La tradition des visites aux vieux écrivains
par Trash Cash
vendredi 22 septembre 2023
Est-elle bien connue cette tradition du milieu littéraire qui consiste à rendre visite aux vieilles gloires du passé ? Rendre hommage à ses vieux confrères, un fait sociologique certes : les vieux aiment s'entourer de jeunes et les jeunes participer à des soirées, se faire un carnet d'adresse, s'intéger au milieu, boire des bons coups. Rien de bien étrange, rien qui ne soit humain. Mais il y a aussi les visites privées, pour un entretien, un renseignement. Un phénomène dont on ne parle pas tellement que celui de ces visites en circuit fermé qui peut-être, qui sait, un jour, compteront pour la postérité ?
Il y a ce motif dans le monde littéraire et ce à différentes époques, de la traditionnelle visite au vieil écrivain. Leurs plus ou moins jeunes homologues ou bien des aspirants artistes du milieu germano-pratin ont comme besoin, à moins que ce ne soit par devoir, de venir voir une ancienne célébrité, un peu oubliée ou recluse, celle qui dans son coin - une maison de province ou un appartement connu des seuls initiés dans une grande métropole - persiste dans l’existence, alors que son oeuvre est derrière elle. Ce corps, cet esprit qui ont donné cette oeuvre reconnue à son heure, sacralisée par le temps et l’usage littéraire, est encore de ce monde, respirant, palpitant au milieu de ses habitudes de vie, de son quotidien qui sera sans doute potentiellement, plus tard une maison d’écrivain.
Venir les visiter, ne peut qu’être positif. Sur le plan humain d’abord : les visites charitables aux vieux oubliés sont toujours une satisfaction à la fois personnelle et sociale. Mais, c’est aussi un enseignement toujours profitable que de prendre des nouvelle d’un ancien auteur ayant eu sa petite célébrité et qui finalement se maintient, a encore quelques idées intéressantes sur le monde, peut vous confier des recettes, des trucs ou des vérités précieuses. Et si jamais les idées de la personne ne permettent pas de grapiller encore quelques bribes inédites de l’esprit de l’oeuvre en question, il y a toujours moyen de faire un reportage, ou un témoignage plus développé qui pourra servir à sa propre oeuvre, à sa propre réputation dans le milieu. On sera le seul ou parmi les rares à pouvoir témoigner d’anecdotes, qu’à la fin de sa vie, untel avait pris des petites habitudes, avait toujours cette petite manie ou ce même colifichet au milieu de son salon, lié étroitement à tel aspect particulier de son oeuvre.
On a connu ainsi, il y a quelques décennies, les visites à Julien Gracq dans sa maison au bord de la Loire, qui devinrent légendaires auprès d’un certain public comme Les visites à l’ermite de St Florent-le vieil. En dehors même des interviews qu’apparemment le vieil homme donnait avec parcimonie, et dont il tenait à vérifier forme et qualité des propos rapportés, il était connu que tout un chacun pouvait demander audience, être reçu à la bonne franquette, faire un tour de barque avec la légende, boire un thé, aller jusqu’à regarder un match de foot en commun et bénéficier des conseils du dernier grand écrivain français encore vivant. Ce pèlerinage eut un certain succès d’autant que la fin de la vie de Gracq fut relativement longue, qu’il ne publiait plus guère, communiquait encore moins, et que ce long silence pouvait être dissipé par une visite privilégiée, à portée de train ou de voiture du milieu parisien. La pratique pouvait à juste titre fasciner une nombre non négligeable d’admirateurs. Nombre d’écrivains des années 80 et 90 comme Régis Debray, ou d’autres en bénéficièrent et Philippe Le Guillou, par exemple, construisit plusieurs ouvrages sur la relation de ces visites. Il en fut de même avec Marguerite Duras qui à la fin de sa vie mouvementée, entre les hospitalisations et les périodes d’alcoolisation avec Yann Andréa recevait parfois le soir autour de son fils Jean Mascolo tout une intelligensia, habitudes remontant à sa période faste des années 70 où littérature, cinéma et avant garde se mêlaient joyeusement. On pensera aussi aux réceptions de Meudon que Lucette Almanzor, la veuve de Céline, anima longtemps de sa gracieuse originalité fantasque. On y buvait par terre, costumés dans des folies toutes empreintes de fantaisie et d’amusements simples. La vie de Lucette eut également une dernière phase puisque décédée à l’âge vénérable de 107 ans, elle fut entourée d’un groupe d’amis qui l’accompagnèrent dans la disparition progressive des dernières traces matérielles et mémorielles du grand écrivain. On pourra certainement trouver encore des centaines d’autres exemples plus ou moins récents, des soirées de Médan autour de Zola, aux visites exclusives et controversées de Pierre Perret à Paul Léautaud.
Une chose est certaine : il y a un fait anthropologique dans ces mouvements d’aspirants créateurs auprès de ceux de la génération précédente. De même que les peuplades dites primitives comme antiques glissaient dans les nouveaux temples ou constructions des morceaux des anciennes, si l’on vient voir l’ancien créateur, c’est certainement pour emporter un peu avec soi du parfum subtil ou de la phéromone créatrice qui vous ensemencera à votre tour. Quelques bribes, des molécules véritables ou un peu de la force, de l’originalité, ou un peu de la lumière vacillante, de celui ou celle qui a pu faire des chefs d’oeuvre, afin d’allumer le feu de votre propre lanterne. Superstition, symbolisme ou phénomène physique mystérieux de contamination invisible, la tradition de la visite n’est rien qu’un mouvement de continuation, de transmission du témoin de la tentative d’existence humaine à travers la fuite du temps et l’indéniable fugacité des choses et des êtres. Toutefois, on peut se demander s’il naît quelque chose de grand de ces efforts de fidélité et d’attention. Les apprentis, les visiteurs du soir ou de l’après-midi ont-ils réussi à leur tour à produire une oeuvre qui égale le maître ? On peut en douter et se dire que, finalement, il vaut mieux sûrement être à l’origine d’un monde ou d’une pensée un peu inédite, unique et fondatrice plutôt que de venir en récupérer des reliquats plus ou moins frelatés.