La véridique histoire de « Fort Chabrol »

par Fergus
mercredi 20 mai 2020

Paris, 10e arrondissement. Quelques clients entrent et sortent du magasin de bricolage Bricolex implanté au n° 51 de la rue de Chabrol*. Bien peu, parmi ces gens, connaissent les surprenants événements qui se sont déroulés à cette adresse durant l’été 1899. En l’occurrence un siège policier qui, sur fond d’Affaire Dreyfus, a tenu les Parisiens en haleine durant plusieurs semaines…

Le dernier ravitaillement de Fort Chabrol (Le Pélerin n° 1187)

1899. Le 7 août a commencé, dans une ville de Rennes cadenassée par la police et une France en ébullition, le procès en révision d’Alfred Dreyfus. Un procès qui n’aurait sans doute pas vu le jour sans le spectaculaire « J’accuse… !  » d’Émile Zola jeté par le journal L’Aurore, le 13 janvier 1898, à la face des politiques, des magistrats et des militaires complices de l’injuste condamnation de celui que d’aucuns nomment « Le juif Dreyfus ».

Pierre Waldeck-Rousseau, nommé président du Conseil le 22 juin 1899, quelques semaines avant l’ouverture du procès en révision, redoute des émeutes de la part des nationalistes, des royalistes ou des antisémites, chauffés à blanc par les agitateurs et les propagandistes. Le 12 août, il fait arrêter les dirigeants de la Ligue des Patriotes, et notamment leur chef de file Paul Déroulède. Celui-ci n’a pourtant rien d’un anti-Dreyfusard, mais il est l’héritier politique du général Boulanger et, à ce titre, accusé avec ses amis ligueurs, d’avoir mis à profit le climat troublé qui règne dans le pays pour tenter, lors des obsèques de Félix Faure** le 23 février, le Coup d’État auquel Boulanger avait renoncé 10 ans plus tôt avant de se suicider en 1891. Déroulède avait pourtant déjà été arrêté, puis jugé et acquitté en mai pour cette tentative avortée. Mais son influence séditieuse est crainte par le pouvoir en place.

Pour les mêmes motifs, sont également visés par les mandats d’amener délivrés aux policiers les cadres de la Ligue Antisémite. Mais contrairement à Déroulède, il n’est pas question pour eux de se laisser interpeller : dans le sillage de leur président Jules Guérin, des militants et activistes se réfugient au 51 de la rue de Chabrol, dans les locaux – aménagés pour partie avec l’aide de fonds royalistes – du Grand Occident de France, fondé quelques semaines plus tôt par ce même Guérin. Violemment antisémites — « Il faut débarrasser la France du joug de la Juiverie », clament ces braves gens — et résolument antimaçonniques, les adhérents du Grand Occident ont pour signe de reconnaissance les deux poings levés, « Un dans la gueule des Juifs, l’autre dans celle des Francs-maçons !  » Un geste qui, mieux qu’un long discours, résume parfaitement leur état d’esprit. Ce qui ne les empêche pas d’exprimer par écrit la haine qu’ils éprouvent pour leurs adversaires dans les colonnes de L’Antijuif, le fer de lance de la presse antidreyfusarde, dirigé comme le Grand Occident par Guérin, et également domicilié au 51 rue de Chabrol.

Armés de carabines Winchester

Le 13 août, Octave Hamard, le sous-chef de la Sûreté, accompagné d’une escouade de policiers, se présente rue de Chabrol pour procéder à l’arrestation de Guérin et de ses compagnons. Mais les rebelles ne l’entendent pas de cette oreille : « Pas question de nous rendre. Nous avons des cartouches et des armes. S'il le faut, nous ferons sauter l'immeuble !  », lance aux policiers un Guérin provocateur depuis le 1er étage de l’immeuble où il s’est barricadé avec ses amis et quatre employés. Le fondateur du Grand Occident n’exagère pas : derrière les portes blindées de l’immeuble sont stockés des mousquetons et carabines Winchester ainsi que quelques revolvers et des milliers de cartouches.

Sur l’ordre de leurs chefs, les gardes républicains se contentent de surveiller l’immeuble jour et nuit, persuadés que les « insurgés » vont se rendre rapidement, faute de gaz et d’eau – l’un comme l’autre ont été coupés –, mais surtout faute de nourriture. C’est compter sans les réserves des rebelles qui disposent d’un grand nombre de conserves et de centaines de litres de vin préalablement emmagasinés au 51 en même temps que les armes et les munitions. C’est compter également sans les nombreux sympathisants antisémites et antidreyfusards de la capitale. La résistance s’organise, et un appartement est loué par des amis de Guérin au 34 rue de Chabrol, juste en face du 51 ; du toit de cet immeuble, le ravitaillement peut être lancé vers celui du Grand Occident. Malgré des pertes, une quantité suffisante de nourriture parvient aux mains des assiégés. Et comme si cela ne suffisait pas, des colis sont également jetés aux insurgés par les clients de l’omnibus à impériale qui, plusieurs fois par jour, passe dans la rue. Tout cela sous les clameurs enthousiastes de la foule antidreyfusarde venue soutenir les ligueurs.

