La solitude selon Emile Cioran
par Armelle Barguillet Hauteloire
jeudi 3 juillet 2008
Les textes qui nous interrogent
Notre quête de l’identité, notre volonté d’être une pensée sans cesse en action, qui se pense et s’essaie à penser, nous oblige à prendre conscience de nos limites et aussi de la mort, car la mort fait de la vie une interrogation, une inquiétude. La signification de ma vie, de la vie en général, installe immédiatement le doute et l’inquiétude d’être qui est la fonction essentielle de la pensée. Car, disait Cioran, l’âme étouffe dans le corps. Le corps est en somme trop petit pour l’esprit et cette limitation dans l’espace-temps concentre en lui l’essentiel de son drame d’homme. Reprenons donc ce dialogue avec Cioran, un philosophe que les jeunes apprécient car il a pris en compte la plupart de leurs problèmes : la solitude, la peur, le désespoir, le sens de la vie, la marche du temps. On ne saurait toujours dire, ce que c’est qui enferme, ce qui mure, ce qui semble enterrer, mais on sent pourtant je ne sais quelles bornes, quelles grilles, des murs (...) et puis on se demande : mon Dieu est-ce pour longtemps, est-ce pour toujours, est-ce pour l’éternité ?
Son scepticisme tonique, sa lucidité vigilante nous aident à sortir des sentiers battus, à nous évader de cette pensée unique que l’on tente de nous imposer. Au je est un autre de Rimbaud, le philosophe écrit que l’humain n’est possible que dans l’existence du je qui est celle de la conscience. Cette réflexion sur le vide l’a amené à vivre jusqu’au bout l’orgueil de la solitude et en cela il n’avait qu’un rival : Dieu. Il ajoutait qu’il préférait le terme penseur à celui d’écrivain ou de philosophe ou alors qu’il aurait pu se nommer philosophe hurleur. Pour lui, le désespoir n’était en aucune façon la déprime, car ce qui est douloureux est vivant. Puisque le sens de la vie est dans la vie, le désespoir est une dimension de la vie et la lucidité, grâce au vide qu’elle permet d’entrevoir, se convertit en connaissance. L’homme n’a pas d’autre posture que de penser par rapport à lui-même, ce qui le place dans une situation anthropocentriste. Vivre est une expérience traumatisante, mais c’est la seule. La pensée de la mort aide à tout sauf à mourir, écrivait-il, mais comme j’aime me contredire, je dirai que d’avoir toujours accepté la mort comme compagne m’a beaucoup aidé à vivre. Pour lui, tout était capitulation sauf l’inquiétude, sauf la soif inétanchée de la vérité. Alors lisons certains de ses aphorismes sur le sujet :
Ne dure que ce qui a été conçu dans la solitude, face à Dieu, que l’on soit croyant ou non.
Les obsessions sont les démons d’un monde sans foi. Il tombe sous le sens que Dieu était une solution, et qu’on n’en trouvera jamais une aussi satisfaisante.
Avec du sarcasme, on peut seulement masquer ses blessures, sinon ses dégoûts.
Nombreux sont ceux qui s’apprêtent à vénérer n’importe quelle idole et à servir n’importe quelle vérité, pourvu que l’une ou l’autre leur soient infligées et qu’ils n’aient pas à fournir d’effort de choisir leur honte ou leur désastre.
Il est des moments où, si éloignés que nous soyons de toute foi, nous ne concevons que Dieu comme interlocuteur. Nous adresser à quelqu’un d’autre nous semble une impossibilité ou une aberration. La solitude, à son stade extrême, exige une forme de conversation extrême elle aussi.
Quand on est seul, on est illimité, on est comme Dieu. Dès que quelqu’un est là, on se heurte à une limite, et bientôt on n’est plus rien, tout juste quelque chose.
Ce n’est pas en parlant des autres, c’est en se penchant sur soi, qu’on a chance de rencontrer la Vérité. Car tout chemin qui ne mène pas à notre solitude ou n’en procède pas est détour, erreur, perte de temps. En dehors de l’extrême solitude, où nous sommes complètement réduits à nous-mêmes, nous vivons d’imposture, nous sommes imposture.
Si fort que soit notre désir d’anonymat, nous n’aimons cependant pas qu’on ne parle plus du tout de nous. Nous rêvons d’un oubli parfait, mais s’il intervenait vraiment, nous serions bien en peine de nous en accommoder.
Ce qui est rassurant, c’est que nous aurons passé sans que personne ne devine ni la somme ni l’intensité de nos souffrances. Ainsi notre solitude sera-t-elle à jamais préservée.
Je suis pris parfois d’un désir de solitude tel que l’image du désert apparaît spontanément à mon esprit. Saint Antoine est resté vingt ans complètement coupé du monde. Vingt ans ! Pourrait-on supporter un pareil isolement sans le secours de la foi ? En dehors de mes insuffisances spirituelles, ce qui me rend impropre à la vie d’ermite, c’est mon régime. Il n’y a pas de maisons de diététique dans le désert.
Il n’y a, en dernière instance, que deux recours : le doute ou le désert. Comment choisir ? Les deux formules me conviennent et m’attirent également. Par malheur, on ne peut les vivre simultanément. Tel que je suis, si j’adoptais l’une d’elles, je regretterais aussitôt l’autre. Cependant, soyons honnête, il est plus aisé d’être sceptique qu’ermite.
Se résigner à être méconnu, il y faut une certaine élévation d’âme ; on n’y arrive qu’après avoir épuisé les fonds d’amertume dont on dispose.
Dès qu’on se sent radicalement seul, tout ce qu’on éprouve relève plus ou moins de la religion.
Pour la paix de l’esprit et, à plus forte raison, pour la méditation, il n’y a rien de tel que d’être oublié. C’est la meilleure condition, si on veut se retrouver. Plus personne entre soi et ce qui compte : on est de plain-pied avec l’essentiel. Plus les autres se détournent de nous, plus ils travaillent à notre perfection : ils nous sauvent en nous abandonnant.
Quand on est seul, même si on ne fait rien, on n’a pas l’impression de gaspiller son temps. Mais on le gâche souvent en compagnie. Je n’ai rien à dire ? Qu’importe ! Ce rien est réel, est fécond, car il n’existe pas d’entretien stérile avec soi. Quelque chose en sort toujours, ne serait-ce que l’espoir de se retrouver un jour.
A un certain degré de solitude ou d’intensité il y a de moins en moins de gens avec qui on puisse s’entretenir ; on finit même par constater qu’on n’a plus de semblables. Parvenu à cette extrémité, on se tourne vers ses dissemblables, vers les anges, vers Dieu. C’est donc faute d’interlocuteur ici-bas, qu’on s’en cherche ailleurs. Le sens profond de la prière est celui de l’impossibilité de s’adresser à qui que ce soit, non parce qu’on vit à un niveau spirituel élevé, mais par sentiment d’abandon.
Il n’y aurait pas d’absolu si l’homme pouvait supporter un degré extrême de solitude. Il ne s’agit pas de la solitude de l’abandon ; au contraire il peut, à cette extrémité, y avoir une plénitude dans la solitude ; mais cette plénitude même est insupportable, car trop grande pour un moi : l’extase crée Dieu presque automatiquement ; sans quoi elle le tuerait, car justement trop pleine, trop vaste pour un seul. Il faut qu’il y ait une majuscule, que ce soit Dieu, que ce soit le Vide - suprême personne ou suprême impersonnalité - toute majuscule surgit d’un paroxysme.