La musique hippy n’est-elle pas cent fois supérieure au punk ?

par Danic
lundi 6 novembre 2006

Petit plaidoyer en faveur de la musique hippy, afin de restaurer la gloire de ceux qui ont écrit les plus grandes heures de la rock music.

Cela fait un peu trop longtemps que cela dure. De façon régulière, les amateurs de musique punk s’autorisent un couplet en faveur de ce « courant » musical et ne manquent pas au passage de glorifier ce retour à l’électricité brute qui aurait damé le pion à tous ces esthètes chevelus à la Genesis ou Pink Floyd... Le dernier en date, Nick Kent, s’est exprimé dans les colonnes du vénérable Rock’n’Folk à l’occasion des quarante ans de ce magazine. L’intéressé fustige Ian Anderson de Yes, et se vante de lui avoir dit vers 1975 que d’ici peu son groupe serait détrôné par les Pistols. Ailleurs, nous pouvons lire les faits de gloire d’un membre d’un groupe punk qui avait pour habitude de voler les instruments - il a volé la guitare de Bowie, apprend-on sans l’ombre d’un sourcillement de la part du chroniqueur. Nous apprenons aussi qu’un autre portait une croix gammée sur son Tee-shirt et se plaisait à effrayer les vieilles dames en exhibant un couteau pour se curer les ongles. Certes, cela va aux antipodes des pacifistes hippies, mais entre nous, un nazillon, même nasillard, demeure à jamais méprisable. Je connais aussi un copain qui me dit qu’à cette époque, ses copains punks et lui se plaisaient à traquer les baba cools et à leur couper les cheveux. On s’amuse comme on peut. Dans la biographie que je viens de publier sur Jean-Louis Aubert, l’un des intervenants, Bruno Blum, alors journaliste basé à Londres, insiste pour dire que quand il a vu débarquer les Français de Téléphone, il était étonné qu’ils portent encore des foulards indiens, alors que dans la perfide Albion, c’était soi-disant dépassé...

Hé, les gars, je ne veux pas gâcher vos souvenirs de jeunesse. La jeunesse a quelque chose de magique. Que vous ayez été punks durant quelques semaines - la grosse blague, c’est que cette mode, qui n’en a pas été une, n’a duré que l’espace d’un printemps, et j’y reviendrai - et que cela soit tendre à votre cœur, je m’abstiendrai d’y toucher. En revanche, il est malaisé de se servir de l’argumentaire punk : « Oui, nous on ne sait pas jouer, on est incompétent et on s’en vante ! » pour tenter de démolir les plus belles pages de l’histoire du rock, celle qui va grosso de Pet Sounds des Beach Boys (1966) à Bohemian Rapsody de Queen.

Lorsqu’on parle avec un amateur de musique punk (respect, man, si ça te plaît, total respect), on lui demande de citer quelques galettes qui mettent en avant ce joli mouvement. En général, il ne peuvent en articuler qu’une, London Calling de Clash. Soyons respectueux. Should I stay or should I go est un morceau bien ficelé. Rien à signaler. Mais tout de même, j’échangerais volontiers la totalité de l’opus Clash pour quelques secondes de Strawberry Fields Forever ou de Ummaguma des Floyd. Est-ce que nous nous trouvons vraiment sur le même terrain ?

Mick Jagger aimait à se gausser gentiment du punk, rappelant que ces garçons n’avaient jamais fait que piller la musique du début des années 1960, le rock basique, guitare, basse et batterie. La grande blague, c’est qu’au plus fort de ce qu’on a appelé la vague punk, les Stones, que les adeptes du punk croyaient bon de reléguer au passé (No more Stones, chantaient alors les Clash !) ont connu leur plus grosse vente avec l’album Some girls - celui où figurait Miss You. Eh oui... La réalité est là, que ce prétendu courant musical (en gros, le rock ramené à sa plus simple expression de deux ou trois accords) n’en a pas été un. Il n’attirait qu’un petit nombre de fans, la majorité préférant encore et toujours les opus que sortaient à la même époque des groupes comme Pink Floyd (The Wall date de cette époque).

