La troisième cible

par Fergus
lundi 20 octobre 2014

Ce texte n’est pas un article, mais une nouvelle. Elle met en scène des patrons du Medef et un mystérieux groupuscule d’activistes ultra-violents...

Pour être franc, j’appréhendais ma « rencontre » avec Brincourt. Après tout, Vincent n’était pas un inconnu pour moi – il était le beau-père de ma sœur Faustine – et, faute d’expérience du meurtre, je craignais de flancher lors du face-à-face. J’avais tort de m’inquiéter : tout s’est passé exactement comme je l’avais prévu.

Peu avant 23 heures, la Porsche de Brincourt s’est engagée sur la route forestière qui mène à La Chesnaye, la gentilhommière des Yvelines où le pédégé du groupe Sogetis avait l’habitude d’installer ses maîtresses. Celle du moment se nommait Adeline, une jolie bimbo médiatique rencontrée un an plus tôt dans un talk-show télévisé animé par Fogiel. Fidèle à son image, l’animateur avait allumé la fille :

– Sur les plateaux de télé, on vous surnomme « Saute-au-paf ». Est-ce à cause de votre appétit sexuel ou de votre aptitude à vous placer dans le champ des caméras ?

Adeline, sourire aux lèvres, avait répliqué du tac au tac :

– Et vous, mon cher Marc’O, je me suis laissé dire que certains vous appellent « 'Tite Bite ». Info ou intox ?

Assis à côté de la pulpeuse blonde, Brincourt s’était franchement marré. Adeline n’ayant pas été sélectionnée pour La ferme des célébrités, leur liaison avait débuté quelques semaines plus tard, à l’initiative de la bimbo.

Juste après la Mare aux sangliers, j’avais tiré une grosse branche de châtaigner en travers de la chaussée. Brincourt est descendu de la Porsche en pestant pour dégager la route. J’étais caché dans les taillis près d’un rocher de grès couvert de mousse verdâtre. J’ai attendu que ce gros porc saisisse la branche pour surgir de ma planque. Alerté par un craquement de bois mort, Brincourt s’est retourné au moment où j’entrais dans le faisceau des phares.

– Qu’est-ce que vous... C’est toi, Bertrand ?

– Moi-même, Vincent. Pour te servir !

Et je l’ai « servi », comme on « sert » un chevreuil au terme d’une chasse à courre : à la dague ! En l’occurrence, un banal couteau de cuisine. Brincourt a trépassé dans un écœurant gargouillis. Son corps s’est affalé sur la chaussée, en vrac, tel un pantin désarticulé. Adieu, Ducon, mes amitiés à Satan ! J’ai disparu dans la nuit, avec un vague sentiment de frustration. Tout avait été si facile... Presque trop facile.

Pendant près d’une semaine, la disparition brutale de Vincent Brincourt a fait la une des médias. Il est vrai que le pédégé de la Sogetis n’avait pas été victime d’un banal assassinat crapuleux, mais, aux dires des éditorialistes, d’une « véritable exécution » perpétrée de sang-froid par les activistes d’un groupuscule jusque-là inconnu des limiers de la DCRI. Sous la signature « Armée Révolutionnaire Populaire (ARP) – Groupe Robin des Bois », les tueurs réclamaient, dans un communiqué laissé en évidence sur le siège de la Porsche, « la redistribution aux travailleuses et aux travailleurs des énormes profits détournés par les vautours du capital et leurs affidés. » Avant d’ajouter, en conclusion d’une logorrhée haineuse et vindicative, ces deux mots lourds de menaces : « Premier avertissement !!! »

Six semaines se sont écoulées. Sans que l’enquête progresse d’un iota, au grand dam des patrons du CAC 40, directement visés par le communiqué de l’ARP, et des duettistes judiciaires, le garde des Sceaux et le ministre de l’Intérieur, contraints par l’échec des flics et une soufflante de l’Élysée au silence radio après leurs imprudentes rodomontades des premières heures. Un clou chassant l’autre, « L’affaire Brincourt » avait progressivement été reléguée – du moins dans les médias quotidiens – entre les chiens écrasés et les résultats de foot. Il était temps que Robin des Bois refasse parler de lui.