Régulièrement mis en défaut par les ravitailleurs juchés sur l’impériale des voitures hippomobiles, les policiers obtiennent, après plusieurs jours de siège, de la Compagnie Générale des Omnibus (CGO) que la ligne B (Trocadéro-Gare de l’Est) soit détournée pour ne plus emprunter la rue de Chabrol jusqu’à la reddition de Jules Guérin et de ses compagnons. Mais les insurgés ont accumulé les vivres et le siège se poursuit, au grand désappointement de Waldeck-Rousseau et du préfet Lépine, impuissants à mettre un terme à cette sédition qui ridiculise le pouvoir en place. Impossible pourtant d’agir d’une manière plus radicale en faisant appel à la troupe : la situation politique est en effet particulièrement instable, et dans ce contexte, un ordre d’assaut pourrait faire des victimes et mettre le feu aux poudres avec des conséquences imprévisibles dans le climat de très grande tension qui règne dans le pays. À cet égard, les violents heurts qui, le 20 août, opposent aux abords de « Fort Chabrol » antisémites et anarchistes sont éloquents : repoussées vers le 11e arrondissement par des renforts de police, ces échauffourées débouchent sur le saccage et un début d’incendie de l’église Saint-Joseph-des-Nations rue Saint-Maur. 

Traduits en Haute Cour

Peu à peu, les choses se calment pourtant : les manifestations se raréfient, les policiers ne tentent rien, et malgré l’inconfort dû au manque d’eau – les ressources pluviales recueillies dans des bâches sont insuffisantes aux besoins –, les insurgés s’installent dans la durée en attendant le verdict du procès en appel de Rennes. Celui-ci intervient le 9 septembre : Dreyfus est, en dépit des preuves, une nouvelle fois condamné, mais en bénéficiant curieusement de « circonstances atténuantes » paradoxales qui n’empêchent pas une sentence de 10 années de réclusion précédées d’une nouvelle dégradation. Guérin et ses amis exultent et sont tout près de se rendre lorsqu’ils apprennent le 10 septembre que Dreyfus a déposé un « pourvoi en révision ». Comble d’horreur à leurs yeux, Waldeck-Rousseau semble vouloir tirer un trait définitif sur cette affaire et envisage de demander la grâce du condamné. Dreyfus refuse dans un premier temps car cette mesure de clémence équivaut de facto à reconnaître sa culpabilité. Épuisé par cinq longues et épuisantes années de procédure, il accepte pourtant la mort dans l’âme quelques jours plus tard.

Le 19 septembre 1899, le président Émile Loubet signe le décret de grâce qui dégage définitivement Dreyfus de toute action judiciaire. Atterrés par cette nouvelle, Guérin et les 12 ligueurs retranchés avec lui se rendent sans incident notable dans la nuit du 20 au 21 septembre. En réalité, les séditieux n’avaient plus le choix : d’importantes forces de la Garde républicaine et d’un régiment de ligne avaient pris place en soutien des policiers et d’un détachement de sapeurs du génie prêts à intervenir pour attaquer le gros œuvre de l’immeuble. Le siège de Fort Chabrol aura duré 38 jours !

Jugés en Haute Cour, Déroulède et Guérin seront condamnés, le premier au bannissement – il partira en exil en Espagne, dans la ville de Saint-Sébastien – et le second à 10 ans de prison ferme***, moins pour le Coup d’État d’opérette qu’il a soutenu que pour avoir ridiculisé durant des semaines les plus hauts personnages de la République. Quant au siège de « Fort Chabrol  », aucune plaque commémorative n’en perpétue le souvenir sur la façade du n° 51, ce qui n’a rien de surprenant, eu égard à l’idéologie antisémite des assiégés. Il ne subsiste plus désormais de ces deux mots qu’une forme imagée, régulièrement employée par les journalistes français et belges lorsqu’un forcené armé se retranche dans un local pour tenir durablement tête aux policiers ou aux gendarmes.

Cette rue porte le nom d’un ancien préfet de la Seine nommé par Napoléon 1er, le comte Gaspard de Chabrol de Volvic.

** Pour mémoire, rappelons que Félix Faure est ce président mort d’épectase, autrement dit d’une crise cardiaque provoquée par ses ébats dans un salon de l’Élysée avec sa maîtresse, Marguerite Steinheil. Un bonheur pour les chansonniers qui baptisèrent Mme Steinheil « La pompe funèbre » avant d’ajouter, en parlant du défunt : « Il se voulait César, il ne fut que Pompée », devançant le réalisateur québécois Denys Arcand dans Les invasions barbares.

*** Jules Guérin sera gracié un an plus tard, sa peine étant commuée en bannissement. Comme tous les condamnés de la tentative de Coup d’État de Paul Déroulède, il bénéficiera de la large loi d’amnistie du 2 novembre 1905. Revenu en France, il restera fidèle à ses idées antisémites jusqu’à sa mort en 1910. Outre son nom et les dates de son existence, la stèle du tombeau de Jules Guérin porte les deux mots « Fort Chabrol ».

Note : Ce texte est une version révisée et complétée d’un article de 2010.

 

Le mandat d’arrêt contre Jules Guérin
Les assiégés de Fort Chabrol (Le Petit Parisien Illustré)
Caricature de Jules Guérin par E Hachef
Caricature de Waldeck-Rousseau (Musée des Horreurs)
Caricature de Paul Déroulède (Le Rire)

 


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