La vague punk serait-elle une invention de journaliste ? Probable. Au niveau événementiel, elle n’a quasiment jamais existé. Si elle a eu une réalité quelconque, je serais ravi que l’on me cite l’équivalent d’un Woodstock, d’un Easy Rider, d’une action pour la paix comme l’a menée John Lennon. Quant à la mode hippie, elle a touché la majorité de la jeunesse durant sept ou huit années (vêtements, coupe de cheveux, mode de vie...) Le punk a même été marginal au niveau musical car au même moment, des albums historiques apparaissaient notamment dans le secteur du jazz-rock. Et l’on peut déplorer qu’il ait ramené le rock à sa plus simple expression alors que quelques années plus tôt, il avait connu sa plus grande période artistique, celle d’albums à jamais mythiques.

Flashback vers 1968... Le Summer of Love pacifiste et humaniste de 1967 appartient au passé. La nouvelle année se veut rebelle et frondeuse. Partout sur la planète, l’heure à la contestation, à la remise en question des institutions. Paris voit fleurir les barricades, à New York, des étudiants brûlent leur ordre d’appel pour le Vietnam, à Prague, la population tente une émancipation aussitôt réprimée... Miroir instantané de la civilisation, le rock ne peut que relayer ce message qui veut qu’on brise les carcans et les chaînes. La grande surprise, c’est que cette pulsion libératoire va s’exercer dans le sens du culturel...

Un an plus tôt, l’album Sgt Pepper’s des Beatles a donné le la... Ils ont eux-mêmes été influencés par un autre album mythique, Pet Sounds des Beach Boys, avec ses harmonies qui semblent venir d’un autre espace. Sgt Pepper’s est allé plus loin, en inaugurant en premier lieu l’ère des pochettes d’albums qui s’apparentent à des œuvres d’art. Au niveau musical, le rock s’est affranchi de sa forme primale, celle de petites chansons de deux minutes et demie, formatées pour les radios. À présent, les morceaux s’enchaînent imperceptiblement, leur durée autorise le compositeur à mettre en scène de mini-drames ou des épopées... Violons, cuivres, sitar, le rock est devenue une terre d’accueil généreuse où la qualité mélodique le dispute à la diversité des impressions. D’autres se révèlent prêts à relever le flambeau. Signe particulier : ils sont pour la plupart des instrumentistes hors pair.

Electric Ladyland de Jimi Hendrix est un album charnière de cette période. Le dieu vaudou de la guitare électrifiée, celui qui s’est fait connaître en brûlant sa Fender Stratocaster lors du Festival de Monterey, signe un ahurissant brûlot musical, emportant son instrument fétiche vers l’interstellaire. L’onde sismique va jusqu’à secouer le taciturne Miles Davis qui repère aussitôt que si quelque chose est en train de se passer, c’est bel et bien là. Bitches Brew est dans la couveuse et le sorcier de la trompette se prépare à abolir les frontières qui séparent encore le jazz et le rock...

Du 15 au 17 août 1969, le festival de Woodstock ouvre l’ère des concerts à très grande échelle. Durant ces trois jours qui vont entrer dans la légende, les plus grands artistes de l’époque se succèdent sur la scène : Jimi Hendrix, Santana, les Who, Crosby Stills & Nash, Country Joe... Les fans qui s’y retrouvent comprennent qu’ils forment un mouvement à part entière, ancré dans la contre-culture.

Woodstock a été précédé deux ans plus tôt par une réunion tout aussi mythique : le Festival de Monterey de 1967. Pour la première fois, des dizaines de milliers de jeunes sont rassemblés autour d’une idéologie hippy porteuse d’un utopique espoir aux regards des événements qui secouent alors la planète : "Peace and love"...

Pourtant, dès l’automne 1969, la face noire de Woodstock est révélée lors du Festival d’Altamont donné par les Rolling Stones où un jeune noir est assassiné en direct par un Hell’s Angels tandis que Jagger et sa bande s’enfuient en hélicoptère, dépassés par les événements. Il n’empêche. Woodstock a révélé cet immense désir des jeunes de se retrouver par dizaines de milliers dans de grandes liesses collectives. Le 5 mai 1973, Led Zeppelin rassemble 56 800 spectateurs dans la ville de Tampa en Floride, battant de peu le record établi par les Beatles huit ans plus tôt : 56 000 fans en furie au Shea Stadium, le 15 août 1965...