Cette fois-ci, j’ai choisi, pour jouer le rôle de la victime, le pédégé d’Avionex, Arnaud Périllat. En tant que patron, il était loin d’être le plus cynique, du moins dans ses discours. Son étonnante ressemblance avec Fernandel le rendait même plutôt sympathique au grand public. Mais sa boulimie de stock-options et ses 37 % d’augmentation de salaire 2013 rapportés au 1,25 % généreusement octroyé dans le même temps aux employés de son groupe en faisaient une cible toute désignée. En outre Périllat se croyait indestructible : malgré les menaces de l’ARP, il avait refusé toute protection policière, se contentant de son garde du corps habituel quand ses camarades du Medef s’entouraient d’une armada de gorilles publics et privés. Ce serait donc Périllat. Encore fallait-il trouver l’ouverture pour agir sans risque.

Sur ce plan-là, les choses avaient été rondement menées avec Brincourt. Il m’avait suffi de deux ou trois pince-fesses et de quelques coupes de champagne pour en savoir suffisamment, de la bouche même d’une Adeline passablement éméchée, sur les habitudes de ce connard de Vincent. Le reste n’avait été qu’une question d’organisation : la moto garée dans un chemin forestier à cinq cents mètres de La Chesnaye, le couteau jeté dans une étroite et profonde diaclase au chœur d’un chaos de grès, les fringues incinérées dans une chaudière, le communiqué saisi et imprimé préventivement dans l’anonymat d’un web bar de Bruges un mois plus tôt. Du gâteau !

Pour Périllat, les choses s’annonçaient plus ardues. Contrairement à Brincourt, le pédégé d’Avionex n’avait pas de goût pour les galipettes extraconjugales, pas plus que pour les virées solitaires au volant d’une puissante voiture de sport. En fait, il partageait son temps entre son bureau de l’avenue Hoche, son luxueux domicile de l’Ile Saint-Louis, et ses voyages à l’étranger en quête de juteux contrats. Côté loisirs, pas d’opportunité à saisir : Périllat sortait très peu. Quant à son activité sportive, elle se résumait, depuis sa prise de contrôle d’Avionex, à quelques parcours de golf chaque année. Et encore, uniquement lorsqu’il prenait deux ou trois jours de vacances avec son épouse et ses gosses, à l’occasion des congés scolaires. À cet égard, pas de destination privilégiée : on les avait vus à Bonifacio, à Ramatuelle, à Zermatt, à Santorin, à Capri, à Saint-Moritz. Il n’y avait guère qu’à Annecy, la ville natale du pédégé, que l’on voyait régulièrement le clan, mais Périllat – en froid avec ses parents, un couple d’hôteliers retraités – s’y rendait rarement, et le plus souvent sans préavis. Restait Carantec, d’où était originaire Anne-Marie Ségalen, son épouse. Le couple y avait fait construire, dans la pinède de Penn-al-Lann, une superbe villa avec piscine et vue sur la mer, juste en face du petit phare romantique de l’île Louët et du château du Taureau, ce fort Boyard finistérien placé en sentinelle au milieu des flots à l’entrée de la baie de Morlaix. Un endroit magnifique.

C’est là que j’ai décidé d’agir. À Carantec. Et plus précisément au golf.

Comme prévu, Périllat a débarqué le week-end de Pâques avec toute la smala. Pas difficile à deviner : cette escapade bretonne était devenue, au fil des ans, une sorte de rituel depuis l’époque, déjà lointaine, où Alain, le fils aîné, fouillait tous les recoins du jardin à la recherche des œufs. Ses frères et sœurs avaient pris la relève. Cette fois-ci, ce serait le tour d’Audrey et de Jérémie, les petits derniers. Sauf cataclysme, le pédégé serait sur le green dès le lendemain de son arrivée.

Il y était en effet, dès 10 heures, fidèle à ses habitudes matinales. Par chance, le vent d’ouest avait amené durant la nuit un temps humide et frais sur les côtes du Finistère. Une demi-douzaine d’usagers seulement s’était engagée sur le parcours. Périllat avait entamé le sien en compagnie d’un ami de la famille jovial et bedonnant. Le garde du corps, l’œil aux aguets, ne lâchait pas son patron d’une semelle.

J’attendais le pédégé près du trou n°6. À cet endroit, le golf venait buter sur une ancienne carrière envahie par une végétation dense et anarchique. À proximité, un chemin goudronné venait mourir en cul-de-sac entre la grève et la carrière. Le coin rêvé pour une embuscade.

