La Tragédie de la Naissance

par olivier cabanel
jeudi 5 août 2010

Les rencontres d’Averroès qui se sont tenues à Marseille en novembre 2009 avaient pour thème « la Tragédie ».
Le thème d’une des tables rondes était « naissance de la tragédie », et à vite basculé en « tragédie de la naissance ».
 
C’est donc une invitation à la pratique de l’oxymore que nous a proposé France Culture en diffusant le 2 aout 2010 sur son antenne, l’une des tables rondes des 27 et 28 novembre 2009, à l’occasion des Rencontres d’Averroès.
Barbara Cassin, Vassilis Papavassiliou et Takis Théodoropoulos en étaient les animateurs. lien
Averroès était un philosophe arabo-andalou qui a vécu il y a un peu plus de dix siècles, et qui devrait se féliciter de ces tables rondes, puisqu’elles permettent une rencontre ouverte entre philosophes et public. lien
Comme le dit Thierry Fabre, concepteur des rencontres, «  le mur de Berlin est tombé il y a 20 ans. On nous annonçait l’avènement d’un nouvel ordre international. Force est de constater qu’il n’est pas advenu  ». lien
Voilà bien la tragédie.
(Sur ce lien on peut télécharger l’intégralité de la table ronde).
Nous ne sommes donc pas dans le domaine théâtral, mais dans la réalité, et au fil du débat, les intervenants ont développé leurs arguments : notre naissance serait donc une tragédie.
L’expérience de la vie ne servirait à rien, puisque au fil des siècles, voire des millénaires, nous n’avons pas retenu la moindre leçon, nous contentant d’apprendre l’histoire sur les bancs d’une école républicaine, (ou pas), sans en comprendre la portée.
Nous savons quelles erreurs il ne faut pas commettre, ce qui ne nous empêche pas pour autant d’en commettre.
Il nous faudrait donc nous tourner délibérément vers la comédie tant la frontière est fragile entre la tragédie et la comédie.
Comme le dit Takis Théodoropoulos : «  même les grandes tragédies sont teintées d’un aspect parodique et frôlent parfois la comédie  ».
Avec la comédie, nous pouvons manier l’humour en décrétant : « je cesse d’espérer », et son corolaire « je commence à vivre  ».
L’espoir nous est donc interdit si nous voulons commencer à vivre.
Si nous voulons donc vivre, il nous faut accepter que « la vie n’est qu’une comédie », et que les erreurs sont toujours recommencées.
Il nous faut décider d’être « superficiels en profondeur ». Nouvel oxymore.
Freud en a posé la première pierre en décidant de banaliser le tragique, quitte à en faire une thérapie au grand dam de Michel Onfray.
« Le vocabulaire tragique fait émerger des oxymores, des contradictions auxquelles nous sommes soumis et que nous tentons de déplacer. La tragédie est toujours à la croisée des chemins. Dans l’indécidable…et à un moment, çà bascule ».
Pour Sophocle, et son « théâtre de la vie » : l’homme passe partout, et pourtant il ne passe pas.
L’homme s’insinue dans tous les domaines de la pensée, de la création, et pourtant çà ne lui sert à rien.
Il ne fait que passer, en voyageur insouciant, en touriste désœuvré, exhibant son appareil photo numérique, et son bronzage à toute épreuve.
Il ne reste pas. vidéo
Il n’est pas.
Puisque l’homme n’est jamais sur.
Comme le dit Vassilis Papavassiliou : « dans la tragédie, l’homme est une intermittence fragile entre la raison et le bestial. L’humanité n’est jamais donnée  ».
La tentation est donc grande de se réfugier en Dieu.
C’est aussi un nouvel oxymore : « je crois en Dieu parce que c’est absurde  ».
Les intervenants ont aussi évoqué la tragédie dans le théâtre.
Les spectateurs que nous sommes sont aussi les comédiens d’une réalité que nous sommes incapables de vivre, mais juste de rêver, d’observer.
Mais ce théâtre n’est pas l’arène où un malheureux taureau, affaibli à force d’être charcuté, va être assassiné, au nom d’une imbécile tradition.
Il ne s’inscrit pas non plus dans le cercle d’un cirque ou les gladiateurs d’un autre temps sont remplacés par des dompteurs et autres jongleurs.
Ce théâtre est en demi-cercle, nous faisant complices de l’acteur qui s’adresse à nous, nous prenant en otage d’un texte qu’il veut défendre.
Nous sommes son miroir dans cet hémicycle.
Mais il est aussi notre otage.
Il est à notre merci, et en se fragilisant, il devient notre porte parole.
Toujours cet oxymore.
Alors que l’arène nous fait captifs de ce que nous regardons.
Dans le cercle de l’arène ou du cirque, ne pouvons participer autrement que par l’applaudissement ou les sifflets, ravalés que nous sommes, au rang de spectateurs passifs.
Nous sommes des avatars devant un écran de télévision, piégés par la petite image tremblotante que les médias ont décidé de nous imposer afin d’occulter le peu qu’il nous reste de cerveau pour réfléchir.
Nous n’avons que la possibilité de nous lever et de partir, ou de prendre la télécommande afin de zapper cette « comédie ».
Nous avons seulement la possibilité d’écouter et de regarder.
Nous n’avons pas celle de participer.
Nous n’existons donc plus.
Le cercle serait donc l’image de l’imperfection, et le demi-cercle serait bien plus abouti.
Nouvel oxymore.
Ces contradictions qui émaillent notre vie devraient nous inciter à plus de prudence, plus d’intelligence, plus de sagesse, et pourtant, nous continuons, comme si de rien n’était.
Nous mettons à la tête de l’état celui qui « parle le mieux », celui qui sait convaincre, celui qui sait séduire, et nous écartons du pouvoir le sage.
Alors que nous sommes tous issus de la même race, la race noire, au nom d’une identité nationale, et à la moindre bavure d’un membre d’une communauté, nous acceptons de mettre au ban de la société toute cette communauté.
Nous avons forgé tous les éléments qui permettraient notre propre disparition.
Un exemple au hasard :
La disparition programmée des haies a emporté dans les fleuves l’humus fertile, programmant la disparition des oiseaux, et la prolifération des insectes ravageurs.
Notre réponse a été la dispersion d’insecticides et d’engrais chimiques, qui finiront dans nos estomacs avec les conséquences que nous connaissons.
Nous avons accumulé assez de force nucléaire pour faire disparaitre toute vie sur la surface du globe.
Lancés à grande vitesse sur l’autoroute de ce que nous appelons progrès, nous avons encore le pied enfoncé sur l’accélérateur, et tout au bout il y a un mur.
Le mot de la fin revient à Papavassiliou qui cite Aristophane : « la maison de chacun a battu la Cité  » puisque l’égoïsme triomphant de l’individu met en échec le projet collectif prenant comme preuve la dimension tragico-comique des gesticulations de nos décideurs politiques.
Sophocle avait raison :
« La naissance est bien une tragédie ».
Car comme disait mon vieil ami africain :
« Quand on ne sait pas d’où on vient, on ne sait pas où on va ».

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