En cette période de convulsion et de remous, le rock devient le grand fédérateur, laissant venir à lui toutes les musiques. Chicago Transit Authority lui apporte la vigueur des big bands à la Count Basie, Renaissance - formé par un ex-Yardbirds - lui ouvre les portes de la musique classique. Avec ses faux airs de Groucho Marx, le provocateur Frank Zappa insère des harmonies modernistes de Stockhausen dans ses délires free-form. L’heure est aux croisements, aux rencontres et au melting pot.

Il y a mieux encore. Certains musiciens veulent intégrer l’acquis intégral des musiques existantes pour définir de nouvelles formes, jouer les Magellan et les explorateurs d’espaces inconnus... Les longues plages des Pink Floyd invitent les participants à un fabuleux voyage vers des terres de science-fiction. Son fondateur initial, Syd Barrett, perd les pédales et se voit bientôt éjecté en douceur - quelques années plus tard, un reporter retrouve sa trace et découvre un fantôme au crâne dégarni, habillé à la manière d’un comptable et apparemment maintenu dans une douce captivité par sa mère ! Qu’importe, le Floyd prend son essor et impose ses lentes mélopées dans de lointains espaces. Le King Crimson qu’a formé le guitariste Robert Fripp (aux allures de savant fou) déploie des ambiances où les instruments sortent de leur contexte usuel ; affranchie de son rôle purement rythmique, la batterie de Carl Palmer tisse d’étranges climats où le sable du désert vient s’immiscer dans les rouages d’un astronef égaré. Quand au Soft Machine, ses membres semblent communiquer depuis un espace temps parallèle, les mélodies de Robert Wyatt décrivant d’hallucinantes sinuosités à l’instar d’une rivière qui creuse son lit dans l’aléatoire du décor... Miracle d’une époque qui prône le hors norme : de telles formations jouant des musiques proches de l’hermétique remplissent les salles et diffusent par centaines de milliers leurs doubles albums.

Les esthètes ont pris le pouvoir et les supergroupes, composés de la crème des instrumentistes, deviennent le fait du jour. Emerson, Lake & Palmer rassemble trois musiciens hors pair qui développent une musique aussi grandiloquente que scéniquement spectaculaire : virtuose accompli, Keith Emerson joue les acrobates devant ses multiples claviers où il ne dédaigne pas de planter quelques couteaux. Il est entouré d’un équipement titanesque dont la pièce maîtresse est le synthétiseur Moog dont il arrache d’infernales sonorités.

Le dirigeable Led Zeppelin est piloté au gré des vents contraires par un guitariste extraterrestre, Jimmy Page, qui parvient à sublimer un nouveau genre marqué par la puissance sonore, ailleurs primitif, le hard rock. Le Zeppelin a gagné ses galons à la dure, en sillonnant les routes d’Amérique, volant la vedette aux groupes dont il était censé assurer la première partie. Rien n’y faisait : alors que la tête d’affiche était Country Joe ou Iron Butterfly, le public s’évertuait à clamer à cor et à cri : Led Zeppelin ! Led Zeppelin ! Ils seront les premiers à se retrouver devant les Beatles lors d’un référendum du magazine Melody Maker.

Formés à la dure école de Miles Davis, Joe Zawinul, pianiste mutant (ce fils de fermier a pourtant démarré avec l’accordéon dans son Autriche natale !), et Wayne Shorter, saxophoniste inspiré par Coltrane, réunissent d’autres jazzmen en rupture de ban en vue de former le Weather Report (bulletin météo). Un nom particulièrement choisi : élaborant une fusion ravageuse, le quintette développe un nouveau langage qui laisse pantois.

Ce progressive rock occupe le devant de la scène jusqu’en 1976. De Genesis avec Peter Gabriel grimé à la manière d’un Pierrot de carnaval à Yes en passant par les délires des Français de Magma menés par le batteur mille-pattes Christian Vander, l’expérimental est le fait du jour et les groupes se targuent de jouer une musique qui est la leur et ne ressemble à rien d’autre : psychédélique, débridée, esthétique, technique... Au risque d’en oublier la pulsion primitive, le cri, le caractère brut.