10 h 50. La balle de Périllat s’était immobilisée sur le green, à trois mètres du drapeau. Moins adroit que son partenaire, l’ami du pédégé venait d’expédier la sienne dans les herbes du fairway. Périllat s’est approché d’un pas décidé pour putter avec une chance réelle de réaliser un birdie sur ce trou. Insensible au jeu, le garde du corps s’est posté en bordure du green. Son regard a fouillé le bois, à la recherche du moindre élément suspect. C’est alors qu’il m’a repéré, malgré tout le soin que j’avais mis à me fondre dans les replis du terrain. En un clin d’œil, un pistolet a jailli dans sa main droite. Trop tard : le gorille était déjà dans la ligne de mire de mon fusil. J’ai appuyé sur la détente. Touché au thorax, le type s’est effondré dans l’herbe humide. Sans perdre un instant, j’ai ajusté Périllat et tiré à trois reprises. Mortellement blessé, le pédégé s’est affalé sur le gazon, sous les yeux horrifiés de son compagnon, tétanisé par la fusillade.

À 11 h 10, ma voiture – une Peugeot 308 louée deux jours plus tôt à Rennes – brûlait dans un entrepôt désaffecté de Morlaix. Et avec elle tout l’équipement acquis pour la circonstance au cours des semaines précédentes : fusil, treillis, bottes, gants, jerrican. Le même jour, dans l’après-midi, j’étais de retour à Rennes au terme d’un voyage en train sans histoire. Ma Clio m’attendait sagement dans une ruelle des quartiers sud. Moins de trois heures plus tard, je pénétrais sur le périphérique parisien sous une pluie battante.

L’exécution du pédégé de la Sogetis avait causé un choc dans la population ; comme on pouvait le présager, celle du patron d’Avionex a engendré, sitôt son annonce par l’AFP, une tempête politico-médiatique sans précédent, doublée d’un véritable traumatisme des ténors de l’industrie et de la finance, clairement désignés comme les prochaines victimes du Groupe Robin des Bois. Il est vrai que sous le titre « Deuxième avertissement !!! » le communiqué de l’ARP abandonné par mes soins sur la scène de crime était on ne peut plus menaçant. Le « brûlot activiste », pour parler comme Libération, dénonçait une nouvelle fois – en termes extrêmement virulents – « la paupérisation croissante des classes laborieuses » et « les dérives ultralibérales d’un système capitaliste soumis à la dictature avide des spéculateurs. » Les activistes exigeaient, sous peine d’une impitoyable poursuite des exécutions, « la restitution aux travailleurs et aux victimes des licenciements boursiers des sommes détournées par les requins de la finance. »

Deux heures après la publication de la dépêche, le CAC 40 plongeait de 4 % en entraînant dans sa chute les autres indices européens, unis dans la tempête. Au même instant à Matignon, une cellule de crise réunissait en urgence, autour du Premier ministre et du Secrétaire général de l’Élysée, les membres du gouvernement concernés, les responsables de la police, de la gendarmerie et de la magistrature ainsi qu’une délégation du Medef particulièrement nerveuse.

Le soir même, le nombre des policiers affectés à l’enquête était triplé et deux magistrats expérimentés étaient détachés en renfort au pôle anti-terroriste du parquet. Dans le même temps, des zones de sécurité, délimitées par des barrières métalliques et gardées par des policiers ou des militaires en armes, étaient mises en place devant les sièges sociaux des grandes entreprises et les résidences – y compris secondaires – de leurs pédégés.

Sauf à utiliser des moyens de guerre, la sécurité des patrons était désormais « pleinement assurée », affirmaient dans les mêmes termes Gilles Bouleau sur TF1 et David Pujadas sur France 2 en relais du porte-parole du gouvernement. Les deux journalistes ne pouvaient évidemment pas savoir que le sort de la troisième victime était déjà scellé !

Étienne Grimault – la troisième cible – prenait chaque été quelques jours de vacances dans sa luxueuse propriété de Calvi. Menace ou pas, le patron de Novedia ne renoncerait en aucune manière à son séjour estival dans l’île. Ne serait-ce que pour montrer au personnel du groupe, et plus encore aux actionnaires rendus nerveux par la chute des cours, que rien ni personne ne pouvait entamer sa détermination ni lui dicter sa conduite. Pas même les agissements criminels d’un « quarteron de terroristes », aussi dangereux fussent-ils. Il est vrai que, depuis la mort d’Arnaud Périllat, le pédégé avait renforcé son escorte privée et bénéficiait, à l’instar de ses commensaux du Medef, de la présence constante d’anges gardiens de la police nationale spécialement affectés à sa sécurité.

