La pierre qui pousse d’Albert Camus : note critique
par Paul ORIOL
vendredi 28 février 2014
« La pierre qui pousse » est la dernière nouvelle du recueil « L'exil et le royaume » (1), elle s'accorde bien avec le titre du recueil.
« La pierre qui pousse » est une pierre dont les fidèles de la ville vont détacher, à coups de marteau, quelques menus fragments qui vont leur servir de talisman. Mais cette pierre n'est pas endommagée pour autant, elle est vivante et se reconstitue.
Il est une autre pierre dans la nouvelle, celle de cinquante kilos que « le coq » a promis de porter sur la tête lors de la prochaine procession comme remerciement pour un miraculeux sauvetage. Cette lourde pierre va permettre l'intégration du héros de la nouvelle à la population pauvre de la ville.
Une fois de plus, l'écriture d'Albert Camus est remarquable mais sa prose poétique n'est plus celle solaire et désespérée de « La mort heureuse » ou de certains passages de « L'Étranger » ; c'est une prose fluide, obscure, sombre, de nuit, de pluie et de bruit « dont on ne pouvait dire s'il était fait du froissement des eaux ou des arbres ».
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Les phares éteints, le fleuve était presque visible ou, du moins, quelques-uns de ses longs muscles liquides qui brillaient par intervalles. De chaque côté de la route, les masses sombres de la forêt se dessinaient sur le ciel et semblaient toutes proches. La petite pluie qui avait détrempé la piste, une heure auparavant, flottait encore dans l'air tiède, alourdissait le silence et l'immobilité de cette grande clairière au milieu de la forêt vierge. Dans le ciel noir tremblaient des étoiles embuées ».
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« Un sourire épanoui sur son visage tout plissé malgré sa jeunesse, il regardait sans les voir les étoiles exténuées qui nageaient encore dans le ciel humide ».
Alors que Camus est « allé au peuple » en Kabyle pour décrire et dénoncer son extrême misère sans avoir jamais pu s'intégrer aux « Arabes » d'Algérie. Alors qu'il s'est exilé de son pays natal, de mer et de lumière, pour aller à la conquête du monde dans une France, froide et sale, sans avoir pu malgré son succès mondial se sentir totalement accepté. D'Arrast, le héros de « La Pierre qui pousse » va réaliser ce rêve dans un pays auquel il est totalement étranger.
Le « colosse » qui se découpe en haut d'un monticule dans les phares d'une voiture, au bord du fleuve, va plonger dans l'obscurité de la nuit, de la forêt et du fleuve pour rejoindre la ville où il doit faire construire une digue protectrice. Dans ce monde très hiérarchisé en fonction de la couleur – sur le bac les métis sont à la manoeuvre et les Noirs à la peine, en ville la couleur des notables, le juge, le maire, n'est pas signalée, ils sont donc blancs, sauf le commandant du port, « un gros noir rieur vêtu d'un uniforme blanc », mais les plus pauvres sont tous noirs – et D'Arrast est l'ingénieur, le capitaine, le seigneur, – comme son nom l'indique. Il se défend d'être seigneur, il vient d'un pays où ils ont disparu au profit des marchands et des policiers et reconnaît cependant que son grand- père l'était, et le père du grand-père et encore avant. D'Arrast n'en est pas moins un seigneur, un puissant, un compétent qui vient de loin, de France, immédiatement reconnu comme tel par les notables avec déférence et par les Noirs avec méfiance. Camus, le premier homme, donne à son héros les ancêtres qu'il n'a pas eus.
D'Arrast, reçu avec respect par les notables, demande rapidement à descendre dans les bas quartiers, souvent inondés, les plus pauvres, pour voir la vie des gens les plus défavorisés. Grâce à son chauffeur, Socrate, il fait connaissance du coq « à la peau plutôt jaune que noire », un cuisinier sauvé miraculeusement lors du naufrage du bateau sur lequel il travaillait et qui a fait la promesse, « au bon Jésus », de transporter une pierre de cinquante kilos sur la tête lors la procession.
Pendant la procession, le coq qui a participé toute la nuit aux danses rituelles, est épuisé et s'effondre à mi-parcours, désespéré de ne pouvoir honorer sa promesse. D'Arras se précipite, en bon samaritain, pour l'encourager, l'aider et finalement, allant plus loin, le remplacer, porter la pierre pour que la promesse soit tenue. Ainsi chargé, il rejoint le cortège et, sur la place, au lieu d'obéir à la foule des fidèles et à Socrate, au lieu de porter la pierre dans l'église, il se dirige vers la maison du coq et jette la pierre sur le foyer. De la maison de Dieu auquel il ne croit pas à la maison du peuple auquel il veut s'intégrer.
Hier, ce peuple ne lui ouvrait la case familiale que par soumission à l'autorité, ne le tolérait dans « la grande case où on danse et on prie » que pour le début de la fête de Saint Georges et lui demandait ensuite de sortir alors que les danses continuaient toute la nuit et que la musique agitait, involontairement, ses jambes. En même temps, l'odeur, la chaleur lui donnaient la nausée.
Maintenant, seul dans la case, il attendait, debout, sans savoir quoi. « Quand les habitants de la case arrivèrent », le coq et son frère qui le soutenait, la vieille femme et la jeune fille entrevue la nuit précédente., tous s'assirent. Et le frère dit, désignant, la place vide dans le cercle :
« Assieds-toi avec nous. »
D'Arrast avait trouvé, dans l'exil, le royaume qu'il cherchait.
1 - L'EXIL ET LE ROYAUME, nrf, 1957