D’autres courants musicaux dominent la période qui va de 1968 à 1975. Le rock psychédique met en avant les effets sonores et les distorsions que le guitariste fait subir à son instrument. En Angleterre, les Yardbirds ont été les pionniers du genre mais rapidement, Jimi Hendrix a repoussé toutes les limites imaginables en la matière, en s’aventurant vers des territoires hallucinés, par un mélange d’infernale virtuosité instrumentale et d’exploitation hyper savante des effets. Aux USA, le Grateful Dead avec son guitariste Jerry Garcia mène la danse avec ses concerts marathons peuplés qui peuvent durer jusqu’à huit heures d’affilée et qui s’apparentent à de grandes fêtes hippies.

Le "progressive" est la version classieuse du rock. Ses héros affectionnent les nouveaux instruments que sont le Moog Synthetiseur ou le Mellotron et/ou les plages musicales étendues, éthérées avec des clins d’œil vers le jazz ou le symphonique. Emerson, Lake & Palmer ou King Crimson en sont les représentants typiques.

Mis à la mode par David Bowie et Alice Cooper, le "glitter" est une forme de rock qui fait la part belle à la mise en scène proche du théâtre de rue, avec des chanteurs grimés, des shows conçus à la façon de tragi-comédies (Alice Cooper coupe la tête de poulets sur la scène...). Un groupe tel que Genesis se situe à la frontière du progressive rock et du glitter.

Les albums In a silent way et Bitches Brew de Miles Davis ont consacré le genre fusionnel qu’est le jazz-rock. La liste des musiciens qui y ont participé correspond au gotha du genre et la plupart vont devenir individuellement célèbres, de John Mc Laughlin à Chick Corea en passant par Herbie Hancock qui explorent ce creuset qui mêlent l’énergie du rock à la liberté expressive qu’autorise le jazz.

Plutôt mineur, le "garage" est un mouvement américain dont le nom est dû au fait que de nombreux jeunes montent leur groupe dans le garage des parents. Parmi les fleurons de ce genre marginal figurent les Electric Prunes.

Les cheveux des baba cools sont longs et teints au henné, mais bien coiffés. Les tuniques indiennes sont raffinées, le look des musiciens évoque celui de gentlemen farmer. Le rock se serait-il embourgeoisé ? Dans la rue, dans les cités, les gamins ont coupé le contact avec ces riches enfants de Vivaldi et de Glen Miller. Si la forme est complexe et subtile, le message s’est assagi. Les interminables épopées musicales qui fleurissent sur les faces des 33 tours dessinent certes les contours d’une musique pour révolutionnaire d’antan reconverti dans la pub ou dans la gestion de l’entreprise familiale.

La cassure va intervenir au milieu de la décennie et s’annoncer fracassante au profit de groupes qui s’affiche comme laids, mal élevés et se vantent de jouer comme des pieds. Si certains trouvent qu’on a gagné au change, tant mieux pour eux. Rappelons-leur tout de même que durant la très courte période où ils ont occupé le devant de la scène (après tout, leur slogan était : « Pas de futur », et il s’est avant tout appliqué à eux-mêmes), des groupes tels que l’extraordinaire Police ont perpétué à leur façon la tradition de ce rock tendance hippy, trempé dans l’esthétique, mâtiné de jazz et de bon goût.

Ajoutons un dernier mot. Il suffit de consulter une liste quelconque des albums préférés de tous les temps pour retrouver inlassablement les mêmes nom : du Zeppelin, du Floyd, de l’Abbey Road (élu meilleur album du siècle par les clients de la Fnac), Pet Sounds... Parmi les albums récents qui parviennent à rejoindre ce podium, figure OK Computer de Radiohead, un groupe qui s’inscrit dans cette tradition de rock expérimental dans laquelle figure aussi l’extraordinaire Bjork...

Comme quoi, le public, au sens large, ne s’y trompe pas.


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