Étienne Grimault est arrivé en Corse au début du mois de juillet, à bord de son Falcon 50 personnel. Près de trois mois après la deuxième exécution, l’enquête continuait de patauger lamentablement, malgré la multiplication des perquisitions dans les milieux extrémistes et les auditions, parfois mouvementées, de leurs leaders. Avec, pour seul résultat, une nervosité croissante de l’exécutif. Au point que des têtes commençaient à tomber ici et là dans les rangs de la police et du parquet, en prélude sans doute à quelques purges au sein d’un gouvernement totalement impuissant. J’observais cette vaine agitation avec une réelle jubilation teintée d’une pointe de condescendance pour les errances conjuguées des flics et des magistrats.

Comme à chacun de ses voyages en Corse, le patron de Novedia a été accueilli dans sa propriété par le régisseur du domaine, Bastien Paganelli, un pur produit du cru embauché dix ans plus tôt, moins pour ses compétences professionnelles, au demeurant irréprochables, que pour son appartenance au mouvement indépendantiste A conculta nazionalista, gage de la tranquillité des lieux. Un bon choix : jamais Étienne Grimault n’a subi la moindre menace ni le plus petit chantage de la part des clandestins.

Si le pédégé était protégé contre les agissements des indépendantistes, il ne l’était pas contre ceux de l’ARP : moins d’une heure après le dîner, une violente explosion pulvérisait son bureau. La police devait retrouver sur les lieux de ce nouvel attentat les restes déchiquetés de deux corps : ceux d’Étienne Grimault et de la brune Lorena Blasquiz, victime collatérale de la déflagration et assistante personnelle du patron de Novedia.

Contrairement à ce qui s’était passé lors des deux premières exécutions, le groupe Robin des Bois n’avait, cette fois, laissé aucun message sur place. Il ne faisait pourtant de doute pour personne – pas même pour le préfet et le procureur, arrivés très vite sur place – que les nationalistes corses n’étaient en aucune manière impliqués dans cette action. Pas leur intérêt. Et de fait, un communiqué de l’ARP, trouvé le lendemain matin dans une rame du RER parisien – suite à un appel téléphonique que j’avais émis d’une cabine publique –, revendiquait clairement, au nom du Groupe Robin des Bois, l’attentat contre Étienne Grimault. Avec, à la clé, une charge très violente contre le patronat, les spéculateurs et les fonds de pension, conclue par un menaçant « Troisième avertissement !!! »

Les obsèques ont été célébrées quatre jours plus tard. Elles ont donné lieu à… »

Hummel, concerto pour trompette. Zut ! mon portable. J’appuie sur la touche verte et colle le Smartphone à mon oreille. Une voix féminine, forte et autoritaire, vient me frapper le tympan :

– Serge Grimault ?

– Lui-même.

– Lorena Blasquiz, l’assistante de…

– Mon salaud de père, je sais ! Curieux que vous m’appeliez aujourd’hui, Lorena. Figurez-vous que je suis en train d’écrire ma dernière nouvelle. J’y trucide avec jubilation mon géniteur et ses principaux amis du Medef. Pour le fun, j’ai même gardé provisoirement les vrais noms des protagonistes, à l’image de ces créateurs publicitaires qui dessinent leurs personnages nus avant de les habiller pour les livrer au public. L’ennui, c’est que la charge de Semtex qui expédie ad patres mon pourri de père vous est également fatale, ma chère Lorena. Mais vous connaissez l’adage : « On ne fait pas d’omelette

L’assistante me coupe sèchement la parole : 

– Ne vous en faites pas pour moi, mon petit Serge, ma coquille est solide. Celle de votre père, un peu moins : il vient d’être tué par la chute d’une grue sur un chantier. Vu la nature de vos rapports avec lui, je ne vous présente pas mes condoléances. Je n’en suis pas moins navrée pour vous, Serge : vous entrez dès aujourd’hui dans le club très fermé des plus grandes fortunes de France, aux côtés de Bernard Arnault, Liliane Bettencourt et Francis Bouygues. La vie est parfois bien cruelle !

 

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