chaque soir à 20h30. Le prix est de 20 euros (sauf le concert du 14 juillet qui est gratuit).

(* : première audition à Paris).

Lundi 14 juillet 2014 :
- "Mosaïques" *
- "Fantaisie sur Psyché rock" *

Mardi 15 juillet 2014 :
- "Symphonie pour un homme seul" (avec Pierre Schaeffer)
- "Futuristie" (nouvelle version) *

Mercredi 16 juillet 2014 :
- "La Xe symphonie de Beethoven" (extraits) *
- "La Xe remix"

Jeudi 17 juillet 2014 :
- "Fragments pour Artaud"
- "Fragments rituels" *

Vendredi 18 juillet 2014 :
- "Pierres réfléchies" (d’après Roger Caillois)
- "Dracula"

Samedi 19 juillet 2014 :
(concert en duo avec le trompettiste Erik Truffaz)
- "Le Voyage", mouvements II et IV
- "Utopia" (nouvelle version, création) *

Je conseille aux non initiés "Symphonie pour un homme seul" (en collaboration avec Pierre Schaeffer) car c’est sans doute l’œuvre le Pierre Henry la plus "classique" (la plus "facile" à écouter).


 


Interviewé récemment dans la plaquette du programme, Pierre Henry a donné ainsi sa définition de la modernité : « La modernité, pour moi, veut dire "faire quelque chose d’extraordinaire, de jamais vu mais surtout qui va s’adapter à mon époque"… C’est vivre dans son temps vraiment. » ; entretien dans lequel il a conclu sur sa plus grande fierté : « Mon acharnement au travail depuis toujours et ma ténacité à faire exister cette nouvelle forme de musique qui est la mienne encore et toujours avec ardeur et conviction ! ».

C’est cette ardeur que je lui souhaite de bien nourrir pour la semaine prochaine, et aussi pour les été prochains. Bravo l’artiste !


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (10 juillet 2014)
http://www.rakotoarison.eu


Vidéo de "Symphonie pour un homme seul" (Pierre Schaeffer et Pierre Henry).
Entretien avec Pierre Henry (2014).
Programme officiel "Paris Quartier d’été" de 2014.


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